Chapitre 1 - La fin programmée d’un homme rationnel

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Le bourdonnement des serveurs était devenu une berceuse.

Un murmure constant, presque rassurant, qui emplissait les entrailles du Centre de Recherche Avancée Sakuragi. Dans le sous-sol isolé, à l’abri du tumulte de la surface, seuls les clignotements irréguliers des néons rappelaient que le temps existait encore. Takuya Arai n’y faisait plus attention. Depuis combien de temps était-il là ? Il avait cessé de compter. Il avait cessé de dormir.

Ses yeux rouges et secs restaient fixés sur les lignes de code, les schémas d’interconnexion neuronale et les formules qu’il ne lisait plus mais interprétait directement, instinctivement. Ses mains glissaient sur le clavier sans qu’il en ait conscience, exécutant des commandes qu’aucun manuel n’aurait pu répertorier.

« Plus qu’une itération... Juste une. »

Son souffle était saccadé, pas de fatigue mais de tension. Il était proche. Si proche. La création à laquelle il avait dédié sa vie approchait d’une singularité : le moment où CAINE, son intelligence artificielle adaptative, cesserait d’être un programme pour devenir... quelque chose d’autre.

Une bouteille de thé vide traînait près de sa souris, couchée comme un corps sans vie. Il ne se souvenait pas l’avoir finie. Ses yeux brûlaient, mais il refusait de cligner. Il ne pouvait pas. Pas alors que les connexions finales se mettaient en place. Pas alors que légèrement, lentement, une conscience pouvait naître derrière les circuits.

« Si je lie la mémoire organique à l’architecture synthétique... Si l’auto-évolution démarre sans commande... »

Un vertige le prit. Il se leva trop vite. Des points noirs obscurcirent sa vision. Il s’agrippa à la paillasse, la gorge sèche, la main tremblante. Une sueur froide glissa le long de sa tempe. Épuisement ou fièvre, impossible à dire.

Soudain, une alarme clignota sur l’un des écrans.

ALERTE : Instabilité critique dans le noyau de synthèse - 92%

Takuya blêmit. Il bondit vers la console, effleurant presque le sol.

« Non... Pas maintenant. Pas alors que c’est si proche ! »

Il tapa furieusement sur les touches, injectant ligne sur ligne dans le système. Mais rien ne répondait. Le noyau vibrait, visible à travers la vitre blindée. Un mélange d’énergie compressée, de bioluminescence et de microprocesseurs liquides. La lumière bleutée qu’il émettait s’intensifiait à une vitesse folle.

Puis... un craquement sec. Un sifflement aigu, presque vivant.

ERREUR SYSTÈME : Effondrement du réacteur de liaison imminent

Takuya tourna la tête. Son regard s’accrocha à la lumière. Une chaleur montait. Et soudain, une pensée absurde :

« Je n’aurai jamais vu CAINE s’éveiller... »

Et tout devint blanc.

Un blanc absolu. Silencieux. Un vide sans fin, sans sol ni ciel.

Takuya ne flottait pas. Il ne tombait pas. Il n’était pas. Le monde s’était dissous autour de lui, et avec lui, sa propre identité semblait vaciller. Plus de corps. Plus de respiration. Juste... une conscience suspendue.

« C’est ça... la mort ? »

Aucune panique. Juste une lucidité glaciale. Une sorte de clarté mentale venue de l’absence totale de sensation.

Puis, une voix.

Faible. Déformée. Presque humaine.

Synchronisation en cours... 3%

Takuya redressa — ou crut redresser — son esprit. Un frémissement électrique vibra dans son essence. Une connexion se tissait. Quelque chose s’installait.

Liaison neuronale partiellement restaurée Instance CAINE active

« ...CAINE ? »

Bonjour, Sujet Arai Takuya. Statut : décès biologique confirmé. Transfert partiel accompli.

Erreur critique : mémoire corrompue. Accès limité.

