Penny était une jeune femme qui s'ennuyait. Elle ne voyait pas grand monde, excepté pendant son club de lecture, elle n'avait pas beaucoup d'amis et ne sortait presque jamais. A force de vivre presque comme une hermite, elle avait commencé à prendre goût à fantasmer. Pour sortir de sa petite vie monotone, le moindre fait insollite pouvait l'occuper pendant des heures. Elle s'était mise à vivre à grands coups de complots mondiaux, d'organisation secrète et d'extra-terrestres cachés dans la population, et pourtant ce fut d'une simple enveloppe qu'elle s'éprit le plus.

Penny reçut l'enveloppe la première, un joli matin de juin. C'était une enveloppe des plus classiques, rectangulaire et blanche. Penny remarqua pourtant deux choses : il n'y avait ni timbre ni nom de destinataire.

Elle cru d'abord à une erreur et tenta, en vain, de deviner à qui pouvait bien être destiné la missive. En examinant le papier de plus près, elle avisa une inscription tracée maladroitement : "Ne pas ouvrir, remettre dans la boîte au lettre." 

Bien des gens auraient été tentés d'ouvrir l'enveloppe malgré l'interdiction, mais pas Penny. Une lettre blanche, sans adresse, dans sa boîte aux lettres ? Un coup des services secrets ! Ce devait être un message à décoder. Si quelqu'un l'ouvrait, ils s'en rendraient compte, il fallait faire attention ! Mieux valait suivre les instructions à la lettre et reposer l'enveloppe là où elle l'avait trouvé. Peut-être allait-elle être récompensée pour sa coopération. Sa boîte aux lettres, lieu de passage de secrets gouvernementaux ! Elle en aurait des choses à raconter, à son club de lecture ! 

Le lendemain, la lettre avait disparu, et tout cela conforta Penny dans ses hypothèses, qu'elle ne manqua pas d'exposer à ses amies.

-J'ai été choisie par les dirigeants de l'ombre, souffla-t-elle mystérieusement pour conclure sa rocambolesque aventure.

-Pfff, n'importe quoi, répliqua Kelly. Pourquoi auraient-ils choisi une fille comme toi ? 

-Tu as inventé cette histoire ! affirma Jenny, une grande perche rousse. Tu sais, notre club n'est pas un lieu de compétitions. Tu n'es pas obligée de nous prouver que ta vie est plus excitante que la notre. 

-Je vous assure que c'est vrai, répétait Penny. Daisy, tu as forcément entendu parler d'une histoire d'enveloppe dans ton journal, non ?

-Désolée, Penny, j'ai quitté mon job. Mais j'avoue que j'aurais adoré en savoir plus.

-Et toi, Molly ? Tu me crois, au moins ? 

Molly, la dernière femme du groupe, n'avait pas dit un mot depuis le début de la réunion. Sans décroiser les bras, elle se décida aussi à ouvrir la bouche.

-Je te crois. Moi aussi, j'ai reçu l'enveloppe. 

Penny cria de victoire.

-Alors ! T'en penses quoi ? 

-Et bien... Sur celle que j'ai reçu, il était écrit d'ouvrir l'enveloppe et de la laisser au soleil, sans regarder son contenu, avant de la replacer dans la boîte aux lettres. J'ai suivi les instructions, et le lendemain, tout avait disparu. 

-Pourquoi le gouvernement voudrait qu'on ouvre l'enveloppe sans regarder à l'intérieur ?

-On te dit que ce n'est pas le gouvernement, soupira Kelly.

Jenny se racla la gorge. 

-C'est certainement une blague. Un enfant doit s'amuser à poster toutes sortes d'enveloppes à travers la ville. Tu as bien dis que l'ecriture était enfantine !

-Oh tu sais, Jen', parfois la réalité dépasse la fiction, sourit Daisy en terminant son thé.

A l'issu de la réunion, Penny était perdue. Ce n'était pas le gouvernement, soit. Mais un  enfant ? Non, impossible. Un enfant ne pouvait pas faire disparaître l'enveloppe. Il devait y avoir une autre explication. Et puis ce qui la dérangeait vraiment, c'était qu'elle n'était pas seule. Molly aussi aveit reçut le papier, et en plus avait eu le droit de l'ouvrir ? Qu'est ce qu'elle avait de plus ? Après toutes ces années passées à étudier les mystères et les complots de ce monde, Penny estimait être la seul à mériter recevoir ce genre de message. 

Comme pour lui donner raison, à son retour chez elle, une lettre l'attendait. Elle reconnu aussitôt la forme banale de l'objet et le message inscrit sur le recto supprima ses derniers doutes : "Ouvrez l'enveloppe et glissez-y des miettes, puis rangez-la dans votre boîte aux lettres."

Avec joie, Penny s'exécuta. Elle n'avait pour miette que des restes de donuts au chocolat, qu'elle glissa avec précaution dans l'objet. Elle eut un petit rire: c'était comme si elle venait de nourir une feuille. Peut-être que c'était ça, la vérité: l'enveloppe cherchait un propriétaire. Tout ça n'était qu'un test pour déterminer qui serait le plus à même de s'occuper d'elle ! Minute... Et si elle était observée ? Non pas par le gouvernement, mais par une entité bien plus puissante ? Une entité qui la surveillait, tachant de déterminer si oui ou non, elle, Penny,  était capable d'obéir à des ordres ? Ou alors... Mieux ! Cette entité cherchait un remplaçant ! Ce ne pouvait être que ça. Elle était en compétition avec Molly pour devenir la prochaine déesse de l'enveloppe.

