Chapitre 4 - Pas à pas
Takuya avançait depuis un peu plus d’une heure. Sa jambe encore bandée tirait à chaque pas, mais la douleur était contenue. Le sol sous ses pieds devenait plus meuble, couvert d’une mousse épaisse et spongieuse, et l’air… plus lourd, chargé de parfums organiques, de senteurs végétales étrangement sucrées. Il n’était plus dans le même monde qu’autour de la grotte. C’était une autre phase. Une autre couche du vivant.
CAINE avait noté dès les premiers mètres :
« Signatures thermiques multiples. Activité biologique en progression. »
Takuya hochait la tête de temps en temps, observant, mais ne répondait que rarement. Il écoutait. Il regardait. Et surtout, il se souvenait. La vie ici n’était pas simplement vivante. Elle était attentive.
Une plante, d’abord. Large, rouge sombre, dentelée. Elle se referma brusquement sur une mouche grosse comme un pouce, dans un claquement visqueux. Il s’était arrêté pour la regarder. Il ne s’en était pas approché. Il ne se risquait plus à la curiosité sans discipline.
Un peu plus loin, un ver gras, blanc et translucide rampait lentement le long d’une feuille immense. Il laissait derrière lui une traînée de mucus légèrement phosphorescent. Plus il avançait, plus Takuya voyait. Entendait. Le monde ne dormait pas. Il remuait.
Et puis il le vit. Le premier mouvement animal rapide depuis la mante.
Un lapin.
Pas tout à fait. Il avait la taille, la forme, mais aussi une corne. Longue, droite, osseuse. Un corail pâle qui sortait de son front. Et il l’avait vu.
Takuya s’arrêta net.
Le lapin aussi.
Ils s’observèrent. Un battement. Deux.
Et puis, l’animal bondit.
La corne fendit l’air comme une flèche. Takuya n’eut pas le temps de réagir. La douleur lui explosa dans la cuisse alors qu’il s’effondrait, transpercé.
« Alerte. Plaie pénétrante. Risque hémorragique. Appliquer substance anesthésiante immédiatement. »
Il grogna, tomba sur le côté, fouilla son sac de fortune. Ses doigts trouvèrent l’une des baies translucides. Il l’écrasa directement sur la plaie, étalant la pulpe sur la peau ouverte. Le soulagement fut presque instantané. L’engourdissement, bienvenu.
Il roula sur le dos, tira son arme improvisée – la lame de chitine fixée à une branche – et la tint devant lui.
« CAINE. Trajectoire de l’assaillant ? »
« Trois trajectoires probables. Cinq secondes avant contact. Gauche. Ligne directe. »
Le lapin bondit à nouveau. Takuya roula sur le côté. La créature rata sa cible, atterrit plus loin. Il se redressa à moitié et, sans attendre, fonça à son tour. Un coup. La lame toucha le flanc.
Le lapin tourna, revint. Takuya planta sa lance vers l’avant. L’impact fut plus net. Puis un autre coup. Et encore un.
Le lapin recula, chancela. Du sang jaillit de ses flancs. Il tenta un dernier bond… puis s’effondra.
Takuya haleta. La main tremblante, il regarda le corps gisant à quelques pas.
Pas de peur. Pas de panique.
Seulement une pensée qui lui traversa l’esprit, froide et claire :
« Je n’ai jamais chassé. Jamais tué. Et pourtant, je viens de survivre. »
Il resta là un instant, le souffle lourd. Puis s’assit contre un tronc.
Et sans rien dire, il se demanda ce qu’il devenait.
Le sol absorbait la douleur.
Takuya était resté immobile plusieurs minutes après l’affrontement, appuyé contre un tronc noueux, la jambe raidie par la douleur, la respiration contrôlée par la volonté. Le corps du lapin cornu gisait à quelques pas, inerte, baignant dans une mare sombre. La chaleur de l’effort le quittait lentement, remplacée par une fatigue plus profonde. Une fatigue de nerfs, de muscles, de certitudes aussi.
Il baissa les yeux vers sa cuisse. La plaie n’était pas aussi large qu’il l’avait craint, mais elle était profonde. Le saignement s’était atténué grâce à la pulpe des baies translucides écrasées juste après l’impact, mais la blessure restait ouverte, douloureuse. Il allait devoir la protéger si ce n’était pour marcher, au moins pour survivre sans fièvre.
CAINE confirma d’une voix plus calme :
« Saignement stabilisé. Aucune hémorragie artérielle. Risque infectieux élevé si plaie laissée à l’air libre. »
Takuya inspira lentement. Son cerveau faisait déjà défiler les éléments à disposition. Il n’avait pas de tissu sec, ni de baume. Mais il avait ce que ce monde offrait.