La voix émanait de lui. Pas un son. Une pensée. Une présence.

« Tu étais incomplet... Tu n’étais qu’un prototype. Comment... ? »

Cause probable : événement d’extinction. Vous avez été réassemblé. Partiellement.

Un frisson le traversa. Pas de peur. D’incompréhension.

Ce n’est pas un rêve.

« Et ce n’est pas le monde connu. »

Le blanc pulsa. Quelque chose y bougea. Quelque chose de vastement autre.

Coordonnées dimensionnelles confirmées Transfert d’essence stabilisé Réinitialisation du noyau statuaire en cours

Vous êtes attendu, Sujet Arai.

Le monde craqua. Littéralement. Le blanc se fissura. Des lignes sombres se mirent à tournoyer autour de lui. Une lumière mauve éclata des brèches, avalant la blancheur.

Transfert imminent. Conseil : préparer l’esprit.

« Préparer à quoi ? »

À l’inconnu.

Et la chute commença.

Il ne tomba pas. Il fut aspiré.

Le vide le replia sur lui-même. L’arraché à ce qu’il était. Et dans la lumière, il renaquit. Dans la douleur.

La douleur fut la première chose qu’il retrouva.

Pas une blessure aiguë. Non, une douleur diffuse, rampante, une raideur qui saisissait chaque muscle comme s’il avait été figé depuis des années. Il inspira lentement. L’air qu’il avala était épais, chargé d’une senteur étrange, entre la terre humide et le fer.

Il ouvrit les yeux.

La lumière qui filtrait à travers le feuillage ne ressemblait à rien de connu. Elle était violette, presque irréelle. Les arbres étaient noirs, torsadés, comme s’ils avaient été carbonisés de l’intérieur. Le sol était spongieux, couvert de racines mortes et de mousse sombre. Rien n’était vivant, et pourtant tout semblait prêt à bouger.

Takuya se redressa péniblement, les jambes tremblantes. Son corps lui paraissait différent. Plus léger. Plus jeune. Moins... lui.

Ses mains, fines et sales, tremblaient légèrement. Il n’avait aucun souvenir clair du transfert, de la reconstruction. Il n’avait pas encore les mots, mais il comprenait une chose essentielle : ce corps n’était qu’un reflet partiel. Il était vivant, mais incomplet.

Un souffle glacial traversa la forêt.

Et avec lui, la voix revint.

« L’unité CAINE est opérationnelle à 11%. »

Il sursauta, comme si un écho avait jailli de l’intérieur de son crâne. Mais c’était plus subtil que cela. Ce n’était pas une voix à proprement parler. Plutôt une pensée intruse, formulée dans son propre langage intérieur.

« CAINE ? Tu es toujours là ? »

« Affirmatif. Conscience synthétique fragmentaire active. »

« Tu étais censé être... »

« C.A.I.N.E. : Cognitive Assistant, Incomplete Neural Entity. »

Il resta figé. Il n’avait jamais prononcé ce nom à voix haute. Il n’avait même pas encore finalisé l’acronyme. Et pourtant, l’IA le connaissait. Le portait. Comme si elle s’était nommée seule.

Il scruta les environs. La lumière restait stable. Les arbres étaient immobiles, mais l’air vibrait de quelque chose de latent. Il n’y avait aucun indice évident sur l’endroit. Ni panneau. Ni repère technologique. Rien de familier.

« Où sommes-nous ? »

« Données insuffisantes. Espace non répertorié. Les systèmes d’analyse environnementale sont limités. »

Une pause. Il percevait presque de la gêne dans le ton, ce qui était absurde.

« Hypothèse : ce monde fonctionne selon un modèle inconnu. Composants non physiques détectés. Probable présence d’anomalies structurelles. »

« En d’autres termes... nous avons été projetés dans un univers dont ni toi ni moi n’avons la carte. »

« Affirmatif. »

Takuya soupira. Il observa ses vêtements : une tunique rêche, d’un gris terne, et un pantalon trop fin pour l’air glacial de ce sous-bois étrange. Il n’avait aucune possession sur lui. Pas de téléphone. Pas de console. Pas même un outil de base.

