Chapitre 2 - Instinct primaire

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Le réveil fut rude. Pas brutal comme une alarme, mais lourd, tiré d’un sommeil épais par une alerte sourde, presque corporelle. Takuya ouvrit les yeux lentement, clignant plusieurs fois avant que le flou violet du ciel filtré par les racines ne cède sa place à une netteté douloureuse.

Le sol était froid. Sa tunique rêche collait encore à sa peau moite. Il avait transpiré durant la nuit, ou ce qui en tenait lieu. Ici, le temps ne s’écoulait pas comme il l’aurait souhaité. Aucune indication de matin, d’après-midi, ou de nuit. Le ciel restait figé dans cette teinte mauve irréelle. Il aurait pu dormir trois heures comme trente.

« Statut : stabilité organique. Niveaux d'énergie critiques. Besoin de ravitaillement. »

La voix de CAINE dans sa tête était plus claire que la veille. Moins fragmentée. Elle s’imposait avec une neutralité douce, presque rassurante, comme un écho logique à ses pensées. Takuya se redressa lentement, le dos contre la paroi humide de la grotte. Ses muscles tiraillaient, mais son esprit était alerte. Il se souvenait des baies, des hallucinations, du sommeil troublé. Et de la pensée qui l'avait poursuivi jusqu'au creux de ses rêves : ce monde n'était pas simplement silencieux. Il écoutait.

Il passa une main sur son visage, sentit la rugosité de sa barbe de quelques jours, puis observa ses doigts. Minces, nerveux. Ce corps n'était pas encore entièrement familier, mais il commençait à répondre. Lentement. Il se leva, étira ses jambes engourdies, fit quelques pas circulaires dans la grotte pour remettre ses muscles en tension.

Les baies jaunes qu’il avait conservées gisaient dans un repli de tissu, encore intactes. Elles avaient tenu. Leur texture semblait plus molle, mais leur odeur restait stable. Il les observa longuement, sans les toucher. L'expérience précédente avait laissé une empreinte vive dans sa mémoire : ces fruits avaient altéré sa perception, distordu son lien au réel. Il ne pouvait plus se permettre ce genre de vulnérabilité. Pas ici. Pas alors que ce monde se montrait si imprévisible.

« Trop risqué, » murmura-t-il pour lui-même. Il replaça les baies dans leur coin, décidant de les conserver pour analyse, mais pas pour consommation.

Il improvisa un plan simple : repérage, recherche de nouvelles ressources, cartographie mentale. Il arracha un pan de sa tunique, le noua autour de sa taille comme un sac improvisé. Avant de sortir, il marqua l’entrée de la grotte d’un trait net avec un fragment de roche. Il grava profondément une entaille dans la pierre : un repère. Son point zéro.

Le monde extérieur n’avait pas changé. Le silence était total. Les feuillages massifs filtraient la lumière comme une membrane opaque. La lumière ne variait pas, ne projetait pas d’ombres nettes. Tout semblait figé dans une aube permanente. Il choisit de longer les racines enchevêtrées, utilisant leur torsion comme guide naturel.

Quelques dizaines de pas plus loin, il s'arrêta. Quelque chose avait changé. Une pierre, posée près d’un tronc la veille, avait disparu. Une racine portait une entaille fraîche, comme si on l’avait lacérée d’un coup vif. Il toucha la cicatrice. Elle était encore humide. La blessure semblait trop nette pour être naturelle.

Un frisson le traversa. Peut-être le vent. Peut-être un animal. Mais il n’y avait pas de vent. Pas d’animal visible.

Il se força à continuer. La tension dans ses épaules refusait de se dissiper. Il gravait des entailles discrètes sur les arbres qu’il croisait, des signes simples, des repères dans ce labyrinthe végétal. Il se promit de ne pas s’éloigner trop. Pas encore.

Après une heure d'exploration prudente, il repéra une zone de feuillage plus dense. Un buisson à feuilles larges, épaisses, dont les branches portaient de petits fruits allongés, vert sombre, presque noirs. Il s’accroupit, les observa. Pas de moisissure. Pas de piquants. Odeur neutre.

« Analyse ? » murmura-t-il.

« Structure organique non répertoriée. Composants actifs inconnus. Aucun signe de toxicité volatile. Risque d’ingestion non estimable. »

Il les cueillit sans les goûter. Cinq fruits, glissés dans son tissu. Il les observerait plus tard, méthodiquement. Les risques étaient trop élevés pour improviser.

