Chapitre 3 - Résidu de peur
Le silence pesait lourdement sur la scène. Takuya était resté immobile, à genoux devant le cadavre de la mante. Le liquide verdâtre encore chaud dégoulinait entre les fissures de la carapace brisée. L'odeur, âcre et métallique, lui collait à la gorge.
Il ne ressentait ni triomphe, ni soulagement. Juste cette sensation sourde, dense, d'un acte accompli sans réflexion. Son cœur battait encore fort. Trop fort. Sa poitrine se soulevait par à-coups. Les images de la veille clignotaient dans son esprit comme un cauchemar éveillé : le bond, le cri, le bruit sourd de la pierre qui frappe. Encore. Et encore.
« Respire... » souffla-t-il pour lui-même.
Il se redressa lentement, les jambes raides, les mains couvertes de sang vert séché. Son regard resta fixé sur la créature. La violence avait été brutale, mais nécessaire. Il n'en tirait aucune conclusion morale. Il y avait eu une menace. Il avait survécu. Point.
CAINE s'activa sans avertissement.
« Anomalie détectée. Une énergie faible est entrée dans votre corps au moment de l'arrêt vital de l'entité. »
Takuya sursauta légèrement. « Quelle nature d'énergie ? »
« Indéterminée. Pas de signature énergétique connue. Pas de dégagement thermique associé. »
Il serra la mâchoire. « Alors ce n'est qu'un phénomène. Pas une théorie. Note-le comme tel. »
Il se tourna vers le cadavre, en prit la mesure. Malgré la destruction, la masse de l'insecte était imposante. La carapace, bien qu'éclatée, restait lourde. Il ne pouvait pas l'abandonner ici. Il y avait des choses à apprendre.
« CAINE, tu peux l'analyser ? »
« Affirmatif. Une analyse complète nécessite un environnement stable. La grotte est adaptée. »
Takuya observa les pattes rigides, chercha un point de prise. Il arracha un pan de tissu de sa tunique et l'enroula autour d'un segment intact, improvisant un système de traction rudimentaire.
Il commença à tirer.
Le poids du cadavre était conséquent. Sa progression était lente, laborieuse. La créature résistait, sa carapace raclait le sol, s'accrochait aux racines, déchirait la mousse sous son passage. Takuya suait, grognait sous l'effort, mais ne s'arrêtait pas.
Il s'arrêta deux fois pour souffler, essuya son front, reprit. Il ne ressentait pas de différence dans sa force. Pas encore. Son corps répondait normalement, lentement, comme après un stress intense.
Il atteignit enfin l'entrée de la grotte. Le soleil s'était levé. Les ombres s'étaient déplacées. Le calme semblait revenu. Mais Takuya savait que ce n'était qu'un répit.
Il traîna le corps dans la grotte, centimètre par centimètre, jusqu'à le placer au centre de la cavité, là où la lumière filtrait faiblement par l'ouverture.
Puis il s'assit, dos contre la pierre.
Il n'avait pas dormi. Il avait tué. Il avait déplacé un cadavre. Et maintenant, il allait l'ouvrir.
Mais pas tout de suite. D'abord, il allait respirer. Et se souvenir qu'il était vivant.
Il observa le cadavre pendant plusieurs longues minutes. Aucun mouvement. Pas même un spasme résiduel. L'entité était totalement inerte. Sa tête n'était plus qu'une pulpe d'organes éclatés et de fluides verts. Mais l'ensemble de son corps, lui, semblait encore étrangement... intact. Utilisable.
L'instinct de Takuya aurait voulu reculer. Laisser cette chose derrière lui. Mais la part du scientifique dominait. L'outil mental reprenait le dessus. Une créature inconnue, neutralisée, encore fraîche, à disposition. C'était une opportunité unique. Il n'était plus en situation de survie immédiate. Il était en situation d'étude.
Il se leva lentement, les muscles endoloris. CAINE, toujours silencieux, semblait l'attendre.
