2.11 - Maladresse

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Derrière le battant grinçant s'étendait le grenier, une vaste pièce plongée dans la pénombre. Et pour cause, il n'y avait là nulle trace d'une installation électrique. L'unique source de lumière se limitait à une petite lucarne. Les quelques rayons qui filtraient par la vitre sale se voyaient pour la plupart contrariés par les poutres de l'épaisse charpente. Agenouillée sur un matelas à même le plancher, Ashley leva les yeux sur la visiteuse impromptue.

— Snow ? Que... Évidemment. Ça ne pouvait être que toi. Personne d'autre ne se donnerait la peine de frapper avant d'entrer.

Quelque peu mal à l'aise, la nouvelle venue referma la porte derrière elle et s'avança dans la pièce. Ashley la fixait sans se départir de son joli sourire, pourtant une tristesse inouïe stagnait dans ses pupilles. Gênée de transgresser sans permission l'intimité de son amie, Snow détourna le regard. Cette chambre de fortune n'était qu'un débarras. Sa malheureuse voisine n'avait pour elle qu'une malle de vêtements et une petite commode sans même une lampe de chevet. Toutes ses possessions tenaient-elles vraiment là-dedans ?

Témoin impuissante de sa misère, la visiteuse s'assit auprès d'Ashley et lui pressa la main en signe de compassion.

— Non, s'il te plaît, n'aie pas pitié de moi, implora l'infortunée.

— Je n'ai pas pitié, mentit Snow. Je...

Sous le drap replié, elle aperçut un monticule anguleux. D'un regard insistant, elle intima à Ashley qu'elle venait d'être prise en flagrant délit. Aussi, sans que Snow eût à le lui demander, cette dernière consentit à lui révéler la petite valise au cuir élimé qu'elle dissimulait dans son lit. Le bagage ne contenait qu'une poignée d'effets personnels, comme jetés au hasard.

— Tu n'as pas pris de vêtements, remarqua Snow.

— Tu ne m'en as pas laissé le temps.

Alors, Alice ne mentait pas : un grand départ se préparait. Snow se doutait toutefois qu'Ashley ne pourrait pas fuir au bras de son prince charmant. Pas bien loin, en tout cas. Pas vivante. Les congères fortifiées autour de la ville empêchaient quiconque de quitter Hartland. Si quelqu'un devait disparaître sans laisser de trace aujourd'hui, ce serait outre-tombe.

— Il fait sombre ici, soupira Snow, et tu n'as pas de lampe. Comment fais-tu, le soir, quand il fait noir ?

La blonde s'extirpa doucement du matelas et piocha dans son coffre quelques uns de ses vêtements rapiécés.

— Ma tante tient le magasin de bougies de la grand rue, expliqua-t-elle. Il y a toujours du stock dans la maison. J'en dérobe une parfois, dans le placard de la réserve ou quand je fais du porte-à-porte. Tant qu'on a une bougie, ou juste une allumette, il ne fait jamais tout à fait noir.

Courbée sur sa valise, Ashley y glissa ses habits soigneusement pliés et offrit à son amie le plus doux des sourires. La brune n'était pas dupe : les espoirs auxquels l'autre s'accrochait étaient aussi fragiles qu'une flamme dans le blizzard. Elle les balaya sèchement :

— Parfois le vent souffle et la bougie s'éteint. Tu avances dans le noir, Ash. Tu t'égares parmi les ombres.

— Quelques semaines d'enfermement et voilà que tu te mets à parler en énigmes !

— Pas d'enfermement : de deuil. Si tu veux croire en ce que dit Alice, il te faudra aussi croire que Queen est morte, en punition de ses crimes.

Ashley se redressa en fronçant les sourcils.

— Qu'est-ce que tu me chantes ?

— Je dis juste que c'est à toi de choisir si tu y crois ou non. Mais si tu décides qu'Alice a raison en ce qui concerne ton prince, alors tu dois considérer tout ce qu'elle dit d'autre comme véridique.

— On sait tous que ce que dit Alice contient une part d'invention, convint la fugueuse en devenir. Et alors ? Est-ce que pour autant je dois renoncer à croire que quelqu'un puisse m'aimer ?

Ashley avait empoigné sa valise et se dirigeait déjà vers la porte du grenier.

— Tu ne peux pas partir avec ce type ! protesta Snow. Tu ne sais pas qui il est vraiment !

— Et toi, tu le sais peut-être ?

Faisant fi des objections de son amie, la blonde déterminée dévala l'escalier. Ralentie par la planche instable et les marches croulantes, Snow peina à la suivre et ne la rattrapa qu'au détour d'un couloir, au rez-de-chaussée.

Ashley ouvrit la porte d'un cagibi d'où s'échappa sitôt l’exhalaison dense de la cire parfumée. Snow enfouit son museau dans son col de plumes en pénétrant le local. Elles y tenaient à peine, à deux, entre les placards rustiques qui bordaient les quatre murs et condamnaient, au sol, une trappe avalée sous leurs pieds mastocs. La fugueuse déjà entamait de disposer sur son chariot les bougies à la rose en forme de cœurs ou de fleurs, spécialement confectionnées pour le jour de l'amour.

— La Saint-Valentin est l'une de nos meilleures recettes. Mais les gens ne pensent pas toujours à venir à la boutique, ils ont d'autres choses en tête... Alors, Ashley la bonniche trimballe sa charrette dans la neige et sonne à toutes les portes jusqu'à ce que le stock soit complètement écoulé.

— Et si le stock ne s'écoule pas ?

— Alors je passe la nuit dehors.