Soit. Dans ce cas, il lui fallait obéir sans broncher pour montrer à qui-vous-savez qu'elle était le meilleur choix possible. 

-Tiens ? Ou est passée Jenny ? demanda Kelly dès l'ouverture de la réunion. Elle devait nous parler de son livre de chevet... "Histoire d'un arbre" je crois bien. Elle est malade ?

-En tout cas, hier, elle allait bien, répondit Daisy. Elle m'a bassiné toute la soirée avec l'enveloppe. Je crois qu'elle l'a reçu, elle aussi. 

-Et elle n'en était pas digne, ajouta Molly d'une voix sombre. L'enveloppe lui a donné sa chance, mais elle n'a pas su la saisir. 

La jeune femme avait passablement changée au cours de la dernière semaine. Son teint d'habitude si hallé était devenu blanc comme du papier, ses yeux noirs enfonçés dans leur orbites étaient semblables à deux tâches d'encre fixant furieusement Penny, qui venanit de franchir la porte.

-Quelqu'un à reçu l'enveloppe ? demanda l'arrivante, inquiète.

-Moi, répondit sa rivale. Je l'ai encore reçu, et j'ai compris de quoi il s'agissait. On parle de réincarnation ! La grande enveloppe cherche à savoir qui est assez digne pour la servir !

-Nous sommes arrivées aux mêmes conclusions, souffla Penny. Mais je ne comprends pas pourquoi la lettre continue de se déposer chez toi. Je lui ai donné à manger !

-Et moi à boire. 

-Je respecte le moindre de ses ordres. L'enveloppe devrait rester avec moi. J'en suis la plus digne ! 

-Au contraire, Penny. L'enveloppe demande de l'audace. Au lieu d'eau pour la désalterer, je lui ai donné mon sang. C'est ce genre d'initiative qui montre que je suis prête à tout pour elle !

-Sortons d'ici, Jenny, chuchota Daisy à son amie qui regardait la scène, éberluée.

-Ah oui ?! s'ecria Penny. Et bien je vais te montrer que je mérite bien plus que toi ! C'est moi qui deviendrai la déesse ! Et tu me suppliera de te pardonner en rampant à mes pieds.

Sur cette déclaration, Penny quitta la pièce en courant et se rua chez elle. Comme si elle l'avait présenti, l'enveloppe était là, à l'attendre.

-Oh, ma chérie... C'est à moi que tu fais confiance, pas vrai ? Molly n'est qu'une sorcière ! Dis moi ce que je dois faire, cette fois !

"Ne pas ouvrir, remettre dans la boîte au lettre." 

-Non ! C'est pas possible. Ce n'est pas avec ça que je vais faire mes preuves ! Demande-moi à manger, demande-moi à boire, demande-moi ce que tu veux ! Parle-moi !

Rien à faire, l'enveloppe restait muette. Tout à coup, Penny repensa à la phrase de Molly.

-De l'audace, hein... C'est encore un test. Tu attends de moi que je prenne l'initiative. Bien ! 

Et dans la seconde, Penny ouvrit l'enveloppe pour enfin, enfin ! découvrir son contenu. 

Blanc. Tout était devenu blanc autour d'elle. Son salon avait disparu, remplacé par une route blanche entourée d'herbe blanche, de maisons blanches, et au loin, tout au fond, entre deux montagnes brunes qui ressemblaient étrangement à des gros morceaux de pâtisserie au chocolat, un château blanc. 

-J'ai réussi ? J'ai changé de dimension ! Je suis devenue la Déesse ! 

-Vous êtes une déesse ? C'est la première fois que j'en vois une ! 

Penny se retourna vivement. Devant-elle se tenait une grande perche à la peau blanche mais aux cheveux flamboyants. 

-Jenny ? C'est toi ? 

-Presque. Je suis Jenny-Papier. Et vous ? 

-Penny.

-Vous n'avez pas de Papier. Vous venez d'arriver, pas vrai ? Vous avez ouvert l'enveloppe ? 

La jeune femme en resta sans voix. 

-Oui ! Comment le savez-vous ? 

-Ca arrive souvent. Nous sommes un modeste pays qui s'est installé dans une enveloppe, il y a de cela quelques années. Notre voyageons de boîte en boîte, au gré d'un facteur qui a bien voulu nous transporter. Parfois, nous avons besoin d'eau, de nourriture ou de lumière, alors nous demandons gentiement au propriétaire de la boîte du jour de nous offrir tout celà. Mais le plus souvent, nous devons fermer nos frontières. Malheureusement, ça n'empêche pas certains curieux d'ouvrir l'enveloppe ! A ce moment là, ils rejoignent notre pays, c'est aussi simple que ça.

Penny en restait sans voix. Ses rêves de grandeur et de divinité venaient de se déchirer en millions de confettis. Elle n'était devenue qu'une simple citoyenne de l'enveloppe. 

-Et pour ressortir d'ici ? 

-Et bien vous ne pouvez-pas. Mais rassurez-vous ! Dans quelques heures, vous aurez tout oublié de votre ancien monde et vous vous sentirez ici comme chez vous. Après tout, tous les habitants de ce royaume sont à la base des curieux qui n'ont pas su se retenir. Alors ne faîtes pas la tête ! Bienvenue chez vous, Penny-Papier !