Pensionnat 1
L’ombre cornue grandit pour dépasser le toit du minibus et fusionna avec la carrosserie de métal pour former un taureau draconique gigantesque. Johanne recula d’effroi, incapable tant de parler que de penser. Tout à coup, alors que l’Andréide se pencha vers elle en ouvrant sa terrible gueule borée de crocs affûtés comme des poignards, un enfant vaguement familier lui sauta dessus. Armé d’un marteau et d’une pince, il frappa entre les cornes et ouvrit une plaque sur la tête.
L'instant d’après, Johanne se penchait sur l’animal robotique à côté de son frère. Ce dernier tirait précautionneusement sur des puces pour les détacher avec sa pince.
– Regarde, c’est ce que je te disais. Elle a cramé, c’est pour ça qu’il a voulu te mordre.
– On peut pas la changer ? demanda Johanne avec désolation, c’était son jouet préféré.
Une cloche tinta dans le garage.
– Qu’est-ce que c’est ? s'étonna la fillette.
– Le parallélithoptère s’est réveillé, expliqua doctement son frère en agitant sa tête blonde. Il faut l’enfermer dans le classeur 12.
– Quoi ?
Répétant en boucle le nom du classeur, Johanne finit par se réveiller. Elle se redressa et jeta un œil vitreux sur la chambre dortoir plongée dans une pénombre vaguement rosée. Elle était sur la couchette du haut d’un lit superposé.
Johanne rit silencieusement de son rêve. Comment son frère s’était retrouvé mêlé à ça ?
Aucun monstre cornu ne descendit du minibus, à la place apparut une femme d’âge mûr aux hanches larges. Les « cornes » se révélèrent être une illusion produite par sa coiffure : elle avait rassemblé ses tresses africaines en deux chignons hauts.
– Bonsoir à tous et à toutes. Navrée pour le retard, nous avons eu un imprévu. Vous êtes tous là ?
Sans attendre de réponse elle les compta du doigt.
– Parfait. Je me présente, Nadou pour vous servir. Votre conductrice ce soir et pleins d’autres choses. Grosso modo, je serai votre référente pour le quotidien. Allez, souriez je ne vais pas vous manger. Quoique…
Elle plissa les yeux et grogna de manière trop exagérée pour être sérieuse.
– Si on me cherche, je mords.
Ses yeux brillèrent de nouveau d’humour.
– Les sacs, c’est par-là.
D’un pas claudicant, Nadou alla ouvrir le compartiment à bagages. Cela réactiva les voyageurs. L’attitude de leur chauffeuse rassura Johanne, elle lui apparaissait sympathique et franche. Le fait qu’elle portait une longue jupe colorée et pleins de breloques jouait sans nul doute dans son jugement. La fille tira sa valise vers le minibus et se mit dans la file d’attente.
Les bagages furent agencés d’une main solide par Nadou. Se rapprochant d’elle, Johanne put voir que ses mains étaient calleuses et usées et une odeur d’épice se dégageait d’elle.
Kouakou se rassit à côté de Johanne.
– Elle me fait penser à ma mère, dit-il avec une pointe d’émotion. Elle aussi avait les mains abîmées et une taille épaisse.
– Ta mère sentait aussi les épices ?
– Sous la javel, oui, confirma-t-il. Enfin, plus à la fin, là elle…
Il secoua la tête et ne souhaita pas poursuivre.
– Ma mère sentait le savon de Marseille, partagea Johanne. Tu sais, le brut sans parfum.
Kouakou hocha solennellement la tête.
– La mienne sentait la rose, intervint Rebecca assise derrière eux. Elle en mettait dans tous ses plats.
Grave erreur de lancer le garçon sur la nourriture, comprit Johanne en voyant le grand sourire s’étirer sur son visage. Le mal était fait et les filles s’amusèrent à alimenter les élucubrations gustatives de Kouakou.
Pendant ce temps, le minibus roulait dans la campagne. Il contourna une colline couverte de buissons et se dirigea vers une vieille bâtisse.
Elle était la seule présente à la ronde et quand il devint clair qu’elle était leur destination, tous les enfants la regardèrent.
– Quelle ruine ! s’exclama quelqu’un.