Il poursuivit plus loin, franchissant un petit talus couvert de mousse. Une légère brise, inexplicable, effleura son visage. Elle ne semblait pas venir de l'air ambiant, mais de la terre elle-même. Une expiration du sol. Il s'accroupit, posa sa paume sur la mousse. Rien. Mais il avait ressenti quelque chose.

CAINE ne signalait aucune anomalie. Et pourtant, son instinct hurlait que quelque chose le suivait. Ou l’observait. Il se releva, accéléra le pas, refusant de céder à la panique.

Puis, il vit un détail qui le glaça. Sur un tronc massif, une entaille nette, en demi-cercle. Pas naturelle. Pas ancienne. Une coupe franche, comme si une lame l'avait tranché avec une précision chirurgicale. Une autre, plus bas, plus profonde, avait entaillé jusqu’au cœur de l’arbre.

Il recula d’un pas. Ses yeux balayèrent les feuillages. Aucun mouvement. Aucun bruit. Mais l’air vibrait. Comme chargé d’une tension électrique invisible. Il ne voyait rien. Mais il savait. Quelque chose l’avait vu.

Il fit demi-tour, les sens en alerte. Chaque craquement, chaque feuillage froissé sous ses pas était une alerte. Mais rien ne bougeait. Le monde semblait figé. Et c'était bien cela qui lui faisait peur. Il aurait préféré un danger visible, bruyant, identifiable.

De retour à l’abri, il déposa ses trouvailles à même le sol, s’assit, les observa longuement. Les fruits étaient fermes, mais dégageaient une légère buée, comme s’ils transpiraient.

« Ce monde ne dit rien, » murmura-t-il. « Mais il regarde. Il attend. »

Et au fond de sa poitrine, là où l’homme rationnel ne croyait plus au hasard, une sensation rongeait lentement sa logique : l’intuition que la forêt n’était pas seulement un décor. C’était un être. Et lui, un intrus dans sa chair.

Takuya tenait dans la paume de sa main un fruit à la forme familière. Rond, légèrement bosselé, d’un vert pâle moucheté de blanc. La texture de sa peau rappelait celle d’une pomme, et l’odeur douce qui s’en dégageait n’évoquait rien d’hostile. Pas d’effluve acide. Pas de picotement olfactif. Pas d’anomalie perceptible.

Il hésita un instant. Les effets secondaires des baies précédentes étaient encore gravés dans sa mémoire. Mais cette fois-ci, tout semblait différent. Le fruit était net, clair, presque trop banal pour ce monde qui tordait tout ce qu’il touchait.

« Analyse préalable ? »

« Structure organique stable. Teneur en eau élevée. Aucun composé neuroactif détecté. »

Il s’assit sur un tronc renversé et croqua prudemment dans le fruit.

La chair était ferme, croquante, mais une amertume franche s’en dégagea aussitôt. Pas désagréable, mais surprenante. Une saveur végétale, légèrement terreuse, persistante sur le palais. Il mâcha lentement, attentif à chaque variation sensorielle. Aucune chaleur soudaine. Aucune distorsion visuelle. Aucune réaction physiologique notable.

Il termina le fruit en entier, sans se précipiter, puis sortit un morceau de tissu et y enveloppa les deux autres spécimens qu’il avait cueillis. Une habitude de précaution désormais instinctive : toujours garder une réserve. Toujours avoir une trace.

« Données complétées. Alimentation viable. Amertume notable. Ajout à la base de reconnaissance : fruit classe A-1. »

Takuya hocha lentement la tête. C’était un petit pas, mais un pas tout de même. Une victoire modeste, sobre, silencieuse. Ici, même manger sans mourir était un exploit.

Il reprit sa marche. L’air restait immobile, dense, et malgré le calme apparent, ses sens étaient toujours en alerte. Il continua d’avancer à travers la forêt en direction d’une zone qu’il n’avait pas encore explorée, à la recherche de nouveaux végétaux, d’eau peut-être. Son pas était mesuré, son souffle contrôlé.

C’est à ce moment-là que la voix de CAINE grésilla plus sèchement que d’habitude :

« Présence mobile non identifiée. Quatre mètres. Derrière vous. »

Takuya se figea. Le cœur suspendu. Lentement, il tourna la tête.

Et ce qu’il vit figea le temps.

Une créature d’un autre monde se tenait là. Haute comme un chien, mais dressée sur ses pattes postérieures, une mante religieuse à la carapace d’un vert noir iridescent l’observait de ses yeux composés, rouges et pulsants. Ses pattes avant étaient repliées comme deux lames jointes, prêtes à frapper. Le moindre de ses mouvements évoquait une précision mécanique. Aucune hésitation. Aucun bruit.

