3.20 - Manège

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La nuit fut courte, la matinée dédiée à échafauder toutes sortes de plans. En dépit des nombreuses suspicions de Snow, les certitudes demeuraient rares. Sous le masque du Chat ou du Lapin, un individu malfaisant manipulait les vies des habitants d'Hartland, tel un auteur fou qui aurait pris le monde pour son propre chef-d’œuvre. De toute évidence, la mort d'Erwan devait être la cerise sur le gâteau. Sans doute fallait-il en déduire que le mari de Belle occupait une place toute particulière dans les desseins du prophète. Quant à Alice, Ashley, Red et Snow, elles n'avaient été que les outils, indispensables et paradoxalement négligeables, qui avait permis à ce perfide marionnettiste de donner vie à son conte cruel. Aveuglé par la volonté suprême de clore son œuvre en beauté, l'Auteur n'avait visiblement pas songé que les instruments malléables de cet accomplissement, par la force des choses eux aussi malmenés, mais bien injustement, détrôneraient tôt ou tard les protagonistes de ce récit fatal. Seulement, faute que leur destin eût été couché sur le papier, ces héroïnes à peine sorties de l'ombre ne se trouvaient d'aucune manière contraintes d'obéir à la trame stricte du manuscrit. Peut-être détenaient-elles le pouvoir de chambouler la fin du conte...

Ashley, affolée, tapait du poing et réclamait qu'on passât à tabac le meurtrier de ses parents. Alice, comme bizarrement attachée à ses amis imaginaires, insistait plutôt pour essayer de dialoguer avec eux afin d'éclaircir leurs motivations. Tout comme elle jusqu’alors, peut-être que ces derniers croyaient bien faire. Snow devinait pour sa part les motivations farfelues de leur ennemi commun. Elle se refusait toutefois jalousement à les exposer. Si elle se méprenait, sa stratégie tout entière tomberait à l'eau. Plus assurée qu'à l'ordinaire, elle calma finalement le jeu entre ses deux amies, promettant à l'une qu'elle n'en viendrait pas aux mains sans une discussion et à l'autre que le coupable ne s'en tirerait pas. La colère d'Ashley comme l'attachement d'Alice nuisaient à leur discernement et, pour une fois, Snow était convaincue de porter sur la situation le regard le moins biaisé. Elle méprisait puissamment l'artisan de leur tracas mais, quand bien même, elle ne pouvait lui imputer l'entière responsabilité d'un crime qu'elle avait commis par pure paranoïa. Résolue, elle assura donc les deux autres qu'elle avait les choses en main et ne leur donna que les directives les plus essentielles.

Tandis qu'elle regagnait le logis, le pas traînant, après un copieux déjeuner chez les Marvel, un ultime dilemme tiraillait l'adolescente. Qu'allait-elle dire à Red ? Avertis de leurs destinées, les pauvres gens d'Hartland n'avaient jamais œuvré qu'à les aggraver. Si Red ignorait quel rôle l'Auteur lui réservait, peut-être ne l'endosserait-elle jamais. Mais taire les prophéties aurait-il empêché le mariage, sans doute déjà prévu, d'Erwan et Belle ? Comblé les Hameln d'un petit garçon sans affliction aucune ? Ou même refroidi Red de faire payer son agresseur ? Si l'Auteur était passé maître dans l'art du chantage et de la manipulation, certaines issues paraissaient inéluctables et tout à fait indépendantes des colportages d'Alice. L'ennemi avait donc plus d'une corde à son arc et les moyens de s'armer. Aussi, pour peu que le meurtre d'Erwan dût résulter de circonstances savamment programmées, l'ignorance de Red ne la protégerait pas. En outre, n'était-ce pas la teneur des prédictions d'Alice – purs échos de ses visiteurs nocturnes – et la foi qu'elle y plaçait, qui aiguillaient les prévenus sur les pentes les plus néfastes ? Si Snow relatait l'augure d'une autre manière, si Red comprenait les machinations de l'Auteur, peut-être que jouer cartes sur table signerait leur salut.

Snow n'en démordait pas cependant : si elle avouait à sa compagne l'étendue de ses découvertes et ses hypothèses fondées, alors celle-ci s'opposerait sans nul doute à sa future tactique. Pire, elle prendrait les devants et s'assurerait de réduire elle-même l'Auteur au silence. Se faisant, nul doute que sa bienveillance aveugle la pousserait jusqu'au piège qui scellerait son Destin.

Hors de question.

Parler ?

Se taire ?

Voilà que Snow atteignait la porte de la boutique sans avoir pu se décider. À peine entrait-elle qu'elle trouva Rosa en pleine conversation avec Charles Hameln. Le visage crispé et les bras croisés, la vieille dame refusait d'accéder aux sollicitations, quelles qu'elles fussent, du rédacteur en chef.

