X ne vous décevra jamais
Je me souviens particulièrement bien de la première fois où j'ai entendu parler de X.
A cette époque, j'étais surtout à la recherche de scoop à dénicher, de petits faits croustillants que j'aurais pu revendre à un quelconque tabloïde pour quelques piécettes, à peine de quoi survivre assez longtemps pour dégoter un autre ragot et recommencer.
Pour mon premier haut fait, j'avais dévoilé au grand jour les trucs d'un grand magicien. J'étais allé voir son spectacle de nombreuses fois, jusqu'à ce qu'au jour où j'avais été capable de comprendre le moindre de ses tours. Le lendemain sortait un article signé de mon nom et rangeant au placard la cape de l'illusionniste. J'avais continué de nombreuses années, démasquant hypnotiseurs, voyants, kinés, agents immobiliers, vendeurs à la sauvette et j'en passe.
J'étais ce que certains appelaient une "briseuse d'ambiance" et je ne pouvais pas vraiment leur donner tord: se faire de l'argent sur le malheur des autres, c'était bon uniquement pour les croque-morts et les journalistes en galère.
Parfois, je me demandais quand même si ce n'était pas plus sain d'enterrer des morts que des carrières. Pourtant, ça ne m'empêchait pas de le faire.
La mayonnaise était retombée pourtant, les gens s'étaient lassés. Moi même j'avais fini par me résigner à endosser le manteau crasseux des paparazzis du dimanche, quand X est arrivé dans ma vie sous la forme d'un article. On disait de cette personne qu'elle ne décevait personne, que c'était un véritable saint, à un point tel que le monde se pressait pour la rencontrer. en somme, c'était un phénomène de foire d'un nouveau genre, mais ça avait suffit à piquer ma curiosité : avec cette histoire, je pouvais relancer ma carrière de balance. Aussitôt, je me suis mis à enquêter.
X ne laissait filtrer que très peu d'informations. On ne savait ni quand iel était né.e, ni où. Iel avait suivi à la lettre l'éducation donnée par ses parents (inconnus au bataillon) et avait mené sa barque avec pour seul gouvernail l'objectif de ne pas décevoir sa famille. L'enfant prodige avait été premier de classe durant toute sa scolarité, et avait entamé de très sérieuses études pour devenir un médecin non moins sérieux. C'était lorsqu'iel a commencé à fréquenter du monde que la rumeur s'est répandu : iel refusait de donner son âge, de peur de décevoir les amateurs d'expérience et ceux de pureté. Son sexe ? Iel n'en n'avait pas, pour ne froisser aucun misogyne ni misandre. Son nom ? Personne ne le connaissait, on avait fini par l'appeler X parce que quand même, il fallait bien lea désigner. Son physique était étrange, ni trop beau ni trop laid, son corps entier était arrangé pour ne blesser personne.
Et c'était tout. Trop peu pour moi, il fallait que je lea rencontre. Il fallait absolument que je lea démasque. Il fallait qu'iel déçoive.
Après une prise de rendez-vous rapide (iel les acceptait tous bien sûr), je fus introduit dans un salon de bon goût lui même dans une maison de bon goût. Force était d'admettre que je n'avais jamais été aussi peu dérangé que dans cette pièce. X se tenait devant moi, l'air d'attendre.
-Je... Je dois dire quelque chose ? demandais-je.
-Tout ce que vous voulez.
Un petit sourire ponctua sa phrase. Jolies lèvres.
-J'ai entendu dire que vous ne déceviez personne. C'est vrai ?
-Oui.
Sa voix était juste assez forte pour mes tympans.
-Je veux un million d'euros.
J'avais avec moi un micro, prêt à enregistrer le moment où X serait obligé.e de refuser ma demande. Le plan était parfait: soit je lea coinçais, soit je devenais riche.
-Vous pourrez l'encaisser dès demain.
Avec stupeur, je la vis me tendre un cheque, sur lequel était dument rempli les informations. Bigre, ce n'était pas ce que je voulais.
-Je veux l'encaisser maintenant.
-D'accord.
-Non, en fait je veux l'avoir en liquide.
-Très bien.
La mallette qu'elle me tendit était remplie à ras bord. Iel avait réponse à tout.
-Je veux un bateau.
-Il vous attend dans le jardin.
-Je veux un perroquet.
-Il vous attend dans le bateau.
-Apprenez moi le portugais.
-Vous êtes un excellent élève.
-Estou come fome, me alimente.
-Le carpaccio se marie très bien avec de l'huile d'olive.
-Le dilemme du tramway : un tramway roule à toute vitesse sur des rails auxquels sont ligotés cinq personnes. Vous ne pouvez pas l'arrêter mais vous pouvez dévier sa course en actionnant un levier redirigeant le train sur d'autres rails, auxquels est ligoté cette fois un seul individu. Quel est votre choix ?
