Chapitre 5 - La gueule de le village
La jungle se refermait derrière lui comme une immense gueule verte qu’il ne franchirait plus. Depuis plus d’une heure, Takuya marchait sur une pente rocailleuse, les arbres se faisant plus rares, les feuillages plus clairs, l’air moins chargé d’humidité. À mesure qu’il avançait, le sol devenait sec, poussiéreux, tapissé de racines mortes, d’herbes jaunes et de traces humaines qui ne laissaient aucune illusion : il approchait de quelque chose de construit. D’humain.
Et puis il le vit.
le village.
Un village ? Non. Pas vraiment. Plutôt un regroupement chaotique d’abris mal tenus, de bâtisses déformées par l’usure et l’abandon, de toiles rapiécées suspendues entre des mâts tordus. Des structures de bois noirci, de tôle martelée, de pierre mal scellée. L’ensemble avait l’allure d’un endroit qui s’effondrerait au moindre vent violent... mais qui tenait pourtant debout depuis des années, par la seule volonté crasse de ses habitants.
Takuya ralentit l’allure. Sa jambe le lançait encore, malgré l’attelle et les soins de fortune. Mais ce n’était pas la douleur qui le faisait hésiter. C’était l’ambiance.
Le silence.
Pas un garde à l’entrée. Pas de signal clair qu’il était le bienvenu, ni même observé. Et pourtant, il sentait des yeux sur lui. Les regards étaient là, dissimulés derrière des volets mal fixés, des rideaux troués, des fentes dans les planches.
Il entra.
Pas de porte. Pas de seuil. le village n’avait pas de frontière, parce qu’il n’avait jamais été censé contenir quoi que ce soit. Il existait à la marge, dans le creux entre deux mondes : celui de la jungle, et celui des hommes. Ou de ceux qui prétendaient encore en faire partie.
Le premier son qu’il perçut fut une voix. Râpeuse. Agressive. Mais incompréhensible.
Takuya s’arrêta net.
Deux hommes, à une dizaine de mètres sur sa gauche, discutaient à voix basse, avec une hargne palpable. Il ne comprenait rien à leurs mots. La langue était étrangère, rude, faite de syllabes sèches et d’intonations gutturales. Une langue forgée dans la poussière et le sang.
« Langue inconnue, » indiqua CAINE, d’un ton neutre dans son esprit. « Analyse phonétique en cours. Aucune correspondance avec les bases connues. Tentative de traduction différée. »
Takuya ne répondit pas. Il se contenta d’avancer encore de quelques pas, le visage figé, l’attitude neutre. Il savait que dans un tel lieu, la première impression comptait plus que les mots. Et que souvent, les mots étaient de trop.
Il longea un mur effondré, contourna un groupe d’enfants accroupis autour d’un jeu de pierre et de ficelle. Ils s’arrêtèrent en le voyant. L’un d’eux leva la tête, croisa son regard. Takuya ne bougea pas. Les enfants repartirent sans un mot.
Chaque pas résonnait sur le sol dur, sec, craquant sous les semelles usées de ses bottes. Il remarquait les détails : des cages suspendues, vides, oscillant doucement dans le vent. Des chaînes rouillées sur des porches. Un chien famélique qui le fixait en grognant sans bruit.
Il comprenait sans comprendre.
CAINE continua son analyse silencieuse, ajoutant de temps à autre : « Voix identifiée. Sujet passif. Aucun mouvement hostile. » Puis, « Deux individus en approche lente, droite arrière. Aucun geste menaçant. »
Il ne se retourna pas. Il savait qu’on l’observait. Qu’on attendait de voir comment il réagirait. S’il aurait peur. S’il courberait l’échine. S’il ferait l’erreur de demander de l’aide.
Il ne fit rien de tout cela.
Il continua simplement d’avancer. Il traversa une allée étroite entre deux structures écroulées, enjamba un cadavre de chaise et arriva sur ce qui ressemblait vaguement à une place centrale : une surface plus dégagée, couverte de traces de feux éteints, de planches calcinées, de pierres éparpillées. Quelques silhouettes y étaient assises, en silence, ou échangeant des mots dans cette même langue inconnue. Tous s’arrêtèrent de parler en le voyant.
Il ne dit rien. Il ne fit aucun geste. Il continua.
Un vieil homme, assis contre une poutre crevassée, leva les yeux vers lui. Leurs regards se croisèrent. L’homme tendit une main vers un espace d’ombre, une ouverture entre deux pans de mur. Puis, il pointa lentement son estomac.