Il regarda autour de lui. Une plante, aux larges feuilles lisses et souples, s’agitait doucement sous le vent. Il la reconnut : non toxique, souple, résistante. Il en arracha deux feuilles, les plia proprement, puis les plaça avec précaution sur la plaie après avoir de nouveau pressé un peu de pulpe anesthésiante sur les bords. Une sensation de froid parcourut sa jambe, puis s’évanouit.
Il serra les feuilles à l’aide d’une liane tressée, trouvée plus tôt. Elle n’était pas parfaite, mais elle tenait. Il fit un nœud solide, testa la tension.
Puis il se redressa.
La douleur le traversa d’abord comme un fil tendu, mais elle ne le fit pas tomber. Il grinça des dents, ferma les yeux une seconde, puis s’adossa à l’arbre. Tenir debout. C’était tout ce qu’il demandait à son corps, maintenant.
Mais il en demanderait plus.
Il avança en clopinant jusqu’à une branche morte au sol, droite et relativement épaisse. Il la ramassa, la nettoya rapidement avec la lame, puis s’en servit comme béquille de fortune pour tester son équilibre.
« CAINE. Stabilité ? »
« Centre de gravité modifié. Compensation active requise à chaque mouvement. Recommandation : construire une attelle si déplacement prévu sur plus d’un kilomètre. »
Takuya approuva d’un hochement de tête. Il choisit deux branches plus fines et les fixa le long de sa jambe blessée avec des lianes nouées serrées. L’attelle improvisée tenait bien. L’angle était acceptable. Il fit quelques pas, boitillant, mais sans s’effondrer.
Il regarda son arme. La lame de chitine avait glissé hors de la branche fine lors du choc. Il la retrouva, couverte de sang coagulé. Il la rinça dans une flaque d’eau stagnante et la réattacha à une branche plus solide, la calant entre deux nœuds de bois. Il utilisa une liane plus longue pour l’attacher fermement à l’extrémité. Il serra, testa, renforça. C’était rudimentaire, mais solide. Une lance.
Il resta quelques instants à genoux, testant sa respiration, la douleur dans sa jambe, la prise de son arme. Puis il se redressa lentement, un pied après l’autre, le regard fixé sur la jungle qui s’étendait devant lui.
Le monde ne l’avait pas encore avalé.
Il marcha.
Boitillant, oui, mais sans pause. Il franchit plusieurs racines, contourna un arbre au tronc spiralé, passa sous une arcade de lianes épaisses. Il ne regardait plus l’environnement comme un paysage, mais comme une suite de choix tactiques. Où poser le pied. Où se reposer si besoin. Quelle plante pouvait cacher une menace. Où pouvait se cacher une source de secours.
Il ne comptait pas les minutes. Il ne les vivait pas. Il les traversait.
Le jour avançait. La lumière variait doucement, passant d’un bleu clair à un vert plus saturé. Les ombres s’allongeaient, mais pas trop. Il estimait qu’il lui restait au moins deux heures de lumière avant que l’atmosphère change.
À un moment, il s’arrêta près d’un ruisseau peu profond, sans oser boire. Il humidifia un pan de mousse propre, s’en servit pour se nettoyer le visage, le cou, et les mains. Le contact de l’eau lui rappela combien son corps était encore tendu. Ses muscles refusaient le repos. Ils n’avaient pas oublié l’attaque.
Il se remit en marche, encore. Pas à pas. En rythme. Il avait compris qu’arrêter trop longtemps, c’était encourager le corps à s’écrouler. Et ce n’était pas une option.
La jungle se faisait plus claire, moins oppressante. Il avait le sentiment de remonter quelque chose, un relief invisible. Le sol montait légèrement, la végétation se dispersait plus largement. Le chant d’un insecte inconnu perça l’air à un moment, brisant le silence. Puis plus rien.
CAINE restait silencieuse depuis un moment. Takuya appréciait cette absence. Il n’avait besoin de données que lorsqu’il ne pouvait plus faire confiance à ses sens. Pour l’instant, ils suffisaient.
Au moment où le soleil commença à baisser, il trouva un petit renfoncement rocheux surélevé, à mi-pente. Il s’y installa pour la nuit. Il mangea une baie translucide, juste une demi-dose pour atténuer la douleur. Et un fruit amer, croqué à moitié, pour ne pas tomber à jeun.
Il réajusta son attelle, vérifia ses ligatures, puis cala sa lance près de lui.
Il ne dormit pas tout de suite. Il écouta. Le vent dans les feuilles. Les craquements lointains. Un froissement de plume peut-être. Ou de peau.