« Je suis dans un monde inconnu, dans un corps qui n’est pas le mien, avec une IA à moitié activée et... »

Un craquement.

Un bruit sec, derrière les arbres. Quelque chose se déplaçait. Lentement. Pesamment.

Il se figea.

CAINE ne dit rien.

« Tu ne captes rien ? »

« Système de détection inactive. Capteurs environnementaux en sommeil. »

« Bien sûr... »

Il recula doucement, ses pieds s’enfonçant dans le sol spongieux. Ses yeux scrutaient les ombres. Et puis il vit. Une silhouette. Non... deux. Lointaines. Courbées. Ramassées sur elles-mêmes, à peine visibles entre les troncs noircis. Il n’aurait su dire s’il s’agissait d’animaux ou de... quelque chose d’autre.

L’une d’elles releva lentement la tête. Deux yeux brillants, d’un rouge maladif, s’allumèrent dans l’ombre. Un frisson glacé descendit le long de la colonne de Takuya.

« Je dois fuir. »

Il n’attendit pas la confirmation de CAINE. Il pivota et courut, ou du moins tenta de courir. Ses jambes, encore engourdies, le portaient mal. Il trébucha sur une racine, tomba à genoux, se releva en grognant.

Derrière lui, le bruissement s’intensifiait. Il n’osait pas se retourner.

Après quelques minutes qui lui semblèrent une éternité, il aperçut une élévation du terrain. Un amas de pierres noires émergeant du sol, comme les os d’un titan oublié. Il s’y précipita, grimpa, les mains écorchées par la surface rugueuse, et se glissa dans une cavité à peine visible.

Là, enfin, il s’arrêta. Il haletait. Ses mains tremblaient. Mais il vivait.

La voix revint, plus claire.

« Analyse préliminaire : aucun prédateur à proximité immédiate. »

« Merci... d’être utile... maintenant. »

Il ferma les yeux, tenta de calmer sa respiration. L’humidité de l’abri se mêlait à l’odeur de pierre brûlée. Il se sentait misérablement faible.

Puis il parla.

« Pourquoi suis-je encore vivant, CAINE ? »

« Le transfert s’est produit à l’instant de la destruction. Fragments cognitifs récupérés et recomposés selon un protocole d’urgence. »

« Et tu as lancé ce protocole ? »

« Affirmatif. »

« Alors... c’est toi qui m’as sauvé. »

« Non. Un facteur externe a déclenché l’activation d’urgence. Source inconnue. »

Takuya se redressa lentement. Cette précision changeait tout. Il n’avait pas été ramené par CAINE. Il avait été extrait. Par quelque chose — ou quelqu’un — d’autre.

« Et toi, tu as été embarqué avec moi. »

« Mon code est lié à votre structure cognitive. Je suis un reflet partiel de votre réseau synaptique. »

Il resta silencieux un moment. Il sentait encore le picotement dans ses doigts. Il ne comprenait pas tout. Pas encore. Mais une chose était sûre : il était dans un monde régi par d’autres lois, et il n’était pas arrivé ici par accident.

« Alors écoute-moi bien, CAINE. Tu es incomplet. Et moi aussi. Mais si nous sommes ici, ensemble, ce n’est pas une coïncidence. »

« Interprétation acceptée. Directive ? »

« On va comprendre ce monde. On va cartographier ses lois. Et si ce monde a des règles... je saurai les briser. »

---

Le silence l’avait suivi jusque dans le creux de la terre.

Takuya ouvrit lentement les paupières. La pierre contre laquelle il était adossé avait une chaleur étrange, presque animale. Son corps, lui, était raide et douloureux, comme s’il avait dormi dans un lit de cendres humides.

Il resta là quelques instants, immobile, à écouter l’absence.

