Chapitre 1 : Chaque nuit ... je m'envole !
" Longtemps, je me suis couché de bonne heure. " est l'une des phrases les plus célèbres de la littérature française. Elle est tirée de l'incipit " Du côté de chez Swann ", dans le premier tome du roman " À la recherche du temps perdu "de l'écrivain Marcel Proust. Mais trop jeune à l'époque, je ne le sais pas encore.
Cette phrase est donc juste une réalité, ma réalité.
Je pose avec raideur ma tête sur l'oreiller frais après avoir ouvert le lit pliant en tirant la couette épaisse. Allongé alors sur le côté, j'omets de fermer les yeux. Je regarde. Je prends le temps d’oublier ma douleur et ma peine. J’observe la chambre et je redécouvre chaque objet, chaque meuble, habillés d'un linceul de pénombre grisâtre.
Parfois les larmes se frayent un chemin sur mes joues et inondent le tissu de la taie d'oreiller, cherchant à humidifier les plumes du coussin. Alors je tire sur le col de la veste de mon pyjama pour m'essuyer le visage et le cou.
Aujourd'hui, au fur et à mesure que ces bribes de souvenirs reviennent à mon cerveau d'adulte, s'avancent des nuages de douleurs, bleus, orange, rouges, noirs ou gris. Ils se bousculent au gré de quelque vent de terre ou du large.
Je revois le souvenir du moment précis où je me couche dans ce lit d'enfant.
De la lumière s'insinue à travers les clairevoies de volets métalliques et traverse la pièce en longues projections de traits, comme des rayons laser produisant de superbes effets, tels des tatouages lumineux sur les murs et les objets.
Je me glisse à nouveau dans mon corps d'adolescent d'une dizaine d'années.
Dans la pièce où je vis la nuit, s'entassent le clic-clac de dépannage, du linge à repasser, des boîtes en carton pleines de pelotes de laine, destinées à la réalisation d'un pullover, à l'aide d'une machine à tricoter de la marque Erka.
Depuis l'arrivée de ma petite sœur, l'ordre des choses se bouscule. En tant que fils aîné, je bénéficie du privilège d'une chambre particulière. Mes deux frères partagent une pièce commune à l'autre bout de l'appartement et la petite dernière dort près de celle de mes parents.
J'éprouve quelques difficultés à me souvenir de l'agencement des pièces dans l'appartement.
Les déménagements fréquents d'une ville de garnison à la suivante se superposent dans mon souvenir. La dispersion géographique des différents points de chute sur une carte constituent à eux seuls, une véritable invitation au voyage. Des images se succèdent depuis les bords de la Méditerranée, Oran, Constantine et Montpellier vers Longjumeau et Brétigny au sud de Paris. Puis Soyaux près d'Angoulême, Le Mans et plus loin le Maroc et la ville impériale de Rabat-Salé ou encore l'Allemagne de l'Ouest avec Freiburg, Baden-Baden et Trier.
Avec le recul, le privilège de détenir en tant qu'aîné une chambre à soi m'apparait à présent comme une escroquerie. Ce n'était pas vraiment ma chambre !
La salle à manger et le salon constituent une seule et même pièce contiguëe à cette sorte de chambre d'amis séparé par un gros rideau de velours rouge. Un téléviseur massif avec son tube cathodique y règne en maître et délivre des émissions nocturnes jusqu'à des heures indues ce qui m'oblige à trouver un sommeil réparateur en me projetant par la pensée dans des mondes parallèles.
Cette chambre de substitution offre à la nuit tombée, des lumières provenant de la rue qui s’étalent en dentelle sur les tapisseries à fines rayures verticales et le mobilier dépareillé. Parfois elles se déplacent au rythme de véhicules qui circulent entre les immeubles et projettent sur mon plafond des étoiles filantes. Elles me permettent, plus ou moins, d'oublier cette existence solitaire et morose.
En vérité, dormir de bonne heure représente bien plutôt une sentence. Il suffit de quelques mauvaises notes sur un carnet scolaire, d'un échange houleux avec ma mère, d'un conflit avec l'un de mes frères. Et la punition tombe alors, immédiate, irrémédiable.
Mais le châtiment est-il proportionnel à la faute ?
Il me revient pourtant le souvenir d'un gentil garçon, qui doute de lui, et qui ne cherche qu’à donner et recevoir de l’affection. Encore aujourd'hui, je me demande quels méfaits méritaient un bannissement dans cette sorte d'ermitage, une prison limitée par cette épaisse " Porte-Rideau de velours rouge ", qui entravait en partie de possibles allers et venues.
Se lever la nuit pour aller soulager un besoin naturel tenait de l'expédition en territoire ennemi. Ces appartements aux murs de papier ne filtraient aucun bruit. Tirer une chasse d'eau, à deux heures du matin, ressemblait au réveil d’une cascade, mais sans le charme de la Nature.
Le son du téléviseur me ramène à nouveau à cette réalité.
Peu à peu, je réussis à m'isoler de la présence de l'appareil malgré l'heure tardive et de la présence de mes parents qui suivent une émission ou un film. Comme chaque nuit, mon processus d'imaginaire se met en place et je procède à l'inventaire de ces personnages inanimés qui occupent la pièce et à qui je donne une âme.
Une table de repassage croule comme une esclave, sous une montagne de linge. L'opulence de vêtements amassés contraste avec le souvenir de mes frères et moi, dans la cour de l'école. Habillés de shorts en lainage ou de flanelle et de chaussettes montantes, notre aspect tranche avec celui de plusieurs de nos camarades vêtus de pantalons en velours côtelés et de manteaux longs.