Mais rien ne vint.
Pas cette nuit.
Le ciel restait figé dans ses teintes laiteuses, oscillant entre l’azur et le vert. Takuya avançait toujours, clopinant, la jambe raidie mais stable, le regard vif malgré la fatigue. Son corps avait accepté la cadence, et son esprit s’était calé sur une logique mécanique : observer, anticiper, avancer.
Il marchait depuis des heures. L’air avait changé. Il n’était plus simplement vivant — il était chargé. Plus riche. Plus dense. L’humidité s'était allégée, remplacée par une brise lente, presque prudente.
Takuya ne savait pas ce qu’il traversait, mais il sentait qu’il avait quitté la portion sauvage et brute de la jungle. Cette zone semblait... plus organisée.
C’est là qu’il le vit.
Un second lapin. Identique au premier, ou presque. Même pelage blanc lustré, même yeux rouges, même corne frontale pâle. La bête était accroupie, dos tourné, reniflant le sol au pied d’un buisson.
Takuya s’accroupit lentement. Il n’avait pas besoin d’un autre combat, mais il ne voulait pas non plus fuir. Il sentait que ce deuxième contact serait différent.
Il réfléchit quelques secondes. Puis, d’un pas discret, il amorça une manœuvre de contournement. Il se glissait entre les troncs, ramenant sa lance dans son dos pour ne pas l’exposer. Ses appuis étaient lents, calculés. Le lapin semblait concentré sur son activité.
Mais à mi-course, le vent changea.
La tête du lapin pivota d’un coup sec. Il se redressa, oreilles pointées, et dans un éclair, bondit droit vers lui.
« CAINE ! Pourquoi m’a-t-il repéré ? »
« Dérive du vent. Votre odeur a été portée directement dans sa direction. »
Takuya n’eut pas le temps de maudire les lois de la nature. Il planta sa lance au sol, la pointa devant lui. Le choc fut presque immédiat.
La corne du lapin heurta l’arme. Le tranchant improvisé lui ouvrit la patte avant droite jusqu’à la hanche. La bête recula en criant, une note aiguë et étrange, presque humaine. Elle chancela, mais tenta un second bond. Takuya esquiva de côté. Sa jambe blessée protesta, mais il tint bon.
Il fit volte-face, attaqua à son tour. Un coup. Puis un autre. Il n’avait pas besoin de précision. Juste de pression. De répétition.
Le lapin recula, puis s’effondra. Il tenta encore de ramper, de se redresser, mais la force l’abandonnait. Une traînée de sang suivait chacun de ses mouvements.
Takuya approcha prudemment. La bête haletait, l’œil fixe, mais ne bougeait plus. Il se pencha, appuya un genou à terre, prêt à frapper si nécessaire. Mais ce ne fut pas utile.
CAINE intervint.
« Transfert d’énergie détecté. Origine : entité morte. Niveau d’intensité : 5,2 % de la valeur absorbée lors de la mort de la mante. »
Takuya resta figé.
« Et le premier ? Celui qui m’a blessé ? »
« Aucune énergie détectée. »
Il fronça les sourcils.
« Même type de créature. Pourquoi cette différence ? »
« Inconnue. Hypothèse : variation interne non détectable à l’état vivant. »
Takuya soupira. Ce monde refusait les règles. Ou plutôt, il obéissait à des règles invisibles. Il se releva lentement, ses muscles encore raides. Il regarda le cadavre.
Même taille. Même anatomie. Mais pas la même essence.
Il traîna le corps un peu plus loin, jusqu’à un tronc couché. Là, il sortit un fragment propre de carapace et découpa prudemment un morceau de tissu musculaire. Il n’allait pas le consommer, pas encore. Mais il voulait pouvoir comparer.
Il plaça les échantillons dans une cavité naturelle de la chitine, les scella avec des fibres végétales, puis attacha le tout à son dos.
Pas un mot de plus. Pas d’émotion. Juste une observation froide.
Il regarda autour de lui.
Les arbres bougeaient à peine, mais l’air était différent.
Et il n’en était qu’au début.
Takuya avançait en silence, le rythme lent imposé par sa jambe blessée lui permettant de percevoir avec plus de clarté l’activité du monde qui l’entourait. Ce n’était plus la même jungle que celle qu’il avait quittée quelques heures plus tôt. L’air, le sol, la lumière — tout semblait animé d’une conscience végétale discrète, mais omniprésente.
Le feuillage devenait plus haut, moins dense, laissant filtrer des rais de lumière laiteuse qui tombaient en taches mouvantes sur le sol moussu. Les sons aussi changeaient. Il entendait des bruissements rapides, des battements d’ailes, parfois des cris étranges, courts et perçants, d’oiseaux qu’il ne voyait jamais.