La créature bondit.

Takuya réagit par pur instinct. Il se jeta sur le côté, roula dans la mousse humide alors qu’une des lames insectoïdes tranchait l’air à l’endroit exact où se trouvait sa tête un battement de cœur plus tôt.

Une branche derrière lui s’effondra, nette, coupée en deux.

Il se releva en chancelant, les jambes déjà prêtes à courir. Aucun cri. Aucune réflexion. La fuite, seule, guidait ses gestes. Il courut.

CAINE analysait en direct :

« Vitesse de poursuite estimée : supérieure. Comportement prédateur. Stratégie recommandée : évasion en terrain restreint. »

Takuya dévalait une pente douce, slalomait entre des racines noueuses, manqua de trébucher sur un tronc couché. Derrière lui, il n’entendait rien… mais il savait. Il sentait. La chose ne faisait aucun bruit, mais elle le suivait. Bondissant peut-être de tronc en tronc, ou courant juste hors de son champ de vision.

Un crissement sec retentit au-dessus de lui. Il leva brièvement les yeux. Trop tard. Une ombre sauta juste devant lui. Il bifurqua de justesse, le souffle court, et sentit une douleur vive effleurer son bras gauche : la patte l’avait frôlé.

Son abri !

Il reconnut l’arche rocheuse à travers les feuillages. Il poussa ses jambes au maximum, s’élança dans un dernier élan et plongea tête la première à l’intérieur de la grotte.

Il tomba sur le sol dur, roula sur le côté, le souffle coupé. Il n’osait pas bouger. L’obscurité familière l’enveloppait.

Et puis… rien.

Pas de cri. Pas d’impact.

Il rampa jusqu’à l’entrée et jeta un œil.

La créature était là. Juste devant. Immobile.

Elle le fixait. Ses lames repliées. Ses antennes frémissaient à peine. Mais elle ne franchissait pas le seuil.

CAINE parla doucement :

« Comportement prédateur suspendu. Zone considérée comme non pénétrable. Hypothèse : seuil défensif environnemental. »

Takuya ne répondit pas. Il fixait la mante, l’adrénaline battant dans ses tempes. La chose… attendait.

Et lui, blotti dans ce repli de pierre, comprit que ce monde n’allait pas seulement tester son intelligence. Il allait tester ses réflexes, sa peur, et sa capacité à comprendre les règles non dites.

La créature resta là. Longtemps. Puis, lentement, elle fit demi-tour, ses pattes effleurant à peine le sol, et disparut sans un bruit.

Takuya resta figé, les muscles tendus. Puis, dans un souffle tremblant, il murmura :

« Elle aurait pu me tuer. Mais elle a attendu. C’est pire. »

Takuya n’avait pas bougé. Son dos restait plaqué contre la paroi de pierre, les genoux ramenés contre lui, ses doigts crispés sur un éclat de roche qu’il n’avait même pas senti ramasser. La douleur dans son bras, là où la patte de la mante l’avait effleuré, battait au rythme de son cœur. Sourde. Présente. Réelle.

Il respirait lentement, le plus silencieusement possible, cherchant à ralentir son rythme cardiaque. Chaque inspiration résonnait dans sa tête comme un tambour trop fort. Il gardait les yeux rivés sur l’entrée de la grotte, là où la lumière violette s’affaiblissait légèrement, sans jamais vraiment changer. L’ombre mouvante de la forêt s’arrêtait net au seuil. Comme si ce petit abri appartenait à un autre monde.

CAINE restait silencieux. Pas de données. Pas d’analyse. Juste un silence artificiel qui imitait celui de la forêt. Takuya ne savait pas s’il devait s’en sentir soulagé ou trahi.

Il resta ainsi un long moment, figé, les muscles tendus, incapable de décider s’il devait sortir ou rester enfermé. Finalement, la crampe dans ses jambes le força à bouger. Il s’agenouilla lentement, s’approcha de l’entrée, assez pour voir, mais pas assez pour être vu.

Rien.

Le sol devant la grotte portait les marques de pattes fines mais puissantes. Des creux nets, par paires, en demi-lunes tranchantes. Elles s’arrêtaient à quelques centimètres du seuil. Exactement.

Il fronça les sourcils.