« Charge le protocole d'observation passive. Enregistre l'intégralité du processus. Détail organique prioritaire. »
« Enregistrement prêt. Commencement à votre signal. »
Takuya fit le tour de la créature, notant mentalement les détails : la segmentation de l'abdomen, la symétrie des membres, la texture des articulations. Il n'avait jamais rien vu de tel, ni dans la faune terrestre, ni dans les modèles biotechnologiques de ses recherches.
Il effleura du bout des doigts une membrane repliée sur le thorax. Elle était souple, presque chaude. Vivante. Ou du moins, récemment.
Un frisson le traversa. Mais il ne recula pas.
Il retourna à l'entrée de la grotte, fouilla un moment dans ses affaires éparses. Il ne possédait rien de vraiment tranchant. Juste un éclat de pierre récupéré la veille, à moitié poli. Il fit quelques essais dans le vide. Cela suffirait, pour commencer.
Il se retourna vers le cadavre.
« Ce n'est plus une menace, » dit-il à voix basse. « Ce n'est plus une créature. C'est un sujet. »
Et il s'agenouilla. Prêt à commencer.
Le corps de la mante reposait au centre de la grotte, immense, inerte. Takuya l'observait en silence, le regard fixé sur l'épaisse carapace fendue, les pattes repliées comme celles d'un prédateur assoupi. L'odeur âcre du sang insectoïde avait perdu en intensité, mais elle persistait dans l'air, accrochée aux murs de pierre.
Il s'agenouilla lentement. La peur s'était retirée, mais la prudence demeurait. Ses gestes étaient précis, mesurés. Il commença par inspecter la structure des membres antérieurs. Ces pattes, qui avaient failli lui trancher la tête, étaient composées de plusieurs segments articulés, terminés par une longue lame de chitine noire, légèrement incurvée.
Takuya approcha une main gantée de fortune, toucha délicatement l'arête. Tranchante. Fine. Solide.
Il chercha un point de rupture dans l'articulation et, à l'aide d'un éclat de roche, commença à détacher la lame chitineuse du reste de la patte. Le processus prit du temps. La jonction était résistante, ancrée profondément dans les tissus cartilagineux. Mais après plusieurs minutes de pression contrôlée, il parvint à l'extraire.
Il la tint dans ses mains. Légère, mais dense. Elle formait une courbe naturelle, presque comme une faucille primitive. Il la fit glisser lentement sur un pan de tissu : elle le coupa sans effort.
Un outil.
CAINE intervint immédiatement.
« Densité de la chitine : élevée. Résistance structurelle : supérieure à la pierre. Utilisable comme lame de découpe. »
Takuya hocha la tête. Il venait de trouver son scalpel.
Il prit une inspiration lente et posa la lame sur le thorax de la mante. Le point d'entrée n'était pas évident : la carapace formait une série de plaques imbriquées. Il repéra un espace entre deux segments, là où la flexion permettait le mouvement.
Le premier contact fut hésitant, mais la chitine glissa sans résistance. Une ligne sombre s'ouvrit dans la peau rigide. Du fluide vert sombre suinta immédiatement, coulant le long du flanc de l'insecte. L'odeur devint plus forte, plus humide, presque organique.
Takuya s'arrêta. Il observa le fluide, sa consistance. Il ne touchait rien à mains nues. Il utilisait un petit morceau de bois pour tester la viscosité. Collant. Lourd. Aucune évaporation rapide. CAINE analysait en temps réel.
« Fluide interne détecté. Concentration enzymatique élevée. Fonction : probablement circulatoire ou digestive. Toxicité potentielle : inconnue. »
Takuya nota l'information. Il décida de ne pas trancher plus profondément pour l'instant. Il avait besoin d'observer la disposition interne, d'extraire proprement certaines pièces.
Il coupa un second segment, horizontalement, dégageant un panneau thoracique. À l'intérieur, des structures fibreuses formaient un réseau en spirale, comme des muscles artificiels croisés avec une architecture végétale.
Il resta un instant figé devant cette découverte. Ce n'était ni complètement animal, ni complètement alien. C'était... organisé. Construit.
