3.1 - L'arbre
Main dans la main, Red et Snow foulaient le sentier. Dans les sous-bois baignés de fraîcheur, la lumière déclinait, la neige fondue se liquéfiait sous leurs pas. Un soleil timide répandait ses maigres rayons entre les branches des arbres encore nus. Sous leur éclat, les boucles flamboyantes de Red prenaient l'allure délicieuse d'une cascade de caramel. En l'admirant ainsi, du coin de l’œil, Snow sentit son cœur tressaillir, un désir irrépressible l'envahir. Cependant, l'air sérieux de la rouquine et le ton impératif avec lequel elle avait déclaré : « Viens, je dois t'emmener quelque part », interdisaient à sa compagne tout écart de conduite.
Tandis qu'elle luttait contre l'envie furieuse d'embrasser sa petite amie contre le premier arbre, une violente bourrasque s'engouffra dans le passage couvert et ébouriffa la chevelure brune de Snow. Sans pouvoir se résoudre à lâcher la main de sa compagne, la jeune fille secoua la tête pour dégager les mèches rabattues devant ses yeux. Red se moqua gentiment :
— T'es coiffée comme un épouvantail, Flocon.
— Répète un peu ça !
Snow était sans aucun doute la plus jolie d'elles deux, peut-être de la ville entière. Cependant, sa chère aimait mieux la taquiner que le lui répéter. La jolie brune n'avait besoin que d'un miroir pour se rendre à l'évidence. À son visage sans travers et à ses proportions parfaites, Red préférait de loin sa moue contrariée, son rictus frustré ou ses yeux languissants.
Freinant le pas, la fille au manteau rouge souffla doucement sur le visage de sa belle, écartant pour de bon les mèches rebelles. Les lèvres pincées, Snow feignit de bouder. Bien sûr, elle savait que son amante ne serait pas dupe, surtout si elle ne se résignait pas à lui lâcher la main. Peu importait.
Voilà à peine deux mois qu'elles sortaient ensemble et il leur semblait lire l'une en l'autre comme dans un livre ouvert. Faute de pouvoir s'afficher en public, elles se témoignaient leur affection mutuelle par plus de chamailleries que de mots doux. Elles avaient pris l'habitude de s'envoyer des piques et de les recevoir comme autant de compliments. Aux yeux de tous, leur relation passait pour une amitié tumultueuse. Pour elles, ces sentiments précieux se cultivaient dans le secret, comme une plante rare qui, révélée au grand jour, risquait d'être déracinée.
Les deux adolescentes veillaient sagement à ce que personne ne se mît entre elles. Une précaution aisée puisque, depuis qu'elle paraissait sans honte en compagnie de la redoutée meurtrière, Snow écopait à son tour des regards en coin. Tantôt vraies ou fausses, les rumeurs avaient fait le vide autour d'elle. Même Ashley redoublait de parades pour éviter leur chemin. Mais l'orpheline n'en souffrait guère. Auprès de Red, les épreuves de la vie devenaient moins pénibles, le quotidien plus tendre. Avec son soutien, Snow avait réintégré le lycée et rattrapé son retard. À mesure que l'hiver s'estompait, le terrible souvenir de la mort de Queen la hantait moins fréquemment et, par les nuits les plus sombres, les bras de sa compagne étouffaient ses cauchemars. En à peine quelques semaines, l'amour et la confiance avaient éclipsé jusqu'à l'épée de Damoclès de la malédiction.
Alors qu'elles chahutaient gaiement, entre coups de hanches et jeux d'épaules, Red tira le bras de son amante et l'entraîna à l'écart du sentier, dans les couloirs étroits que décrivaient les troncs des arbres. La pellicule de neige qui tapissait le sol s'était amincie à l'aube du mois d'avril. Elle était devenue plus compacte, plus solide. On ne s'y enfonçait plus comme auparavant en y posant le pied. Il fallait toutefois rester vigilant à ne pas glisser sur les parcelles verglacées qui se démarquaient à peine de la densité blanche. Bientôt, les deux jeunes filles atteignirent une petite clairière, au centre de laquelle se dressait un arbre immense, probablement centenaire. L'épais tronc, comme jailli des entrailles du monde, se divisait en deux à un mètre trente de hauteur ; là où, tendus vers les cieux, les énormes ramures du titan d'écorce donnaient naissances à des branches plus souples. Frondaison qui recrachait sans cesse de plus frêles rameaux, jusqu'à former au-dessus de leurs têtes un véritable dôme de bois.
Trop peu calée en botanique pour identifier l'arbre en question, Snow s'en remit aux connaissances de celle qui, depuis son jeune âge, arpentait cette forêt.
— C'est un orme. Mais surtout, ce n'est pas un arbre comme les autres. Il a quelque chose de spécial pour moi, et pour toi aussi maintenant...