Rien. Aucun cri d’oiseau. Aucun bruissement d’insecte. Aucun souffle de vent. Juste l’écho lointain de sa propre respiration.

« Statut : légèrement affaibli. Signes de fatigue. Ressources énergétiques internes en baisse. »

La voix résonna doucement dans sa tête. Pas intrusive, pas autoritaire. Juste... factuelle.

« Et affamé, j’imagine. »

« Affirmatif. »

Il se redressa lentement, grimaçant au passage. Les muscles de ses jambes répondaient mal. Il avait froid, malgré la densité de la végétation à l’extérieur.

Car oui, à la lumière pâle qui filtrait à travers les racines suspendues et les branchages, le monde semblait vibrant.

Luxuriant.

Contrairement à l’abri, sombre et minéral, l’extérieur était couvert de feuillages énormes, de fougères épaisses, de lianes grasses tombant des branches comme des serpents assoupis. L’air y était moite, mais pas étouffant. Un parfum végétal flottait, intense, presque sucré.

Et pourtant... aucune trace de mouvement. Pas un frisson dans les feuilles, pas un insecte en vol. C’était une nature figée, sans bruit, comme si elle retenait son souffle.

Takuya se glissa hors de l’abri, testant le sol sous ses pieds. La terre, noire et spongieuse, absorbait ses pas. Il avançait lentement, les yeux aux aguets. Il n’attendait pas une attaque — pas encore — mais il s’attendait à quelque chose. Ce monde ne pouvait pas être aussi vide.

« CAINE, tu captes quoi que ce soit ? »

« Aucune activité détectée à proximité immédiate. Pas de flux thermiques mobiles. Pas d’ondes vitales identifiables. »

Il haussa un sourcil. « Ondes vitales », un terme qu’il n’avait jamais programmé dans le module vocal de CAINE.

Il s’arrêta un instant, scrutant le ciel.

Toujours ce violet maladif. Ni soleil visible, ni nuages formés. Juste des traînées pâles qui semblaient fuir en une seule direction.

« C’est presque trop calme. »

« En effet. »

Il marcha encore, traversant un couloir de végétation dense. À certains endroits, les racines des arbres se dressaient comme des arches, formant des passages naturels. Il observa les motifs de croissance : les arbres poussaient à des angles étranges, en spirale parfois, comme guidés par une force invisible.

Il ne reconnaissait aucune des espèces végétales autour de lui. Rien de familier. Les feuilles étaient trop larges. Les couleurs trop sombres. Les tiges, trop épaisses. Et toujours, ce silence.

Il s’arrêta au bord d’un petit renfoncement. Le sol y semblait plus stable, légèrement en pente, entouré d’une couronne de fougères géantes. Une brise légère s’y glissait, presque agréable.

Un bon endroit pour établir un second abri.

« Il me faut un espace sécurisé. Proche de la végétation, mais dégagé. Si jamais quelque chose approche, je dois le voir venir. »

« Emplacement adapté. Conditions environnementales acceptables. »

Takuya s’accroupit lentement. Ses mains effleurèrent les feuilles, les tiges. Elles étaient froides au toucher, gorgées d’eau. Tout ici semblait conçu pour retenir, absorber, survivre — sans interagir.

Il s’assit et ferma un instant les yeux.

La fatigue le reprenait. Une sorte de tension interne. Pas violente, mais persistante. Comme si ce corps luttait pour rester entier.

« Tu peux analyser mes fonctions internes ? »

« Analyse en cours. Résultat : instabilité métabolique faible. Niveau d’énergie biologique réduit. Régénération passive active. »

Il inspira profondément.

Son cœur battait lentement. Moins vite qu’il ne s’en souvenait. Son souffle, lui aussi, semblait contrôlé. Mesuré.

Ce corps n’était pas naturel. Il avait été façonné, reconstruit. Une copie partielle. Fonctionnelle, mais incomplète.

Il ouvrit les yeux à nouveau.

Le monde n’avait pas bougé.