« CAINE, photographie interne en cours. »
« Enregistrement lancé. Cartographie visuelle à 70 %. »
Takuya continua, découpant méthodiquement, étalant les morceaux sur une surface de pierre plate, classant selon leur apparence, leur texture, leur comportement au contact de l'air.
Il s'arrêta un instant, le souffle court. La concentration avait atténué sa fatigue, mais elle revenait maintenant, comme une vague sourde.
Il regarda la lame chitineuse dans sa main. Elle était couverte de taches verdâtres, mais toujours aussi tranchante.
Et ce n'était que le début.
Il leva de nouveau la lame.
Le cœur froid, la tête lucide.
Et continua.
Takuya découpait lentement, minutieusement. Il avait ouvert une partie du thorax et enlevé plusieurs plaques de carapace, les empilant à proximité comme des pièces de blindage organique. Il sentait ses mains trembler par intermittence, non plus à cause de la peur, mais du poids de la tension accumulée. L'adrénaline retombait, remplacée par la concentration pure.
Il enfonça la lame chitineuse dans une ligne musculaire et ouvrit une nouvelle section. Une odeur plus acide s'échappa aussitôt. Le tissu interne était dense, organisé en bandes concentriques irrégulières, parcourues de fibres blanches nerveuses et de tubes translucides.
Il recula légèrement, observa les réactions. Pas de contraction résiduelle. Pas d'émanation toxique immédiate. Il se pencha, approcha ses yeux des canaux. Une pulsation légère y circulait encore par inertie : une forme de fluide jaune pâle s'écoulait lentement. Il n'avait rien pour le collecter.
Il murmura : « C'est un système circulatoire... mais inversé ? »
CAINE répondit aussitôt :
« Flux analysé. Probabilité : système de régulation interne non hémolymphatique. Fonction possible : transfert énergétique ciblé. »
« Ciblé ? »
« Transport interne de microcharges. Structure bioélectrique probable. »
Takuya haussa un sourcil. Il ne comprenait pas encore, mais cela signifiait une chose : cette créature avait une forme de conductivité interne. Peut-être un réseau énergétique.
Il continua à dégager les tissus autour d'un organe globulaire logé profondément dans la cavité. Il semblait encapsulé dans une membrane souple, légèrement translucide, presque gélatineuse. Il hésita. Trop instable, trop risqué à ouvrir maintenant. Il le nota mentalement.
Alors qu'il se redressait, il saisit une pièce de chitine qu'il venait de retirer pour la poser plus loin. Elle pesait lourd. Très lourd. Il serra la mâchoire.
Ce n'était pas censé être si facile à soulever.
Il la reposa. Puis en prit une autre. Même résultat. Une fluidité dans le geste. Moins de résistance.
Il se figea.
Puis tendit les bras devant lui. Les contracta. Il sentit ses muscles réagir plus vite. Il plia les jambes, sauta légèrement sur place. Réception parfaite. Stable.
« CAINE. Analyse de ma condition physique. »
Quelques secondes passèrent.
« Résultat : force physique augmentée de 10,4 %. Constitution générale augmentée de 9,8 %. Paramètre musculaire ajusté. Hypothèse : modification liée à l'événement énergétique détecté précédemment. »
Takuya serra les dents. Il ne dit rien pendant un long moment. Puis :
« Note-le. Pas de conclusion. Juste une mesure. »
« Affirmatif. »
Il continua le découpage, plus vite désormais. Il ne savait pas si c'était l'effet de l'amélioration, ou la simple efficacité acquise par la répétition, mais ses gestes étaient plus assurés.
Il empila les plaques de chitine à gauche, les tissus musculaires à droite. Il essayait de tout garder ordonné, même si la roche brute n'était pas l'environnement idéal.
Son regard tomba sur ses vêtements. Déchirés, souillés, inefficaces. Il n'avait rien pour stocker les échantillons. Rien d'autre que ce qu'il portait. Il arracha un pan inférieur de sa tunique, l'utilisa pour enrouler deux morceaux musculaires.