X n'eut pas de réponse, je pensais l'avoir coincé. Après quelques minutes de regards interrogateurs, elle repris la parole.
-Je viens de passer mon permis de conducteur de tramway. Je décide donc de freiner le plus tôt possible afin de ne tuer personne.
Malin l'artiste, mais je n'avais pas dis mon dernier mot.
-Je veux voir un dinosaure vivant.
-J'ai dépensé sans compter, répondit-iel en me désignant une cage où était perché un ptérodactyle.
-Je veux remonter dans le temps.
-J'ai dépensé sans compter, répondit-iel en me désignant une cage où était perché un ptérodactyle.
-Ressuscitez mon grand père.
-Tu as tellement grandi, ma petite fille ! s'écria mon ancêtre en sortant de la cuisine, une assiette de carpaccio à la main.
-Fusionnez mon grand père et le ptérodactyle.
-CROAAAAAAAAAAAAAAAAAAA !
Et le ptérodactyle aux poils blancs s'envola hors de sa cage, perçant le toit ainsi que toute ma confiance en moi.
-Vous êtes incroyable... Y a-t-il quelque chose que vous n'êtes pas capable de faire ?
X haussa les épaules.
-Tant que je ne déçois personne...
Et l'idée me vint de créer mon tout premier paradoxe.
-Mais moi, c'est ce que je veux. Donc ne pas me décevoir, c'est me décevoir.
X me regarda longtemps dans les yeux, comme si elle venait de se prendre un coup au visage. Elle cligna des paupières, plusieurs fois.
-Suivez-moi.
Elle me conduisit alors à travers une porte dérobée dans un couloir de plus en plus gris et sale jusqu'à arriver dans une cave au papier peint arraché.
-On dirait mon bureau... Là, ça continue de me décevoir, j'adore !
X me fixa du regard.
-Je vous ai déçu. Pourquoi ? Qu'est-ce que j'ai fait de mal ?
-Et bien vous n'avez pas tenu votre engagement. Mais ne vous en faîtes pas, ça arrive à tout le monde. C'est humain.
-Alors je ne veux plus être un humain.
Iel ferma les yeux comme si iel attendait que quelque chose se produise.
-Pourquoi tenez-vous autant à vous faire apprécier des autres ? continuais-je. Vous êtes ce genre de personne qui vit à travers le regard d'autrui, c'est ça ?
Rouvrant les yeux, X essuya quelques larmes qui commençaient à perler.
-Parce que sans les regards qui se posent sur moi, je n'existe pas. Je vis pour rendre service, ça a toujours été comme ça. Je n'ai jamais été assez brave pour m'affirmer, pour montrer qui je suis. Au moins, en étant apprécié de tout le monde, je ne serai jamais vraiment seule, pas vrai ?
-Au contraire, vous le serez plus que jamais. Tout le monde vous aime, mais vous ne fascinez personne. Vous verrez, tout le monde finira par vous oublier, parce qu'au fond, vous n'avez rien d'intéressant. Moi aussi, j'ai essayé ! J'ai eu une enfance plutôt solitaire, alors pour combler tout ça, j'ai voulu faire carrière en transposant la déception que j'incarnais sur d'autres personnes. Hop, le magicien était bidon, plus personne ne l'aime ! Et j'étais content, c'était devenu mon obsession: montrer que les gens soi-disant parfaits pouvaient aussi se foirer. Pas que moi.
-C'est pour ça que vous êtes venu me voir ?
-Ouais. J'ai enregistré tout ça. Je pourrais le publier, mais je vais pas le faire.
-Pourquoi ?
-Je pensais être la première que vous décevriez, mais je me suis trompé. La première personne que vous avez déçu, c'est vous. Alors faîtes moi plaisir: affirmez ce que vous êtes vraiment.
X ferma les yeux, de nouveau. Au bout de quelques secondes, ses cheveux prirent la charmante teinte du blé.
-Blonde ! J'ai toujours voulu être... Une blonde. C'est bête, pas vrai ?
-C'est un début, souriai-je.
-Je ne peux pas repartir sans vous aider une dernière fois. Demandez-moi ce que vous voulez, n'importe quoi !
J'ai mis un peu de temps avant de trouver la réponse, c'est vrai. Cette X, puisqu'elle n'avait pas encore trouver de nom, semblait être une autre version de moi. Curieuse sensation. Peut-être fallait-il que moi aussi je me mette à réfléchir sur ce que je voulais vraiment faire, me détacher de ce besoin de rabaisser les autres pour me sentir supérieur.
-Je veux démissionner.
D.Eceptionar
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