Sous l'effet du froid, nos cuisses tournent au violet alors que nous jouons aux billes. Pour se réchauffer, nous simulons des batailles de capes et d'épées, montés sur de magnifiques destriers et livrant combat en batailles rangées et folles poursuites.
La table de repassage se nomme " Pieds Croisés ".
Allongé dans le lit, je la devine, pareille à une ancêtre âgée et voutée, enveloppée dans des vêtements amples. Quelques miettes de lumières lui dessinent une sorte de visage, avec des yeux phosphorescents, qui me terrifient.
Assise sur son trône, comme une souveraine fatiguée, j'attends dans mon lit la sentence d'un jugement qui tarde à venir. Des corbeilles en plastique jonchent le sol. Chacune recèle du linge trié en fonction de la couleur ou de l'usage.
Je me souviens aussi de la présence de "Robot-Poêle".
En hiver, un meuble saisonnier s'invite dans ma chambre. Joli poêle à pétrole de couleur grise, il se dresse comme la tour d’un phare. Une anse à la poignée en liège permet de le déplacer sans se brûler la main.
La partie haute de l'appareil pleine de petits trous favorise la diffusion de la chaleur. La lumière rougeâtre qui en émane se répand jusqu'au plafond, produisant des constellations en supernovas. Robot-Poêle dégage une sorte de respiration qui m'inspire la vision d’une forge activée par le soufflet d'un maréchal-ferrant.
J'imagine à sa place, un droïde tout droit tiré de la série télévisée "Star Trek". J'adore regarder en cachette des épisodes en me relevant du lit, vers minuit. Je pousse alors en douceur, un pan de Porte-Rideau de velours rouge et je peux suivre les aventures du capitaine Kirk, à l'insu de mes parents. Je devine depuis mon poste d’observation, le sommet de leur crâne qui dépasse des fauteuils.
De part et d'autre de la fenêtre donnant sur la rue, s'opposent un grand fauteuil de bois clair et de cuir rouge et un abat-jour sur sa base en céramique. Contre l'allège s'entassent des cartons de laine et la machine à tricoter. Contigüe à mon lit, je dépose chaque nuit un livre d'école ou un cahier de récitation, sur la table de chevet.
Et comment ne pas oublier "Placard-Trou Noir".
Depuis le lit, bordant mon côté droit, deux énormes penderies occupent tout un pan de mur. Dans chacune d'elles, s'alignent sur une tringle épuisée et tordue par l'effort, des vêtements militaires et des tenues civiles, pour chaque saison. Au sol, des chaussures d'adultes dorment comme autant de voitures sagement garées, dans un immense parking.
Très souvent, je me revois passer des heures enfermé, et rarement pour y trouver refuge. Mais bien au contraire pour subir une punition. Alors assis sur les cuirs des chaussures, et pliés sous les tissus des vêtements sur cintres, j'égrène mon désespoir.
J'étouffe. L'odeur !
Je pleure. Tristesse !
La nuit venue, mes parents rentrés de quelques courses nocturnes me libèrent enfin, sans aucune explication et bien souvent en proférant des menaces sur de possibles sanctions, en cas de récidive. Je sors de cet antre courbaturé après des heures de désespoir et de solitude.
Et sans manger, je me couche tôt.
Je vois des choses !
J'invente des histoires et je revis des aventures pour m’évader. Mon estomac me brûle à l'idée que se reproduise le châtiment de finir dans Placard-Trou Noir.
Me voici donc, jeune adolescent plein de ressources, fascinés par les super-héros des comics à l'égal de "Strange". Dans la cour de l’école, après le réfectoire, j’invente, j’improvise des histoires pour mes camarades, en attendant la sonnerie.
Ma mère, pourtant présente à la maison toute la journée, se refuse à nous donner à manger à la pause méridienne. Plus simple, moins cher. Je ne sais pas.
Alors je m'invente un monde fantastique.
J'interroge Pieds-Croisés du regard et nous convenons d'une mission de convoyage de prisonniers dans une zone désertique de la planète Tatoo Dentelle. Les "Vassaux-Corbeilles" assis autour gloussent et regardent avec déférence la souveraine qui m'inspire une version moins ingrate de Jaba le Hutt.
Je tourne mon regard dans la direction du passage intergalactique de Porte-Rideau de velours rouge et j'embarque dans un vaisseau de galériens baptisé "Clic-Clac" à vitesse subluminique.
Tout prisonnier en transfert pour la "Constellation de la Penderie" porte une bague de localisation au poignet. Une capsule de coca coincée sous un ruban adhésif simule le bracelet.
Une vieille agrafeuse articulée de couleur vin me sert d'arme de défense et de transmetteur. Enfilée à la ceinture de mon pantalon rayé bleu de pyjama, je "la" sors pour donner ma position ou demander des consignes sur le plan de vol. Je reste en liaison permanente à la plateforme de surveillance "Erka-Tricote".
Je sais que dans cette dimension, je deviens intouchable et invincible.
Sur mon tableau de bord trône une petite Sainte-Vierge fluorescente offert par ma tante un jour qu'elle revenait de la ville de Lourdes.
Elle me fournit un éclairage verdâtre dans mon cockpit. Sur le plafond avec ses multiples constellations, je m’enfonce dans la nuit noire d’un voyage incroyable où plusieurs destinations me semblent possibles.
Dans l'espace, nul bruit ne se produit en l'absence d'atmosphère.
Sauf le souffle de Robot-Poêle. Il me berce et simule à merveille le ronronnement de la propulsion nucléaire...
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