« CAINE. Comestibilité théorique ? »
« Composants protéiques détectés. Risque pathogène : inconnu. Cuisson recommandée pour neutralisation. »
Il soupira. Il ne pouvait toujours pas faire de feu. Mais au moins, il avait une piste.
Il classa les éléments sur une dalle plate de pierre, établissant un espace de tri rudimentaire : muscles, nerfs, organes, fluides. Il nettoya ses mains avec un reste de tissu sec, plus par habitude que par réel espoir d'hygiène.
Il observa un instant la scène : la grotte, autrefois vide, était maintenant un laboratoire de fortune. Tout avait changé.
Et ce n'était pas terminé.
Il regarda ses mains. Serrer un fragment. Le lever. Aucun tremblement.
« Ce monde ne me renforce pas. Il me convertit. »
Il s'adossa à la paroi, la tête basse. Juste un moment de pause. Pas de faiblesse. Une réinitialisation mentale.
Puis il reprit la lame.
Et retourna à la carcasse.
Takuya s’était redressé lentement. Le dos encore raide, les bras engourdis par des heures de découpe et de manipulation de tissus inconnus. La carcasse de la mante gisait dans un demi-cercle de lumière, partiellement ouverte, disséquée avec méthode. Des morceaux de chitine, des organes internes, des fibres musculaires, et même une poche organique étrange étaient répartis en cercles presque rituels autour de lui. Il avait fait tout ce qu’il pouvait pour organiser le chaos.
Mais maintenant, il lui fallait autre chose.
Son estomac grognait faiblement. Il n’avait rien avalé depuis la veille, sinon un fruit amer. Et s’il avait un ou deux morceaux de chair brute emballés dans des lambeaux de tissu, il savait qu’en l’absence de feu, il ne pouvait pas les consommer sans risque. Il avait besoin d’autre chose. Quelque chose de sûr. De connu. Et si possible, de reproductible.
Il fit le tour de son abri une dernière fois, vérifiant que les éléments disjoints de la mante étaient à l’abri de l’humidité. Il plaça une pierre plate sur les éléments les plus sensibles – notamment la glande pulsante – puis noua à sa ceinture ce qui restait d’un tissu usé, prêt à accueillir quelques fruits.
Il se pencha vers la lame de chitine qu’il avait utilisée pour découper le thorax de la créature. Le bord était encore tranchant, et l’arme improvisée tenait solidement dans sa main. Il ne savait pas ce qu’il croiserait dehors, mais il ne comptait plus sortir sans être armé. Pas même pour cueillir des fruits.
CAINE sembla anticiper sa pensée.
« État musculaire stable. Aucune variation cardiaque. Vous êtes prêt pour une sortie. »
Takuya hocha la tête. Il ne répondit pas. Il franchit le seuil de la grotte à pas mesurés. L’extérieur était calme. Trop calme, peut-être. Mais la lumière, elle, avait changé.
Le ciel avait cette teinte bleu-lavande propre à ce monde, mais les ombres sur les troncs semblaient plus nettes. L’air sentait la mousse humide, et un peu la résine. Il se dirigea vers le secteur où il avait trouvé les premiers buissons de baies quelques jours plus tôt. Il ne se faufilait plus. Il avançait droit, avec prudence, mais sans crainte panique.
La forêt, comme toujours, ne faisait aucun bruit. Pas d’insecte, pas d’oiseau, pas même le craquement des branches. Juste le son de ses propres pas. Et celui, à peine perceptible, du tissu frottant contre la lame de chitine qu’il tenait toujours prête.
Le premier buisson reconnut sa silhouette avant lui. Il s’arrêta. Il se souvenait parfaitement de sa forme, de la texture de ses feuilles. Des fruits jaunes y étaient accrochés comme des perles opaques. Les baies soporifiques.