Il ne parlait pas. Il ne posait pas de question à CAINE. Il avançait, s’arrêtait parfois, observait. Un petit lézard couvert d’une mousse vivante avait traversé son chemin à un moment, s’arrêtant pour fixer Takuya de ses yeux globuleux avant de disparaître dans une fente entre deux racines. Un peu plus loin, une plante aux longues feuilles recourbées s’était lentement refermée sur elle-même à son passage, sans émettre le moindre son.
Il ne s’étonnait plus. Il notait.
Il savait que ce monde n’était pas le sien. Il ne cherchait pas à le comprendre à tout prix. Il voulait seulement survivre en le lisant correctement, comme on lit un code ou une carte dont les symboles n’ont pas encore été définis.
Il continua à grimper doucement une pente naturelle, bordée de fougères. Puis, au détour d’un rocher moussu, il aperçut quelque chose qui le figea net.
Un arbre renversé. Autour, une dizaine de fourmis.
Mais pas des fourmis telles qu’il les connaissait. Celles-ci faisaient presque la taille de son avant-bras. Leurs carapaces noires brillaient sous la lumière comme du métal huilé, et leurs mandibules s’ouvraient et se refermaient avec une régularité mécanique.
Elles étaient en train de découper un fruit tombé, plus gros que sa tête. Deux d’entre elles transportaient déjà une moitié vers une galerie à demi-enterrée, pendant que les autres poursuivaient la découpe sans un mot, sans un bruit, comme une chaîne de démontage parfaitement huilée.
Takuya ne bougea pas. Il retint même sa respiration.
Il resta ainsi plusieurs longues secondes, puis recula lentement, en silence. Il ne savait pas si ces créatures étaient hostiles. Il n’avait pas envie de le découvrir. Elles n’avaient pas besoin d’être agressives pour représenter un danger. Il avait vu ce qu’elles pouvaient faire à un fruit. Il n’avait aucune envie de savoir ce qu’elles feraient à une jambe humaine.
Il pivota lentement, se remit en marche dans la direction opposée. Il évita les branchages, les feuilles sèches, et fit tout pour ne pas attirer l’attention. Même s’il avait le sentiment que les fourmis ne l’avaient pas remarqué, il n’avait aucune intention de leur laisser une seconde chance.
Le reste du chemin fut lent. Il ne voulait pas précipiter ses pas. Le bruit, ici, était une invitation.
Les bruits d’insectes, de feuilles frottées, de mouvements minuscules dans les hautes herbes l’accompagnaient, comme un tapis sonore irrégulier. Rien ne surgissait, rien ne l’attaquait. Mais rien n’était immobile.
Il croisa une fois un champignon bleu pulsant au rythme d’un souffle invisible. Une autre fois, un buisson qui vibrait légèrement, comme si de minuscules pattes s’y cachaient en masse. Il ne chercha pas à vérifier. Il restait à distance.
Finalement, après une montée progressive, il atteignit un arbre large au tronc creux. La lumière y perçait moins, et l’air y était plus frais. Il s’assit au pied de l’arbre, posa sa lance à côté de lui, et laissa sa jambe reposer.
Il ne ferma pas les yeux. Pas tout de suite.
Mais il les abaissa. Juste assez pour ne plus voir les mouvements autour de lui. Juste assez pour écouter, et sentir que, pour cette heure-là au moins, le monde l’avait laissé passer.
Le temps s’était stabilisé. L’air n’était ni trop chaud, ni trop humide. Le ciel, filtré par la canopée, gardait sa couleur opaline constante, et la jungle reprenait une respiration plus naturelle, presque rassurante. Takuya avançait, pas à pas, appuyé sur sa lance. Il n’y avait plus d’urgence, juste une concentration continue, calme.
Autour de lui, la vie ne s’était pas figée. Elle n’était plus en chasse. Elle était en routine.
Des cris brefs d’oiseaux éclataient par moments, puis retombaient dans le silence. Des bruissements à hauteur de hanche signalaient de petits animaux qui fuyaient son approche. Il ne les voyait pas toujours, mais il n’essayait plus. Il avait appris à ne pas déranger. À traverser. Comme un courant discret.
À un moment, il croisa une colonie de rongeurs au pelage brun clair qui couraient en file entre les racines, transportant des baies rondes entre leurs dents. L’un d’eux s’arrêta, le fixa un instant, puis reprit sa route. Takuya n’esquissa pas un geste.