— Oh, Miss Snow ! s'exclama ce dernier dès qu'elle passa la porte.

— Charlie. Quel bon vent vous amène ?

— Il me faut votre réponse immédiate ! hoqueta le bonhomme, au bord de la crise de nerfs. La Clover Society retirera son offre dès lundi, si vous ne vous prononcez pas.

— Eh bien, dites à la Clover que je ne suis pas intéressée.

— Mais Miss Devair...

— Ashley Devair non plus ne cédera pas ses parts à des gérants de casinos. Vous êtes journaliste, Charlie. Vous devez avoir quelques grammes d'éthique en réserve. Alors, voyez cela comme un service que l'on vous rend : lorsqu'elles me reviendront de droit, je céderai mes parts à Ashley. Elle a la tête sur les épaules, ne rechigne pas à la tâche et connaît bien cette ville. Je suis sûre qu'elle sera la plus appréciable des collaboratrices. Actionnaire principale, jamais elle n'admettra que la Clover pourrisse votre Old Hart chéri avec des publicités fumeuses qui vous promettent l'amour, la chance aux jeux... ou bien vantent les mérites d'adopter dans un certain orphelinat.

Piqué en plein cœur, Charles Hameln blêmit. Sa petite voix flûtée ne put que pépier :

— Oui... bien sûr... C'est tout à votre honneur, à vous et Miss Devair, de vous inquiéter du sort de notre journal.

L'homme quitta la baraque la queue entre les jambes. Rosa salua d'un visage détendu la détermination de sa jeune protégée.

— Tu vas passer un sale quart d'heure, la prévint la couturière, les yeux levés vers l'escalier. Je ne sais pas ce qu'il s'est passé hier, elle n'a rien voulu me dire, mais tu l'as mise en rogne.

— Je sais, je n'avais pas le choix. Je vous ai fait une promesse, Rosa, et je compte bien la tenir.


Comme la veille, Red guettait son retour depuis le sofa. Cette fois, pourtant, elle ne l'attendait pas de pied ferme, mais plongée dans les pages cornées des Enfants du Royaume de Trèfles. Dès qu'elle aperçut sa belle, la rousse se redressa et croisa les jambes, contrariée.

— Je te dois des excuses, avança platement Snow.

Red fronça un sourcil :

— Vraiment ?

— Oui, mais sans doute pas celles que tu espères. Je ne m'excuserai pas d'être partie hier sans céder à ton chantage, ni d'avoir passé la nuit chez les Marvel. Je suis désolée si mon attitude t'a blessée, ce n'est pas ce que je souhaitais. Mais je devais savoir. Je voulais comprendre quel rôle joue Alice dans tout cela. Et ce que j'ai découvert... j'aimerais t'en parler, si tu es d'accord.

Décroisant les jambes, Red se décala calmement, l'invitant à prendre place sur une assise du divan. Snow ne se fit pas prier. Avant d'accepter de l'entendre, cependant, son amante apposa l'index sur ses lèvres pour l’exhorter au silence.

— Je te demande pardon, moi aussi. J'ai surréagi. J'en veux à Alice. Peut-être que je t'en veux d'avoir une vie en-dehors de moi. J'ai sûrement peur de te perdre. Mais on ne s'assure pas l'amour en retenant l'autre de force ou en le menaçant. Je n'aurais pas dû te faire cette scène, Flocon. Je dois apprendre à te faire confiance.

Snow grimaça.

— Confiance... Comment le pourrais-tu si je te cache des choses ?

D'un baiser sur son front, sa douce endormit un instant toutes les pensées qui la tourmentaient.

— Là... Tu n'es pas obligée de tout me dire. Tout le monde a droit à ses mystères. Promets-moi seulement de me parler des choses importantes... des choses qui t'importent.

Les yeux noisette de l'amante cachottière glissèrent sur le manuscrit, abandonné par-dessus l'accoudoir :

— Tu crois toujours que chacun doit œuvrer à son propre bonheur, qu'il faut se libérer des attentes du monde ?

— Dans un sens, sourit Red. J'ai pris des décisions pour mon bien, peu importe ce que les gens en pensent. Tu fais partie de ces décisions, Flocon. Entre le devenir du monde entier et toi, mon choix est fait d'avance. C'est égoïste et je m'en fiche, tu ferais la même chose. Mais tu as raison aussi, ce conte-là parle de haine, de vengeance, de personnages incapables de faire des compromis, de s'écouter, qui se tirent dans les pattes jusqu'à vouloir s’entre-tuer. Je ne vois pas vraiment qui ça peut rendre heureux, en fin de conte. Plus que mon propre bonheur, c'est le tien que je veux. Alors, je ne comprends pas toutes les fois où Darena néglige ses sentiments par fierté.