Il s’accroupit, observa leur état. Certaines avaient légèrement fléchi sous leur propre poids, mais d’autres étaient encore fermes. Il les cueillit avec précaution, les plaçant une à une dans son tissu. Il en prit six, pas plus. La dose lui semblait correcte – assez pour dormir plusieurs fois, sans risquer de perdre le contrôle.
Un peu plus loin, il retrouva un autre buisson. Plus petit, plus sombre. Les baies noires. Celles qui déformaient la perception. Celles qui l’avaient désorienté, mais qui avaient aussi révélé des éléments subtils, peut-être psychiques, de ce monde. Il en préleva cinq également, puis fit une pause.
Il s’assit sur une racine tordue, le dos droit, l’arme sur les genoux. Il regarda autour de lui. L’immobilité de la forêt l’oppressait par moments. Pas un souffle. Même les feuilles ne bougeaient pas.
Mais cela ne dura pas. Car à quelques mètres de là, entre deux troncs en spirale, il aperçut un éclat de lumière discret. Reflet naturel ? Peut-être. Mais Takuya ne croyait pas aux coïncidences optiques ici.
Il s’approcha doucement. Pas à pas. Et ce qu’il trouva le figea.
Un buisson bas, presque au ras du sol, portait un type de fruit qu’il n’avait encore jamais vu. Des baies translucides. Parfaitement sphériques. Légèrement gélatineuses. Elles semblaient... briller. Pas vraiment de manière lumineuse, mais elles renvoyaient la lumière d'une façon qui ne semblait pas naturelle.
Takuya s’accroupit, posa la lame près de lui. Il tendit la main vers l’un des fruits, sans le cueillir. Il l’effleura du bout des doigts. Le contact était frais. Une sensation de froid sec, presque métallique. Il recula la main. La baie vibra imperceptiblement.
« CAINE. Analyse sensorielle immédiate. »
« Aucune radiation détectée. Température de surface : 6,2°C. Aucune réaction chimique volatile. Lueur réflective. Composants internes non accessibles sans rupture. »
Il enleva un pan de tissu propre, le posa sous une branche, et cueillit deux baies translucides. Elles étaient légèrement collantes. Il les enveloppa aussitôt, les isola dans un coin de son sac improvisé. Il ne les toucherait plus sans protection.
Il resta accroupi quelques instants. Ce monde n'était pas stérile. Il produisait encore. Offrait encore. Il commençait à comprendre que chaque fruit, chaque plante, chaque réaction avait sa place. Une logique. Peut-être non humaine, mais réelle.
Il se releva, balaya les environs du regard. Toujours rien. Pas de mouvement. Pas de menace. Juste un calme qui devenait presque familier.
Il entreprit de faire le chemin retour. Il prit un itinéraire légèrement différent, contournant les troncs spiralés par le nord. À chaque pas, il restait attentif. Pas pour fuir, mais pour apprendre.
Arrivé à l’entrée de la grotte, il s’arrêta un instant. L’humidité qui en sortait lui sembla plus familière que l’air extérieur. Il entra, déposa son chargement sur la pierre plate, rangea les baies selon leur type, et s’assit contre le mur.
Il n’avait pas croisé d’autre trace. Pas entendu de bruit suspect. Mais il n’avait pas cessé d’écouter.
Il leva les yeux vers l’ouverture ovale de la grotte.
Demain, il commencerait à tester les fruits.
Pas aujourd’hui.
Aujourd’hui, il les avait trouvés. Et cela suffisait.
La lumière était différente ce matin-là. Takuya le perçut immédiatement. Plus douce, plus diffuse. L’humidité ambiante avait laissé une pellicule fraîche sur les parois de la grotte, et le silence semblait moins pesant que d’habitude. Il s’assit lentement, observa ses mains encore marquées par la dissection de la veille, et prit une décision simple : aujourd’hui, il allait tester.
Il approcha les baies translucides. Deux reposaient sur une dalle plate, intactes. Il s’était promis d’attendre. D’observer. Mais il avait aussi besoin de réponses.