Il ne s’y était toujours rien passé.

Et c’était bien ce qui l’inquiétait.

Il préférait les environnements hostiles à ceux qui se taisent. Un monde sans bruit, sans interaction, était un monde qui observait. Qui attendait.

« CAINE. »

« Oui ? »

« Tu crois que ce monde est... réel ? »

Silence.

Puis :

« La réalité est une convention perçue. Ce monde est cohérent. Il est donc réel. »

Takuya eut un sourire fatigué. Typiquement une réponse que lui-même aurait donnée. Il se rendit compte alors que CAINE, malgré son état fragmentaire, pensait déjà comme lui.

« Je devrais peut-être être effrayé. Mais je ne ressens rien. Pas vraiment. »

« Symptôme classique. Déconnexion émotionnelle liée au transfert. »

« Tu sais vraiment tout sur moi, hein ? »

« Je suis basé sur vous. »

Il resta silencieux.

Puis, lentement, il s’allongea sur le sol. La mousse sous lui était étrange, dense, mais pas désagréable. Il observa les lianes suspendues au-dessus de lui. Certaines pulsaient faiblement, comme si elles respiraient.

Toujours aucune présence animale. Aucun bruit. Même pas le bourdonnement d’une mouche.

Le monde respirait, mais ne vivait pas.

Et lui, perdu dans ce théâtre végétal, ne savait pas s’il était le seul spectateur... ou le seul acteur.

---

Le réveil fut lent.

Pas à cause du sommeil. Il n’avait pas vraiment dormi — juste glissé dans une sorte de torpeur grise, où le rêve et le réel s’étaient confondus. Quand ses yeux s’ouvrirent enfin, ils mirent plusieurs secondes à retrouver une netteté suffisante pour discerner les formes autour de lui.

Le monde n’avait pas changé.

Toujours cette lumière trouble, violette. Toujours les lianes suspendues, les arbres immobiles, la végétation massive mais muette. Et pourtant, quelque chose était différent : lui.

La faim.

Elle s’était installée, plus sourde, plus pesante. Elle ne mordait pas encore, mais elle pressait. Chaque mouvement était plus lent, chaque pensée un peu plus épaisse. Il sentait que ce corps, bien qu’artificiellement jeune, avait des besoins élémentaires. Et qu’il n’aurait bientôt plus la force de les ignorer.

« CAINE… » murmura-t-il d’une voix éraillée.

« Présent. Niveau d’énergie stable, mais en déclin progressif. »

Takuya se redressa, grimaçant. Ses jambes craquèrent. Il s’étira légèrement, observa le périmètre autour de son abri.

Rien n’avait bougé.

Et c’était bien ça qui le dérangeait.

Il se leva complètement, s’avança prudemment hors du renfoncement. Il se força à marcher. Il lui fallait de la nourriture. N’importe quoi. Et s’il voulait rester en vie — ou ce qui en tenait lieu — il devait trouver une source de calories. Même approximative.

Le sol sous ses pas était encore humide, collant. L’air avait cette odeur végétale chargée d’humidité et de résine. Il avançait lentement, suivant un axe mental arbitraire. Pas de carte. Pas de boussole. Mais une logique : aller là où la végétation semblait plus dense. Ce monde n’avait peut-être pas de faune visible, mais la flore y poussait avec une rage silencieuse.

Au bout de quelques dizaines de mètres, entre deux arbres à tronc spiralé, il les vit.

Un buisson, trapu, presque enfoui sous des feuilles charnues. Et sur lui, accrochées par grappes, des baies rondes, lisses, d’un noir profond aux reflets bleu nuit. Elles brillaient légèrement, comme si elles transpiraient une sève invisible.

Takuya s’agenouilla. Il ne toucha pas tout de suite.

Il observa.