— Viens chez Rosa dans ce cas ! Ou alors chez moi. Je te donnerai les clés de la maison de Queen et tu passeras la nuit au chaud. Ash... sois raisonnable...

Son sourire crispé luttait pour ne pas se faner, lorsque la petite vendeuse de bougies sortit de la remise, son chariot rempli à bout de bras, bousculant Snow sur son passage.

— Tu ne comprends pas. Je ne toucherai pas l'héritage de mes parents avant mes vingt-et-un ans. Je ne vais pas tenir dans cette maison jusque là. Je dois partir, Snow. Et j'aime Henri.

La porte de la réserve claqua dans sa main tremblante. Ashley enfila son manteau abîmé.

— Non, tu n'aimes pas Henri, contredit Snow en la retenant par la manche.

— Qu'est-ce que tu peux en savoir ? Alice m'avait prévenue. Elle m'avait dit que tu serais si envieuse que tu essayerais de me retenir. Mais je ne vais pas te laisser ruiner ma seule perspective de bonheur, Snow. Je veux ma fin heureuse.

— Moi aussi, je l'ai voulue...

— Quoi ?

Non, elle ne pouvait pas simplement lui avouer son crime impardonnable. Elle ne pouvait pas la convaincre qu'Alice ne prédisait pas l'avenir, mais jetait plutôt un mauvais sort à qui se trouvait assez crédule pour la prendre au sérieux. Les arguments manquaient ; la brune ne put que soupirer :

— C'est toi qui ne comprends pas...

— Lâche-moi maintenant. Tu vas me mettre en retard pour ma tournée.

— Et alors ? Tu n'as pas l'intention d'en revenir. Tu as planqué ta valise sous les bougies. Peu importe que tu vendes tout, ce soir. Quoi qu'il arrive, toi, tu vas disparaître.

— Qui va disparaître ?

La porte du hall venait de se refermer sur la redoutable marâtre. La tante d'Ashley toisait sa nièce d'un œil sévère. Ses lèvres pincées retenaient de justesse le plus mauvais des sourires. Sur cette langue imprégnée d'une haine vénéneuse, la moindre question se muait en menace.

— Le stock ! improvisa Snow, tremblante. Tout doit disparaître, non ? Alors j'achète le tout !

— Voyez-vous ça ! se gaussa la femme. La pupille abandonnée de cette feignasse de Queen en a-t-elle les moyens ?

L'adolescente grinça des dents.

— N'insultez jamais ma mère.

— Ta mère, hein... Sans ma détraquée de sœur, ta désœuvrée de belle-mère n'aurait jamais rien fait de sa vie. Maintenant ma sœur est morte, à cause de leurs affaires. Et il ne reste que ce rejeton, aussi cinglée qu'elles deux.

Son œil assassin se déporta sur Ashley, prostrée contre les porte-manteaux.

— La désœuvrée est partie sans son chéquier, alors donnez-moi votre prix, qu'on en finisse.

La mégère gonfla sans vergogne le tarif et Snow, pour la narguer, le majora encore en réclamant le chariot. Faute d'outil de travail, elle était sûre au moins d'entraver pour de bon la tournée d'Ashley. Les négociations faites, elle imita la signature de feu sa belle-mère avec un brio forgé par l'habitude.

— Voilà.

— Un juste retour, pour l'argent de ma pauvre sœur, susurra ultimement l'abjecte femme.

En un coup de battant, Snow se retrouva sur le perron, doucement mise à la porte. Red et Alice l'attendaient en bas des marches

— Qu'est-ce qui t'a pris de filer comme ça ? la gronda Red.

— Elle ne m'a pas écoutée, lâcha tristement Snow. J'ai pu empêcher sa tournée, j'ai pu lui voler sa valise. Mais ça ne suffira pas à l'arrêter, je crois...

Son regard se perdit dans le vide, dans l'horizon blanc qui gommait tout avenir possible. Elle imaginait vaguement quelle opinion Red devait avoir d'elle : elle agissait toujours dans la précipitation, sans réfléchir, et tout ce qu'elle entreprenait aboutissait à un gâchis.

— Bien sûr qu'elle ne t'a pas écoutée, maugréa Red. Elle plane sur un nuage. Si tu essayes de la faire redescendre, elle s'imaginera forcément que tu es jalouse de son bonheur.

— C'est exactement ce qu'elle pense...

Snow sentit la main de son acolyte s'abattre chaleureusement sur son épaule. De dépit, Snow s’écarta vivement. Non seulement elle n'était d'aucune utilité à leur enquête mais, en prime d'avoir ruiné l'intervention de Red auprès d'Alice, elle avait échoué à protéger celle qu'elle considérait jusqu'alors comme son unique amie à Hartland.

— Vous n'y pouvez rien, claironna Alice en s'éloignant. Le destin est ce qu'il est. Il s'accomplira toujours s'il le doit.

— Qui est le corbeau, Alice ? s’égosilla Snow, dévorée par l'affliction qui lui gelait les veines et lui brûlait la gorge.

L'intéressée se retourna, un large rictus découvrant toutes ses dents.

— Pourquoi un corbeau ressemble-t-il à un bureau ? ricana-t-elle.

— Pourquoi un...

— Corbeau, bureau...

Le temps qu'elles se creusaient la tête sur une devinette absurde, l'oracle de malheur fila entre les doigts des deux complices. En la voyant sautiller jusqu'à la porte de sa maison, Snow laissa échapper un grognement furieux.

— Là, ne te bile pas, s'adoucit Red en lui prenant le chariot de la main. Viens, nous aussi on rentre.

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