Il en prit une, l’examina à nouveau. Surface gélatineuse, froid sec au toucher. À l’aide d’un éclat de chitine, il l’entailla doucement. La pulpe éclata sans résistance, libérant un gel incolore, à l’odeur neutre. Il l’approcha de ses lèvres, goûta un fragment.
Presque immédiatement, il sentit une perte de sensation. L’intérieur de sa bouche s’engourdissait. Comme un anesthésiant local. Pas de douleur. Pas de brûlure. Juste une insensibilité croissante.
« CAINE ? » murmura-t-il difficilement.
« Effet anesthésique localisé détecté. Aucune toxine réactive. Composés neuro-inhibiteurs faibles. »
Takuya acquiesça. Il recracha les restes du fruit, nettoya sa bouche avec un morceau de tissu. L’effet était rapide, mais non paralysant. C’était contrôlable. Utile, même. Il en nota mentalement l'effet pour un usage ultérieur. Puis son regard glissa vers un paquet de tissu noué, posé sur un repli de roche.
La viande crue.
Le muscle de mante religieuse, coupé la veille, soigneusement conservé à l’ombre. Il avait résisté à l’odeur depuis des heures, mais maintenant que l’adrénaline avait baissé et que sa bouche était insensibilisée, la faim prit le dessus.
Il n’avait rien mangé de solide depuis plus d’un jour. Il savait que c’était risqué. Il savait qu’il aurait dû tester un fragment minuscule. Mais il avait faim. Et il avait envie de quelque chose de réel, de consistant. De viande.
Il déballa le morceau, coupa une tranche d’une taille raisonnable — pas trop petite, pas trop grande — et la mâcha lentement. La texture était fibreuse, élastique, et sans goût, grâce à l’effet de la baie. Une chaleur douce se diffusa dans sa poitrine. Un soulagement presque euphorique. Son estomac se détendit. La sensation de vide disparut, remplacée par un poids réconfortant.
Pendant quelques minutes, tout allait bien.
Puis les crampes commencèrent.
D’abord faibles. Une torsion à l’estomac. Un spasme. Il se redressa, se tint les côtes. La douleur se propagea en vague, atteignant son torse, ses flancs, puis ses bras. Ses mains tremblaient. Il tenta de se lever, mais une décharge lui traversa les jambes. Il s’effondra à genoux.
CAINE réagit aussitôt.
« Détérioration du système digestif. Crise spasmodique. Réaction immunitaire active. »
Takuya ne répondit pas. Il se plia en deux, agrippé au sol, la sueur dégoulinant de son front. La douleur le frappa par vagues. Une contraction brutale, suivie d’une accalmie trompeuse. Puis une autre, plus forte. Il se mit à vomir, mais son estomac était vide. Des haut-le-cœur secs, douloureux, qui lui arrachaient la gorge.
Il perdit la notion du temps. Les murs de la grotte tournaient autour de lui. Ses membres se convulsaient sans contrôle. CAINE continuait de parler, tentant de suivre l’évolution, de nommer les étapes. Mais les mots se mélangeaient dans sa tête.
Par moments, il retrouvait assez de lucidité pour se haïr. Pour comprendre ce qu’il avait fait. Il aurait dû tester un fragment. Une cellule. Un microprélevement. Mais il avait cédé à la faim. À la faiblesse. À l’impatience.
Il ne dormit pas. Il ne put pas dormir.
La douleur revenait sans cesse, irrégulière, comme si son corps refusait le don qu’il lui avait fait. Comme si cette viande n’était pas seulement étrangère, mais hostile. Le moindre mouvement était un supplice. La lumière de la grotte changeait, mais il ne savait plus si c’était le jour ou la nuit. Il transpirait par vagues, grelottait entre deux bouffées de fièvre.
CAINE, fidèle à son protocole, poursuivait l’analyse :
« Fièvre interne élevée. Système digestif compromis. Aucune toxine identifiable, mais réaction systémique aiguë. »
À un moment, il cessa de lutter. Il se laissa glisser contre la pierre, roula sur le côté. Il n’y avait plus de stratégie, plus d’hypothèse. Juste de la douleur. Et le temps qui s'étirait.