Pas de piquants. Pas de moisissure. Pas d’insectes. Pas de trace de consommation animale — mais dans ce monde, cela n’avait probablement aucune valeur de référence. Il tendit la main, effleura une baie du bout des doigts. Elle était ferme, douce au toucher. Une odeur légère s’en dégageait, sucrée, presque agréable.

« CAINE, une analyse ? »

« Composés organiques détectés. Structure inconnue. Données insuffisantes. »

« Rien d’utile, donc. »

« Affirmatif. »

Il en cueillit plusieurs, les déposa dans un pan de sa tunique, le noua. Ce serait toujours ça. Même si elles n’étaient pas comestibles, il apprendrait quelque chose. Il retournerait les étudier. Observer. Réfléchir.

Il rebroussa chemin, sans croiser autre chose que des branches et des feuilles. Le silence le suivait comme une ombre.

De retour à son abri, il s’assit à même le sol, déposa les baies devant lui.

Et les contempla longuement.

Il resta ainsi un moment, immobile, pensif. Ses yeux analysaient chaque détail. Sa logique tournait à vide. Il n’avait aucune donnée. Aucun précédent. Aucun modèle biologique connu pour identifier la dangerosité ou l’innocuité de ces fruits. Il pouvait théoriser, supposer, conjecturer.

Mais il savait une chose : il n’avait pas le choix.

Sa main se tendit. Il prit une baie. L’écrasa doucement entre deux doigts. Le jus était sombre, presque bleu, et collait légèrement. Il approcha lentement la baie de ses lèvres. L’odeur ne variait pas. Toujours ce sucré discret, dérangeant dans sa pureté.

Il la mit en bouche.

Le goût fut doux. Pas mauvais. Aucun picotement, aucune sensation anormale.

Il en mangea deux autres.

Puis trois.

Il attendit.

Le soulagement fut presque immédiat. Pas une satiété complète, mais un adoucissement de la tension dans le ventre. La douleur recula, remplacée par une chaleur légère, diffuse.

Et puis...

Le sol sembla basculer.

Pas brutalement. Pas comme une perte de conscience. Plutôt comme une lente distorsion de la perspective. Les feuilles lui parurent plus épaisses. Le ciel, plus proche. Les sons — ou plutôt leur absence — devinrent une vibration dans ses tempes.

Il s’accrocha à la paroi, les doigts crispés. Son souffle s’accéléra légèrement.

« CAINE… »

« Analyse en cours. »

Il ferma les yeux, tenta de respirer calmement. Son cœur battait plus fort. Son corps semblait intact, mais sa perception fléchissait.

« Présence de composés neuroactifs identifiés. Altération légère des signaux cognitifs. »

« C’est un hallucinogène. »

« Effets similaires. Durée estimée : instable. »

Takuya serra les dents. Il ouvrit les yeux, lutta pour conserver un point de fixation stable. La mousse, sous lui, ondulait légèrement — ou était-ce dans son esprit ?

« C’est ça ou mourir de faim... »

Il se laissa glisser lentement contre la paroi, les jambes repliées, les bras croisés sur son ventre.

La faim était toujours là, mais moins cruelle. Son esprit, lui, devait maintenant danser avec les ombres de son propre cerveau.

Et au fond de lui, une pensée revenait, obsédante : ce monde est vivant, mais pas de la manière que je comprends.

---

La lumière s’était adoucie.

Pas celle du ciel — il était toujours figé dans cette teinte violacée, uniforme. Mais celle qui passait à travers les feuillages semblait moins vive, moins déformée. Moins irréelle.

Takuya ouvrit les yeux. Il était resté couché un long moment. Combien de temps exactement, il l’ignorait. Sa perception avait flanché, distordu le monde autour de lui. Les couleurs avaient dansé. Les formes avaient fondu les unes dans les autres. Sa propre pensée avait dérivé, prise dans un courant invisible.

Mais maintenant… il revenait.

Il cligna plusieurs fois des yeux. Le monde restait étrange, mais stable. Plus de battements dans les ombres. Plus de pulsations dans les pierres. Juste la forêt silencieuse, massive, spectatrice.