Johanne ne put que l’approuver. Cela ressemblait à une sorte de vieux manoir d’épouvante. Une végétation non contrôlée envahissait le jardin et cachait le rez-de-chaussée du bâtiment. Du lierre envahissait les murs et aucune lumière ne filtrait dans le crépuscule.
Seule la grille parut solide quand une sorte de concierge ou gardien l’ouvrit pour le minibus. Le nez collé contre la vitre, Johanne détaillait ce qu’elle voyait à Kouakou, soit pas grand-chose de plus. Le type était habillé de noir et il manipulait une lampe torche dirigée vers le chemin plutôt que sur sa tête. Tandis qu’il avançait, le faisceau balaya les buissons touffus et l’espace d’un instant fit étinceler quelque chose. À peine Johanne eut-elle le temps d’y penser que c’était parti.
– Ne vous fiez pas aux apparences, claironna Nadou. Le pensionnat est plus accueillant à l’intérieur.
– Y a intérêt, commenta à mi-voix quelqu’un.
Autant la bâtisse offrait un grand potentiel d’exploration, autant l’idée de devoir y vivre rebutait Johanne.
– Ça doit être poussiéreux, murmura-t-elle. Je fais de l’allergie quand il y en a trop.
– Et les courants d’air, rajouta Kouakou. L’hiver sera terrible.
Johanne soupira en se levant. Comme beaucoup d’autres, elle sortit en traînant les pieds. Sous la lumière faune des phares, le manoir faisait encore plus sinistre. D’épaisses toiles d’araignée remplaçaient des carreaux de fenêtres manquant.
– Je refuse de rentrer là-dedans ! protesta une fille de grande taille.
Johanne reconnut à sa voix celle qui s’était déjà plainte. Elle devrait bien s’entendre avec Ludovic, pensa-t-elle.
– Tu préfères dormir dans les broussailles ? rétorqua Nadou. Attention aux hérissons.
– Il y en a ? s’exclama Johanne avec excitation.
Nadou tourna sa tête vers elle avec un demi-sourire et secoua la tête.
– Seulement des fantômes, j’en ai peur. Il y a trop de pesticides dans les campagnes environnantes.
Les épaules de Johanne s’abaissèrent de déception. Elle avait entendu aux informations que certaines tentatives avaient été faites de réintégrer cet animal dans la nature et se faisait une joie d’en voir en vrai. Sa grand-mère lui avait raconté qu’il avait un ventre tout doux.
Le gardien les avait rejoints et aidait la conductrice à sortir les sacs.
– Ne traînez pas, suivez Nadou ! ordonna-t-il d’une voix sèche.
– Vas-y, ça craint, explosa Ludovic. J’me casse.
Johanne et Kouakou se retournèrent pour voir leur compagnon de route faire mine de remonter le parc. Le gardien réagit aussitôt et se pencha vers le préadolescent. Nadou appela les autres enfants à la rejoindre et Johanne se détourna de l’échange en espérant que Ludovic se calmerait. Ils étaient au fin fond de nulle part, sans famille prête à les accueillir. Ils n’avaient pas d’autres choix que de suivre les consignes.
Sentant leur tension, Nadou leur offrit un grand sourire encourageant en ouvrant la porte. Une lumière les éclaira soudain. Johanne entendit des hoquets de surprise de ceux devant. Elle se dressa sur la pointe de ses pieds et retint son souffle.
– Qu’est-ce qu’il y a ? demanda Kouakou.
– Ça n’a rien à voir avec l’intérieur, répondit-elle.
Les premiers entrèrent et le hall d’une maison tout à fait habitable fit face à Johanne et Kouakou. Nadou les poussa gentiment dans le dos pour qu’ils entrent.
En passant le pas de la porte, Johanne eut la très nette sensation d’avoir changé d’endroit. Le goût de l’air était sensiblement différent, loin de contenir de la poussière, il semblait plus métallique. La pièce était assez large pour contenir un groupe plus grand que celui des arrivants. Au fond montait un escalier divisé en deux, de la moquette vert mousse recouvrait ses marches. Des luminaires de cuivres éclairaient l’ensemble d’une lumière naturelle. Tout cela faisait vieillot, mais très bien entretenu.
(suite du chapitre dans la partie 2)
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