Il ne perdit jamais tout à fait conscience. Mais parfois, il aurait préféré. Les heures passèrent ainsi. Vingt-quatre, au total. Vingt-quatre heures de convulsions, de vomissements, de crampes, de sueurs froides. Puis, lentement, la tempête recula.
Il resta allongé encore longtemps, incapable de se redresser. Il respirait par petites bouffées. Son ventre était un champ de ruines. Ses muscles, tremblants. Il ne parlait pas. Il n’avait plus de voix.
Et pourtant, il vivait encore.
Il faisait plus frais que d’habitude. Ou peut-être était-ce son corps, encore affaibli, qui ressentait chaque variation de température avec plus d’acuité. Takuya se redressa lentement, les membres douloureux mais stables. Il resta assis un moment, dos contre la paroi de pierre, à contempler la grotte qui l’avait abrité, protégé, transformé.
Autour de lui, tout portait la trace de son passage. Les pierres où il avait trié la chair et les fluides. La surface plane où il avait classé les baies. Le creux dans lequel il s’était recroquevillé pendant vingt-quatre heures de douleur. C’était devenu un espace à lui, presque familier.
Mais ce n’était pas un lieu de vie. Pas à long terme. Il le savait depuis le début. Il avait repoussé la décision. Maintenant, il ne pouvait plus. Il se leva lentement, fit craquer ses épaules, et murmura :
« Je ne peux pas rester ici. »
Il jeta un œil vers l’entrée. La lumière était stable, sans violence. Une journée claire. Il inspira profondément.
« CAINE. Liste des éléments comestibles découverts jusqu’à aujourd’hui. »
La voix synthétique répondit immédiatement.
« Aliments identifiés :
Baies jaunes – effet : sédatif léger. Utilisation contrôlée.
Baies noires – effet : altération cognitive, hallucinations. Usage limité.
Baies translucides – effet : anesthésie buccale locale. Aucun effet systémique observé.
Tissu musculaire de mante – effet : réaction toxique. Ingestion déconseillée. »
Takuya acquiesça. Il s’agenouilla, rassembla les baies restantes, les répartit dans des cavités naturelles de la chitine qu’il avait retirée de la mante. Il improvisa un conteneur rudimentaire avec un morceau de carapace, le noua à sa ceinture avec une liane tressée la veille. Pas de tissu. Pas de flasque. Juste lui, son outil, et ce qu’il pouvait porter.
Il ramassa sa lame de chitine, vérifia son tranchant. Toujours nette. Il la glissa dans une boucle improvisée sur sa hanche. Puis il s’approcha du reste de la carcasse. Ce qu’il ne pouvait pas emporter, il ne laisserait pas traîner. Il repoussa les morceaux inutiles dans un renfoncement sombre de la grotte, les recouvrit de pierres aussi soigneusement que possible.
Il voulait laisser l’endroit propre. Non pas par respect, mais par discipline. Il n’avait pas oublié ce qu’il était. Même dans ce monde.
Il s’arrêta un instant devant le mur qu’il avait gratté avec la pointe d’un éclat : des symboles improvisés, une forme de notation. Il passa la paume sur la surface rugueuse, effaça les traces. Il ne voulait pas revenir. Et si quelqu’un d’autre passait un jour… il ne voulait pas laisser de signature.
Il s’avança vers l’entrée de la grotte. La lumière y était franche, mais pas aveuglante. Il ferma un instant les yeux, écouta le silence.
« CAINE, mode exploration activé. Priorité : analyse de terrain, détection thermique, signaux de flux organiques. »
« Paramètres enregistrés. Exploration assistée prête. »
Il franchit le seuil.
Pas de solennité. Pas de cérémonie. Il avançait simplement. Chaque pas l’éloignait d’un refuge qu’il avait transformé en laboratoire. Et d’un passé qu’il ne reconnaissait plus. Il ne savait pas où il allait. Mais il savait pourquoi il partait.
Et c’était suffisant pour commencer.
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