L’instinct. La peur. La prudence. Il jeta un regard vers un des fruits qu’il avait gardés. Il en coupa un morceau, le mâcha rapidement, laissa la pulpe amère descendre dans sa gorge. Puis, sans vraiment réfléchir, il roula doucement le trognon vers l’extérieur de la grotte.

Le fruit s’immobilisa sur le sol mousseux, juste au-delà du seuil. Rien ne se passa.

Puis une ombre glissa hors des arbres.

La mante. Silencieuse, comme toujours. Elle s’approcha lentement, comme si elle avait attendu. Elle tendit l’une de ses pattes, ramassa le fruit d’un mouvement fluide, presque délicat. Et s’éloigna aussitôt, sans un bruit.

Takuya resta pétrifié.

Elle était là depuis le début. Tapie, invisible. Pas partie. Pas fuyante. Présente.

« Tu as vu ? » souffla-t-il.

« Affirmatif. Présence prolongée. Absence d’interaction directe. »

« Pourquoi elle ne rentre pas ? »

« Aucune donnée. Comportement non classifiable. Absence d’hostilité directe en zone actuelle. »

Takuya soupira. Il n’était pas plus avancé. La créature ne l’avait pas poursuivi ici. Mais elle le surveillait. Ce n’était pas de la chasse. C’était de l’observation. Une étude ? Une évaluation ?

Il retourna s’asseoir dans un recoin de la grotte. Il n’osait pas sortir. Il n’avait rien compris.

Et c’était pire que tout.

Il rongea lentement un autre fruit. Il fallait maintenir ses forces. Même si l’amertume lui rappelait la fragilité de sa situation, même si chaque bouchée lui pesait.

Il restait là, les yeux fixés sur l’ouverture, les muscles trop tendus pour trouver un véritable repos.

La nuit — si l’on pouvait l’appeler ainsi — s’étira sans bruit. Le ciel ne s’assombrit pas. Mais l’air, lui, devint plus lourd. Moins vibrant. Comme si le monde retenait son souffle. Comme si tout s’était mis sur pause, sauf lui.

Des heures passèrent. Peut-être plus. Peut-être moins. Il ferma les yeux un instant.

Un bruit, un froissement très léger, le fit sursauter. Il se figea. Tendit l’oreille. Rien. Ou presque. Juste… la sensation.

Il avait l’impression qu’on l’épiait encore.

Mais cette fois, il n’avait plus la force de lutter.

Il glissa lentement sur le côté, son dos contre la pierre tiède, les paupières lourdes. Son esprit resta éveillé, son corps pas tout à fait endormi.

Et juste avant de sombrer dans cette frontière floue entre conscience et rêve, il crut apercevoir, dans la pénombre, une silhouette insectoïde figée à la lisière du monde.

Peut-être réelle.

Peut-être un cauchemar.

Le fruit roulait doucement entre ses doigts. Dernier exemplaire de ceux qu’il avait classés comme comestibles. Une sphère imparfaite, à la peau striée de blanc et de vert, encore ferme malgré le temps passé. Takuya le regardait sans le manger. Non pas par prudence cette fois, mais par nécessité.

Il avait faim. Mais il était coincé.

Depuis son réveil, CAINE n’avait cessé de répéter une même ligne, à intervalles réguliers :

« Présence hostile détectée. Zone six. Distance approximative : sept mètres. »

La mante religieuse ne s’était pas éloignée. Elle était là. Juste au bord du monde connu. Invisible, mais bien réelle.

Takuya resta accroupi près de la paroi, dos à la roche, fixant le seuil de la grotte sans le franchir. Son ventre grondait doucement, mais il gardait le fruit intact, comme s’il valait plus que ses nutriments.

Il se tourna vers la voix mentale de CAINE.

« Tu peux détecter sa position maintenant ? »

« Affirmatif. Système passif de détection thermique partiellement réactivé. Source : adaptation environnementale. »

Takuya plissa les yeux.

« Tu n’avais pas cette capacité active avant. »

« Correct. Mise à jour autonome basée sur l’exposition prolongée à un prédateur silencieux. »

Il inspira profondément. Ce monde était peut-être inhospitalier, mais il le faisait évoluer. Il ne comprenait pas les règles, mais il commençait à percevoir les effets.

Un silence pesant s’installa. Il devait agir. Attendre ne ferait que l'affaiblir davantage. Et sortir était suicidaire. Il jeta un regard au fond de son abri, vers le morceau de tissu dans lequel reposaient les baies restantes. Noires, luisantes, toujours menaçantes.

Une idée germa.