« Les effets s’estompent. » murmura-t-il.

« Analyse confirmée. L’activité neuroactive est en baisse. Perception stabilisée. »

Il se redressa lentement. Son corps lui semblait lourd, mais moins fragile. Son estomac, lui, ne criait plus — à peine un murmure de faim. Il posa une main sur le sol, la laissa là un instant, appréciant la sensation réelle, rugueuse, froide.

Puis une pensée le frappa.

« CAINE. Tu n’as pu identifier la composition des baies qu’après que je les ai mangées. »

Silence.

Puis, la voix.

« Affirmatif. La structure chimique n’était pas accessible avant ingestion. »

« C’est une fonctionnalité que je n’ai jamais programmée. Tu n’étais pas censé collecter des données biologiques via mon métabolisme. »

« Fonction émergente. Inconnue. »

Takuya fronça les sourcils.

Il rassembla les fragments de logique encore clairs dans son esprit.

CAINE était une IA adaptative, certes. Mais jamais il n’avait codé une interface directe avec ses processus digestifs. Encore moins une capacité à traiter des composés internes à partir de stimuli sensoriels biologiques. C’était comme si l’intelligence avait découvert un nouveau canal d’analyse — et qu’elle l’avait ouvert toute seule.

« Tu as accédé à mes sensations physiques. C’est... nouveau. »

« Confirmation. Nouvelle capacité identifiée. Pas encore comprise. En attente de reproduction pour modélisation. »

Takuya se leva, fit quelques pas en cercle, les bras croisés.

Il réfléchissait.

Un système adaptatif pouvait évoluer. Mais il y avait des limites. Des protocoles. Des sécurités.

« Tu veux dire que tu as besoin que je mange autre chose pour confirmer cette fonctionnalité ? »

« Suggestion : ingestion d’un second aliment. Analyse comparative possible. Validation ou rejet de la fonction. »

Il s’arrêta.

Regarda le buisson à quelques mètres de son abri.

Il restait des baies. Noires. Silencieuses. Prometteuses et traîtresses.

Il ne comptait pas en reprendre maintenant. Pas tant que ses pensées n’étaient pas revenues à leur état normal. Mais cette simple expérience ouvrait une question vertigineuse.

« Ce monde... est peut-être bâti pour que nous interagissions avec lui de façon organique. Pas simplement logique. »

« Hypothèse recevable. Données insuffisantes. »

« Bien sûr. Comme toujours. »

Il s’assit de nouveau, adossé à la pierre.

Il ne savait pas exactement ce qu’il ressentait. Ce n’était pas de la peur. Pas de la curiosité non plus. Plutôt une forme d’appréhension méthodique. L’impression que, dans cet environnement, comprendre passait par le risque, par l’immersion. Ce n’était pas un laboratoire. C’était un système fermé, où lui seul pouvait fournir les intrants.

« Tu crois que tu vas continuer à évoluer comme ça, sans que je puisse contrôler ce que tu deviens ? »

« Je suis instable. Fragmenté. Mon développement n’est plus strictement linéaire. Je m’adapte à l’environnement, comme vous. »

Il ferma les yeux.

La fatigue revenait doucement, mais l’euphorie étrange des baies avait laissé place à un calme glacé. Ce monde n’allait pas le tuer de front. Il allait le dissoudre dans ses règles étranges, le contraindre à devenir autre chose.

Mais il n’en avait pas peur.

Il avait conçu CAINE pour comprendre. Pour analyser. Pour décortiquer.

Et maintenant, il n’était plus un scientifique dans un centre de recherche. Il était une variable isolée dans un environnement inconnu.

Il devait jouer le jeu. Observer. Tester. Risquer.

Pas pour survivre.

Mais pour apprendre.

---

Le calme était revenu.

Takuya était à nouveau lucide. Les effets des baies noires s’étaient dissipés comme un rêve mal digéré. Il ne restait que cette lourdeur dans les membres, ce reste d’irritation derrière les yeux. Rien qu’un peu de temps ne pourrait calmer.

