• Mer Adriatique , fin 1920

La mer était calme , sans vague , une légère houle tout au plus , colorée d'un bleu azur éclatant que le ciel semblait imiter , jaloux de sa pureté. L'énorme hydravion rouge faisait presque tâche au milieu de cette mer d'huile , brisant le bleu uniforme. Marco était allongé le long de la grande aile surplombant le fuselage , sa vieille veste d'aviateur posée sur le visage. Une petite vague vint casser sa paisible sieste en faisant doucement tanguer l'appareil. Il se leva péniblement , sortit une cigarette de la poche de sa chemise et s'accouda sur le moteur chauffé par le soleil. Les volutes s'envolaient et se confondaient aux rares nuages blancs et cotonneux du ciel italien. Marco baissa les yeux vers l'avant du fuselage et fixa les deux trous cachant les mitrailleuses de l'hydravion de chasse , il bougonna quelque chose puis souffla bruyamment la dernière bouffée de sa cigarette et jeta le mégot à l'eau avant de descendre à la place du pilote.

Il était debout sur son siège , un pied sur le fuselage , tournant la manivelle placée derrière le moteur , il avait un peu de mal à l'atteindre à cause de sa petite taille. Après quelques tours , la machinerie commença à chauffer et à produire un son d'allumage , il actionna alors un levier dans l'habitacle avec son pied. Le moulin se réveilla dans un toussotement bruyant et une épaisse fumée noire sortit des échappements sur les côtés de celui-ci. Marco , d'abord pris dans la fumée , s'assit lourdement sur son siège en toussant
- Je sais , je sais... T'as besoin d'une révision complète...
L'hydravion glissa lentement sur l'eau , cassant un peu plus l'harmonie fragile de l'étendue bleue. Marco poussa la manette des gaz , le moteur se mit alors à hurler plus fort et des flammes se mirent à jaillirent des échappements. L'appareil prit de la vitesse et s'extirpa difficilement de la surface de la mer avant de s'élever dans le ciel , quittant le bleu pour le bleu.

Une fois en vitesse de croisière Marco remarqua que de l'huile s'écoulait en dessous du bloc moteur , l'éclaboussant au passage.
- Voilà que tu me craches dessus maintenant...
L'aviateur enleva ses lunettes de pilote qu'il portait par dessus ses lunettes noires rondes dont il ne se séparait jamais puis recouvra son visage de son écharpe blanche. Après quelques temps la mécanique commença à toussoter et l'hélice s'arrêta de tourner brusquement. L'appareil plana lentement tout en perdant rapidement de l'altitude en se rapprochant dangereusement de l'eau. Marco essaya hâtivement de pomper de l'essence dans le moteur ,sans succès. L'hydravion heurta violemment la surface de l'eau à plusieurs reprises , planant un peu moins loin à chaque rebond. La machinerie finit par repartir bruyamment et le chasseur rouge s'extirpa rapidement de la surface bleue , avalant les mètres en direction des nuages
- " Eh bha décidément ça s'arrange pas , faut que j'aille à Milan moi..."

Marco pilota de longues minutes au niveau des nuages mais la météo se dégradant il décida de voler au niveau de l'eau , à quelques dizaines de mètres d'altitude. Le ciel était devenu gris et le manque de lumière rendait la mer sombre , abandonnant sa belle couleur bleu nuancée de vert pour un autre , plus foncé et sinistre , presque noir. Un trou dans l'épais coton grisâtre laissa paraître un rayon de soleil et dégagea un large halo de lumière où la mer brillait d'un blanc immaculé. L'avion passa en plein milieu de ce halo , le rouge de son aile était sublimé par l'éblouissante lumière et semblait irradier.