Takuya se redressa lentement, prit les baies une par une et les écrasa sur la peau du dernier fruit. Le jus sombre coula le long de ses doigts, imprégnant la chair verte d’un éclat malsain. Il en badigeonna toute la surface, jusqu’à ce que le fruit prenne une teinte violette irrégulière.

Un piège ? Pas vraiment. Une expérience.

Il roula doucement le fruit hors de la grotte, le laissant s’arrêter sur le sol spongieux, à quelques mètres.

Et il attendit.

CAINE réagit avant lui :

« Mouvement détecté. Présence approchante. »

Elle revint.

La mante émergea lentement de l’ombre. Majestueuse, fluide, implacable. Elle s’arrêta devant le fruit, l’examina à peine, puis le saisit avec délicatesse avant de l’ingérer en quelques mouvements précis.

Mais cette fois, elle ne repartit pas.

Elle resta là.

Immobilisée devant la grotte. Pas menaçante. Pas agressive. Simplement… là. Comme un gardien inversé. Comme une sentinelle attendue.

Takuya observa longuement. Il ne pouvait lire aucune expression sur son masque chitineux. Mais quelque chose, dans l’angle de ses pattes, dans la lente oscillation de ses antennes, lui donna une intuition tenace.

Elle attendait.

« CAINE, tu lis quelque chose ? »

« Activité motrice minimale. Posture stationnaire prolongée. Indices comportementaux ambigus. »

Takuya s’accroupit de nouveau, les bras autour de ses genoux.

« Elle est encore là. Mais ce n’est pas comme avant. »

Il resta silencieux un long moment. Puis, presque pour lui-même :

« Elle attend. Pas que je sorte. Pas que je fuie. Elle attend que je comprenne. »

Et dans le silence violet de la forêt, l’impatience de l’insecte pesa plus lourd que toutes les menaces.

Le jour commençait à décliner. Enfin, c’est ce que Takuya crut distinguer. La lumière violette du ciel, constante jusqu’ici, virait lentement vers une teinte plus profonde, presque bleutée. Les ombres devenaient plus nettes, plus épaisses, comme si la forêt reprenait son souffle.

Il nota ce changement comme un fait nouveau. Une variation lumineuse. Une possible alternance jour-nuit. Il n'en tira pas de conclusion, pas encore. Trop tôt. Trop peu de cycles observés.

Il avait faim. Encore. Et sommeil. Mais il refusait de céder à l’un ou à l’autre. Devant l’entrée de la grotte, à quelques mètres, la mante religieuse restait immobile. Comme une statue. Sa présence, inchangée depuis des heures, pesait plus lourd que n’importe quelle menace directe.

Il s’était juré de ne rien supposer. Alors il observait. C’était tout ce qu’il pouvait faire. Il relevait les micro-mouvements, la position des pattes, l’angle des antennes. Rien ne semblait évoluer. Et pourtant, quelque chose avait changé.

Elle bougea.

D’abord lentement. Une patte avant s’éleva, hésitante, puis retomba. L’autre la suivit. Pas une attaque. Pas une approche. Un geste vide. Comme un réflexe déclenché sans stimulus.

Puis elle frappa. Dans le vide. Une frappe nette, brutale, mais dirigée vers… rien. Le néant.

Takuya se figea. Il cligna des yeux, mais la créature ne s'était pas déplacée. Elle s'était juste... dérégulée.

CAINE parla enfin :

« Activité motrice désorganisée. Hypothèse : altération cognitive. »

Takuya fronça les sourcils. « Tu crois que ce sont les baies ? »

« Corrélation possible. Ingestion confirmée. Composés neuroactifs potentiellement efficaces sur certains systèmes nerveux non-humains. »

Il hocha la tête, lentement. « Corrélation, pas causalité. Je note. Rien de plus. »

CAINE ne répondit pas.

Devant la grotte, la mante s'agitait davantage. Ses mouvements perdaient en fluidité. Elle bondit légèrement sur le côté, heurta un tronc, se redressa en tremblant. Puis elle frappa encore, deux fois, dans des directions opposées.

Takuya sentit sa propre respiration se bloquer. C'était chaotique. Involontaire. Comme si quelque chose en elle ne répondait plus. Comme si elle voyait... autre chose.

Les convulsions commencèrent.

Le corps insectoïde se tordit, ses pattes se repliant sur elles-mêmes, ses mouvements saccadés comme des spasmes incontrôlés. Elle recula brusquement, trébucha, puis s'effondra de tout son long.