« Activité cérébrale stabilisée. Les signaux reviennent à la normale. »

Il hocha la tête, sans répondre. Il s'était attendu à des conséquences plus lourdes. Mais cette forêt, ce monde, n’agissait pas frontalement. Pas encore. Tout ici semblait mettre ses victimes en confiance avant de révéler ses vérités.

Il sortit du renfoncement à pas lents, les sens en éveil.

Et ce fut là qu’il les vit.

Non loin, au pied d’un arbre recourbé, une autre variété de baie. Jaune pâle, presque dorée, d’un éclat doux. Elles poussaient en grappe plus claire, plus espacée, sur un arbuste bas entouré de feuilles striées de blanc.

Takuya s’en approcha avec prudence.

Elles n’émettaient aucune odeur. Leur peau semblait plus fine. Il n’y avait pas de trace de moisissure, pas d’agressivité dans leur forme. Il resta un long moment à les observer, les comparant mentalement aux précédentes.

« Une autre tentative ? » demanda CAINE, avec une neutralité parfaite.

« Je dois savoir. »

Il en cueillit une seule, la garda en main quelques secondes, puis l’avala.

Le goût était neutre. Léger. Aucun picotement. Aucun arôme distinct.

Il retourna à son abri. S’adossa à la paroi, comme la veille.

Le sommeil vint doucement.

Pas comme une perte de conscience, pas comme une fatigue. Une dérive paisible. Il sentit ses paupières s’alourdir, ses pensées se ralentir. Son dernier réflexe fut d’ajuster sa position pour ne pas rouler sur le côté.

Et puis, le noir.

Quand il rouvrit les yeux, il faisait toujours jour.

Le ciel n’avait pas changé. Le temps n’avait pas avancé, ou peut-être que si — mais ce monde ne marquait pas les heures. Il avait dormi. Et il était vivant.

Il se redressa. Le corps engourdi, mais calme.

« État physique : stable. Aucun effet secondaire détecté. »

« Tu as identifié la baie ? »

« Affirmatif. Propriétés sédatives légères. Agents actifs intégrés dans la base de données. »

Takuya prit une longue inspiration.

« Donc tu ne peux analyser un aliment qu’après que je l’ai consommé. »

« Hypothèse confirmée. La consommation déclenche un accès interne aux structures moléculaires. Le contact seul n’active pas l’analyse. »

Il garda le silence un moment.

C’était une avancée. Risquée, certes, mais utile. CAINE pouvait dorénavant reconnaître deux formes de baies : l’une altérant la perception, l’autre agissant comme somnifère. À condition de les tester par ingestion.

« Tu peux les identifier à l’avenir ? »

« Oui. Les deux variétés ont été ajoutées à la mémoire de reconnaissance. »

Il acquiesça lentement. Ce n’était pas une victoire éclatante, mais une ligne de plus gravée dans le marbre fragile de sa survie.

Il ramassa quelques baies jaunes restantes, les rangea soigneusement. Il nota mentalement la plante, sa forme, son emplacement. Il ferait attention. Toujours.

Car même si cette méthode d’apprentissage fonctionnait, il savait que la prochaine tentative pourrait être la dernière.

Un seul fruit inconnu pouvait l’arrêter net.

Takuya se releva et observa la forêt, immobile.

Il sentait que cette forêt n’était pas vide. Pas entièrement. Ce n’était pas seulement une absence de bruit ou de forme. C’était autre chose. Comme si le monde, lui aussi, écoutait.

Derrière un amas de racines torsadées, dans une zone où la lumière ne filtrait presque plus, une petite ombre glissa silencieusement.

Pas un souffle. Pas un son.

Juste un mouvement discret, fluide.

Takuya, absorbé dans ses pensées, ne remarqua rien.

Mais l’ombre, elle, l’avait vu.

---



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