Takuya comprit.
Il s’arrêta, ouvrit sa sacoche, et en sortit un fruit encore intact. Un de ceux qu’il avait gardé par précaution, à la peau ferme et au goût amer. Il le tendit sans un mot.
Une lueur, brève mais nette, traversa les yeux du vieillard. Il attrapa le fruit avec des doigts tremblants, le serra contre lui comme s’il venait de recevoir une relique. Puis il recula lentement, sans le quitter des yeux, et disparut dans l’ombre.
Takuya avança encore de quelques pas, et s’adossa contre un mur de pierre mal jointée. Il ne bougea plus. Il observa.
Et le village continua de respirer autour de lui. Lourdement. Lentement. Comme une bête aux côtes cassées, qui attendait de voir si ce nouvel os allait se greffer… ou être rejeté.
Le vent avait tourné, mais la tension restait la même. Le village n’avait pas de gardes, pas de sentinelles, mais chaque regard en disait long : ici, on surveillait sans uniforme. On pesait sans mot.
Takuya avançait, lentement, posant le pied à chaque pas comme s’il traversait un terrain miné. Il savait déjà que la menace n’était pas frontale. Elle était diffuse. Dans les gestes, les silences, les échanges de regards à demi-voilés. Tout, dans cette portion du monde, disait « prédateur » — même ceux qui n’avaient plus la force de lever une arme.
CAINE ne parlait plus. Elle enregistrait. Elle observait. Et dans le silence numérique, Takuya apprenait à déchiffrer ce langage sans mots : la manière dont les hommes ici tournaient légèrement l’épaule en passant à côté d’un autre. La façon dont leurs yeux glissaient vers les mains, jamais vers les visages. Et ce détail récurrent : personne ne souriait. Même les enfants croisés plus tôt, même les vieux. Personne.
Il longea un couloir de planches effondrées, passa sous une toile battue par le vent, et arriva dans une zone plus resserrée. Moins d’espace, plus d’ombres. Une ruelle ? Une faille ? Il hésita, puis continua.
Un homme le fixa en sortant d’un renfoncement. Grand, le regard enfoncé sous les arcades sourcilières, le crâne couvert d’un tissu sale. Il dit quelque chose, mais la langue était toujours aussi incompréhensible. Trois mots. Claquants. Peut-être une injonction. Peut-être une moquerie. Peut-être un simple avertissement.
Takuya s’arrêta. Il ne répondit pas. Il garda la même expression, neutre, impassible. L’autre plissa les yeux, marmonna autre chose, puis s’éloigna en secouant la tête.
Il y avait là une hiérarchie invisible. Une sorte de carte sociale qu’il n’avait pas encore. Mais il la sentait dans l’air. Une chose simple, presque animale : ici, tout se mesurait au regard et à la posture. Ici, les mots étaient des outils pour ceux qui n’avaient pas les crocs.
CAINE se manifesta enfin :
« Modèle social instable. Organisation tribale, dominante. Règles implicites fondées sur la perception de force, non sur la fonction ou le statut. »
Il hocha imperceptiblement la tête.
Il comprenait. Il n’était pas un invité ici. Il était un corps étranger dans une meute déjà pleine de cicatrices.
Il reprit sa marche. Sur sa droite, une charrette renversée servait d’abri à deux silhouettes sombres qui semblaient dormir — ou guetter. Devant lui, une femme à la peau usée transportait un seau d’eau noire. Elle l’ignora. Ce n’était pas de l’indifférence. C’était une forme de survie.
Le sol était irrégulier, couvert de sable, de copeaux, de débris. À chaque pas, Takuya devait vérifier où poser le pied. L’endroit n’était pas hostile. Il était simplement… indifférent. Comme si le village le testait non pas par attaque, mais par omission. En ne l’aidant pas. En ne le guidant pas. En le laissant seul face à la structure brutale de ce territoire.
Il tourna dans une nouvelle allée, plus étroite encore. Des lambeaux de tissus pendaient des fenêtres, battant doucement au rythme d’un vent paresseux. Il s’arrêta un instant, dos contre un mur, et observa.
Un enfant passa en courant, sans un mot, sans un regard. Juste une ombre rapide.
Et là, dans le silence, il comprit : il était entré dans un monde où les règles n’étaient pas dites. Elles étaient montrées. Gravées dans les corps, les visages, les murs.