Snow l'interrogea du regard. Pour seule réponse, Red pressa plus fermement ses doigts et l'entraîna au pied du monument végétal.
— C'est ici, entonna-t-elle avec une vive émotion. Au plus profond du bois, loin des bûcherons et des promeneurs. Juste sous nos pieds. C'est là que repose Queen.
Snow frémit. Un courant glacé l'envahissait soudain, du plus profond de ses tripes au sommet de son crâne, comme si ses os alors s'étaient couverts de stalactites. Son cœur battait, de plus en plus fort. Comme des flash lumineux, les fantômes du passé projetaient leurs souvenirs dans son esprit givré. La plaque de verglas. Sa chute. Son doigt sur la détente, pressée. La balle qui fusait dans une détonation – l'écho ne la lâchait plus. Enfin, l'épaisse poudreuse gorgée du sang de l'innocente victime.
Ses jambes chancelantes, à genoux dans la neige. Ses mains meurtrières, tendues devant elle, impuissantes. Aucun retour en arrière. Un froid de mort. Puis la chaleur, légère. Un pouce ganté caressa le dos de sa main et Snow revint à elle pour découvrir la mine inquiète de sa petite amie.
Incapable de la rassurer, l'adolescente, coupable, détourna le regard. Braquées droit devant elle, ses pupilles fixèrent résolument le sol, moins immaculé entre les racines. Ses pleurs amers inondèrent la terre froide sans pouvoir la dégeler.
Le corps, enterré au début de l'hiver, devait encore être intact. Sans doute le gel l'avait-il préservé. Les poings serrés, Snow nourrissait l'espoir idiot de retrouver le visage de Queen. Plus que tout au monde, elle désirait la revoir, fixer sa face livide et lui dire en face, de vive voix, combien elle était désolée. Lui jurer qu'il ne s'écoulait pas un jour sans qu'elle ne regrettât son geste.
À présent affaissée, la jeune assassine accola son front à la boue pétrifiée. Ses ongles nerveux s'éreintèrent contre le gel pour racler la terre grasse et agripper, en désespoir, une poignée de gravats. Jamais plus elle ne pourrait étreindre la seule mère qu'elle eût connue. Elle n'avait désormais que cette tombe anonyme.
Délicatement, les paumes feutrées de Red glissèrent sur ses épaules. Snow releva la tête. Accroupie auprès d'elle, la rousse pressa son gant contre sa joue humide et, tendrement, lui embrassa le front.
— Merci Feu-follet, murmura l'éplorée en acceptant l'épaule qui l'aida à se relever.
Côte à côte, elle demeurèrent longtemps plantées devant l'arbre dans un recueillement solennel. Maintenant que le froid sec avait figé ses larmes, mille questions indicibles minaient l'esprit de Snow. Comment diable Red avait-elle traîné le corps jusqu'ici ? Combien de temps lui avait-il fallu pour déblayer la neige, creuser, remblayer ? Assurément, le blizzard quotidien avait couvert toute trace du crime. Mais le dégel imminent révélerait-il quelque chose ? Et si, la lumière faite sur le meurtre, on accusait sa complice à sa place, que pourrait-elle bien faire pour la disculper ?
Cependant, tandis qu'elle levait les yeux vers la cime de l'orme, une question prit le pas sur les autres.
— Pourquoi ici ?
La buée d'un soupir fila des lèvres de Red.
— Cet arbre, il me rappelle une histoire que j'ai lue, plus jeune. Quand on m'a confiée à Rosa et que j'ai débarqué ici, je ne connaissais personne. L'ironie du sort, c'est qu'avant d'être crainte de tous, j'étais déjà solitaire. Les autres enfants me trouvaient bizarre, douteuse. On ne jouait pas avec moi.
Snow lui saisit la main et l'entraîna sans l'interrompre sur le chemin du retour.
— Belle s'en est rendue compte, poursuivit sa compagne, et je crois qu'elle a eu pitié de moi. Alors, elle m'a donné... une sorte de livre. Je ne pourrais plus te dire ce que ça racontait au juste, mais je me souviens de cet arbre. La description... J'ai toujours été persuadée que c'était celui-là. Dans l'histoire, il avait des pouvoirs.
— Quel genre de pouvoirs ?
— Je ne sais plus trop. Et au fond, peu importe. J'ai passé beaucoup de temps dans cette clairière, et jamais aucun truc magique n'a transformé ma vie en conte de fée. Mais quand je vais mal, je viens ici et je me sens mieux. Alors je me suis dit que peut-être, ici, Queen reposerait en paix. Et je me suis dit que toi aussi, avec un peu de chance, ça t'apaiserait.
— Feu-follet...
— J'ai eu tord ? se morfondit Red, anxieuse, en tournant la tête pour s'enquérir du regard de Snow.
Mais elle ne rencontra que ses lèvres brûlantes, pressées avec ferveur contre les siennes.
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