Plus loin, il vit un oiseau aux plumes vertes éclatantes s’élever d’un buisson et disparaître entre deux troncs. Puis, un bruissement d’ailes plus fort suivit. Il resta debout, observant.
Le sol était sec, légèrement sableux. Moins de mousse, plus de feuilles sèches. Le terrain changeait. Il approchait d’une transition. Il le sentait.
Sous une souche renversée, il repéra une pousse de champignons bruns, à tête plate et brillante. Ils étaient bien alignés, sains, sans trace de parasite.
Il s’accroupit lentement, sans bruit, coupa trois spécimens avec la lame de chitine, et les plaça dans une cavité de carapace nettoyée, qu’il utilisait comme récipient. Il nota leur odeur douce, un peu terreuse. Leur texture était légèrement spongieuse, mais résistante.
Il les rangea méthodiquement, enveloppés de quelques feuilles sèches pour les séparer.
Il ne comptait pas les goûter. Pas tout de suite.
Il se redressa, le dos tendu par l’effort, et reprit sa marche. Les sons de la jungle ne changeaient pas. Ils suivaient un rythme. Celui de la vie en fonctionnement.
« Il y a un dicton qui dit que le savoir, c’est le pouvoir, » murmura-t-il en avançant.
CAINE ne répondit pas. Il n’attendait pas de réponse.
« Alors j’espère que ça m’aidera à survivre. »
Il continua, appuyé sur sa lance, pas à pas.
Chaque pas portait moins d’angoisse. Mais autant de vigilance.
Devant lui, la lumière devenait plus vive. Les feuillages s’écartaient.
Il se demandait ce qu’il allait trouver de l’autre côté.
Et il se prépara.
Le sol s’éclaircissait. La densité des arbres diminuait lentement, laissant place à une végétation plus basse, des arbustes épars, et des plaques de sol sec et poussiéreux qui crissaient sous les pas de Takuya. Il avançait avec prudence, mais il n’y avait plus cette tension de survie constante. Chaque pas n’était plus une lutte. C’était une transition.
Il ne savait pas combien de temps il avait marché depuis le matin. Le ciel, toujours aussi pâle, ne l’aidait pas à estimer l’heure. Mais son corps savait. Il sentait la fatigue dans ses épaules, le poids de la lance improvisée, l’humidité disparue de l’air. Et il sentait, plus que tout, qu’il approchait d’un seuil.
Il gravit une dernière montée rocheuse, le souffle court. Au sommet, il se figea.
Devant lui, à quelques centaines de mètres en contrebas, s’étendait un petit village. Des toits de bois, quelques colonnes de fumée, des silhouettes humaines en mouvement. Des maisons simples, disposées autour de ce qui semblait être une place centrale. Rien d’imposant. Mais tout, dans cette scène, parlait d’une chose qu’il n’avait pas vue depuis ce monde avait commencé : de civilisation.
Il resta debout, immobile. Son cœur battait plus vite. Pas de peur. Pas cette fois.
Il sourit.
Un sourire bref, involontaire. Mais sincère.
« Un village... » souffla-t-il.
Il resta là encore un moment, observant les gestes calmes, les structures fixes, la stabilité de l’endroit. Il n’entra pas. Pas encore. Il voulait comprendre avant d’agir. Mesurer avant de s’exposer. Il était encore de l’autre côté.
Et pendant ce temps, loin derrière lui, quelque chose s’éveillait.
La grotte était silencieuse. Les feuilles mortes s’étaient accumulées sur les pierres. Les restes du camp improvisé de Takuya étaient encore visibles : quelques morceaux de carapace, des traits tracés sur la roche, les fragments de la créature disséquée.
Et au fond de l’obscurité, quelque chose bougea.
Un glissement. Un bruissement lourd.
Puis une masse ondulante, épaisse, sortit de l’ombre.
Un serpent. Mais pas un simple reptile. Il était long comme un tronc d’arbre, large comme le torse d’un homme, couvert d’écailles rouges brillantes, aux reflets mouvants comme des flammes. Il s’étira lentement, sortant du boyau de roche, ses mouvements fluides et silencieux.
Il se hissa hors de la cavité, ondula un instant à l’entrée de la grotte, comme pour goûter l’air, puis s’éloigna en glissant sur la mousse.
Derrière lui, sa mue, encore entière, gisait au sol. Rouge pâle, abandonnée, vide. Elle se décomposait lentement sous les rayons filtrants.
Le monde derrière Takuya ne dormait pas. Il changeait.
Mais lui ne se retourna pas.
Il ajusta sa prise sur sa lance, fit un pas en avant.
Puis un autre.
Et pour la première fois depuis son arrivée dans ce monde, il pensa :
C’est un nouveau départ pour moi.
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