Les mains de Snow se glissèrent au creux des siennes.

— Maintenant, je vais te raconter une autre histoire.

Alors la fille de Williston conta les déboires et l'orgueil d'un auteur incompris qui, renonçant à toute perspective heureuse, s'était terré dans sa rancœur et sous la ville. Là, il avait mûri des années durant son impitoyable vengeance, jusqu'à ce qu'en émerge son ultime manuscrit : les prophéties d'Hartland. Là, à l'insu de tous, l'Auteur agençait les destinées et orientait chacun vers sa fin énoncée. Dans ce conte-ci, elles étaient les bourreaux des monstres les plus vils. Valeureuses héroïnes, oui, mais simples outils narratifs.

Elle détailla également l'incident de la nuit : l'irruption dans la chambre d'Alice de ce rêve terrifiant qui n'en était pas un. Elle brandit le tissu et mima le Lapin. Elle rapporta ses dires, son oracle glaçant. Puis les sanglots prirent le dessus.

— Quoi qu'il arrive, Feu-follet, tu dois me promettre... tu dois me jurer sur tous nos rêves que tu ne tueras pas Erwan.

Comment l'Auteur comptait-il s'y prendre pour orchestrer pareille violence ? Snow l'ignorait. Tout ce qu'elle exigeait, c'était que Red ne quittât pas le logis durant la journée fatidique qui suivrait : le dimanche de Pâques. Sa compagne eut beau le lui promettre, Snow l'assura qu'Ashley serait là pour y veiller. Pourquoi Ashley ? Où serait-elle pendant ce temps ? L'intéressée refusa de répondre aux questions qui gonflaient le trouble de Red.

— Je serai là-dessous, indiqua-t-elle seulement. Tu ne dois sortir de la maison sous aucun prétexte, Feu-follet. C'est compris ? Tu n'ouvres pas aux inconnus, tu ne réponds pas au téléphone. Tu restes tranquillement avec Ash et tu attends mon retour.

— Qu'est-ce qu'il se passera à ton retour ? Quand est-ce que tu reviendras, même ?

— À ce moment-là, ce ne sera plus notre problème.


Ce soir-là, le dîner fut des moins austères. Red laissa sa grand-mère se réjouir de la venue de Ruby sans mettre en doute les motivations de sa mère indigne. Au dessert, elle apporta un plateau de cookies qu'elle avait préparés dans l'après-midi. Ils étaient secs et trop cuits, mais Rosa en engloutit trois sans tarir d'encouragement et Snow les dégusta religieusement, bien consciente que les biscuits devaient servir à gagner son pardon.

Au repas convivial succéda la nuit agitée. Ni Snow, répétant sans relâche sa tactique dans sa tête, ni Red, en proie aux plus vives inquiétudes, ne se laissèrent emporter par le fleuve du sommeil. Comme chacune remuait de son côté du matelas, la main fiévreuse de la rousse agrippa celle de son amante.

— Tu dors ?

— Non. Et toi ?

Un gloussement réchauffa la chambre. Avant de mesurer pleinement l'absurdité de sa réponse, Snow se retrouva prise en étau, entre les cuisses puissantes de celle qui chevauchait son bassin.

— Je sais qu'il y aura d'autres nuits. Des milliers d'autres nuits... Mais si jamais, demain...

Saisissant à deux mains ses joues tachetées, elle se redressa et apaisa d'une langue bienfaitrice les craintes de sa bien-aimée.

— Tout va bien se passer, la rassura-t-elle, quitte à fabuler. On aura des milliers d'autres nuits...

— Peut-être, mais je ne veux jamais oublier celle-ci... Tu es d'accord, Flocon ?

Un simple hochement de tête signa son consentement. Cette nuit, elle l'avait rêvée, espérée, désirée – à s'en languir parfois. Cette nuit où Red laisserait choir son épaisse chemise de nuit et dévoilerait la porcelaine abîmée de sa peau laiteuse ; où leurs corps vulnérables se presseraient l'un contre l'autre pour noyer la pudeur ; où leurs mains apprendraient à tâtons quelles caresses prodiguer, où tracer les sillons pour semer le plaisir ; où leurs chairs frissonnantes se confondraient l'une en l'autre pour, un instant, ne former plus qu'une. Cette nuit, un être siamois façonné de désir, soudé par la luxure, frémissait d'extase dans l'ombre printanière.

Le gémissement ténu de l'une enraya le soupir rauque de l'autre. Nez contre nez, elles rirent. Quelques baisers amorcèrent un nouveau tour de manège. La fête foraine dans les entrailles, ce qu'on disait péché avait le goût d'un bonbon. Le plus sucré de tous.

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