Un silence absolu suivit la chute.

Takuya ne bougea pas. Il resta assis, en retrait, les yeux rivés sur la créature gisant dans la pénombre naissante.

CAINE rompit le silence.

« Signes vitaux non détectables à cette distance. Hypothèse : perte de conscience ou défaillance organique sévère. »

Il se mordit la lèvre. Sa main se crispa sur sa cuisse.

« Hypothèse. Pas diagnostic. »

« Affirmatif. »

Il attendit encore. Une minute. Deux. Aucun mouvement. La lumière du ciel s'éteignait lentement, plongeant les arbres dans une obscurité bleutée.

Et la mante ne bougeait toujours pas.

Takuya resta là. Immobile. Trop prudent pour sortir. Trop rationnel pour agir sans données.

Il nota tout mentalement. Heure approximative. Symptômes observés. Durée de l'épisode. Réaction environnementale : nulle.

Et il conclut, sans émotion, sans satisfaction :

« Soit elle est morte. Soit elle rêve. Et je ne veux pas être là si elle se réveille. »

Le jour était revenu. Lentement, mais distinctement. La lumière mauve de la veille avait viré au bleu pâle, presque gris, teintant la forêt d'une clarté nouvelle. Les ombres s'étiraient, s'allongeaient sur le sol spongieux, redessinant les contours familiers sous un autre angle.

Takuya se tenait à l'entrée de la grotte, le regard figé sur le corps inerte de la mante. La créature n'avait pas bougé de la nuit. Aucune contraction. Aucune vibration des antennes. Le sol autour d'elle était parsemé de fines rayures, de marques laissées par ses dernières convulsions.

Il n'avait pas dormi. Juste somnolé, l'esprit suspendu entre vigilance et fatigue. Maintenant, il savait qu'il ne pouvait pas rester là indéfiniment. Il devait sortir. Il devait vérifier. Même s'il avait peur.

La peur, il la sentait dans sa gorge, dans ses mains moites, dans ses jambes raides. Mais elle ne paralysait pas. Elle contraignait. Et il obéissait.

Avant de quitter l'abri, il chercha autour de lui. Il trouva une pierre. Lourde. De la taille d'une pastèque. Ébréchée sur un côté. Il la souleva à deux mains, les muscles tendus, et la garda contre lui comme une arme primitive. Une défense brute. Une promesse : s'il le fallait, il frapperait.

CAINE parla d'un ton plus neutre que jamais :

« Analyse thermique activée à deux mètres. »

Takuya s'approcha lentement. Un pas après l'autre. Ses bottes improvisées s'enfonçaient dans la mousse, étouffant le bruit. Il contournait la mante en arc, gardant toujours la pierre levée, le souffle court. À deux mètres, il s'immobilisa.

CAINE commença ses scans. Takuya fixait le corps allongé, sa carapace striée, ses pattes repliées. Rien ne bougeait.

Les secondes s'étiraient. CAINE annonçait les données par bribes :

« Aucun flux thermique interne. Pas de pulsation. Pas d'ondes motrices détectables. »

Une minute passa. Puis deux. Puis trois. Takuya avait l'impression d'attendre depuis une vie entière. Sa nuque était en feu. Ses mains glissaient sur la pierre. Son souffle s'accélérait, malgré lui.

Et soudain... un frémissement.

Infime. Mais réel.

Une patte. Juste un sursaut. Une contraction légère. Mais suffisante.

Le corps de Takuya réagit avant sa raison. La peur prit le contrôle. Il bondit, hurlant, la pierre au-dessus de la tête. Et l'abattit.

Une fois.

Puis une deuxième.

Puis encore.

Il ne compta pas. Il ne pensait plus. Il frappait. Encore et encore, jusqu'à ce que la pierre lui échappe des mains, glissante, que ses bras ne répondent plus, que ses jambes cèdent sous la tension.

Devant lui, là où il y avait la tête de la mante, il ne restait qu'un amas de liquide verdâtre, de fragments chitineux, de matière pulvérisée. Une bouillie infecte.

Il tomba à genoux, haletant, le regard fixe, les mains couvertes de sang et de sève.

CAINE brisa le silence.

« Mouvement neutralisé. Signes vitaux absents. L'entité est confirmée inactive. »

Mais Takuya n'écoutait plus. Il restait là, immobile, incapable de bouger, secoué par la violence qu'il venait de libérer. Par la bête qu'il avait tuée.

Par ce que cela avait révélé de lui-même.

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