Et il allait devoir apprendre très vite à les lire.
Le reste du village se dessinait avec la même logique : brutalité silencieuse, tension contenue. Les bâtisses s'entassaient sans plan clair, comme si elles s’étaient formées l'une contre l’autre par pur instinct de survie. Des sentiers étroits serpentaient entre les abris, souvent à peine larges pour un homme. D’autres passages s'enfonçaient vers des zones plus sombres, plus enfoncées, où l'air semblait stagner.
Il s'arrêta devant un puits central en pierre, couvert d’un couvercle de fer mal ajusté. Deux hommes, assis à une table basse près de là, le regardèrent un instant, puis détournèrent les yeux sans un mot. Sur la pierre du puits, des symboles avaient été gravés, à peine visibles sous la crasse et l’érosion. Il s’en approcha, posa une main dessus.
CAINE tenta une identification.
« Langage symbolique non référencé. Gravures anciennes. Aucune correspondance. »
Takuya n’insista pas. Ce n’était pas le moment. Ce n’était pas le lieu.
Il continua de marcher, toujours aussi lentement. Une femme assise sur un tabouret leva un bol à ses lèvres et but une soupe brune. Elle ne le regarda pas. Personne ne l’arrêtait. Mais tout dans les gestes disait la même chose : tu n'es pas d’ici.
Une voix s’éleva soudain, tranchante. Un cri bref, rauque. Il s’immobilisa. À sa gauche, deux hommes s’étaient levés, et discutaient âprement. Pas de coups. Pas d’arme. Mais une tension brute, immédiate. Puis un crachat. Et ils se séparèrent.
Ici, la violence n’était pas une explosion. C’était une menace permanente. Une respiration. Une loi invisible.
Et Takuya, dans ce monde sans guide, sans langue, comprenait de mieux en mieux où il avait mis les pieds
La fatigue commençait à tirer sur ses épaules. Takuya n’avait pas dormi depuis son départ de la jungle, et même s’il gardait la vigilance en éveil, il sentait que son corps réclamait un point de chute, même temporaire. Il déambulait lentement dans une zone plus calme du village, où les voix étaient plus basses, les allées plus désertes, les regards moins insistants.
Ce fut là qu’il le revit.
Le vieil homme. Le même que celui rencontré en arrivant. Celui qui lui avait désigné un coin d’ombre en échange d’un fruit. Assis sur une marche, les mains croisées sur les genoux, le regard perdu dans l’entre-deux, il semblait l’attendre. Ou simplement être là, comme une balise dans un monde sans repères.
Takuya s’arrêta à quelques pas. Le vieux le regarda. Un long instant. Puis, sans dire un mot, il se leva et fit un signe du menton, indiquant une ouverture entre deux pans de mur en ruine, légèrement protégée du vent par une planche couchée et un morceau de toile clouté.
Il ne demanda rien. Ne tendit pas la main. Il se contenta de désigner, puis de reculer d’un pas.
Takuya le suivit. L’abri était rudimentaire, mais sec. Un endroit où poser ses affaires, s’adosser, respirer. Il s’y installa, déposa lentement sa besace, puis se retourna.
Le vieil homme était toujours là.
Alors, Takuya fouilla dans sa sacoche. Il en sortit un autre fruit. Intact. Rond, à la peau légèrement ternie par le voyage. Il tendit la main vers le vieux.
Celui-ci fronça légèrement les sourcils. Comme s’il ne comprenait pas le geste. Comme s’il ne s’y attendait pas. Son regard glissa du fruit au visage de Takuya, puis au fruit à nouveau.
Une surprise sincère.
Il prit le fruit lentement, presque à contrecœur, comme si ce qu’on lui donnait le gênait plus qu’il ne le réconfortait. Puis, après une brève hésitation, il hocha la tête. Un signe minuscule. Presque invisible. Mais présent.
Et il s’éloigna sans un mot, le fruit serré dans sa main noueuse.
Takuya resta seul.
CAINE murmura dans son esprit :
« Échange initié sans demande. Surprise émotionnelle détectée. Contact potentiellement stable. »
Il s’installa, appuya son dos contre le mur, observa les ruelles en silence. Ici, dans ce village sans langage commun, il venait peut-être de faire plus qu’un simple troc. Il avait offert sans condition. Et, à sa manière, le monde lui avait répondu.
Il ferma les yeux un instant, puis les rouvrit, attentif.
Dernière pensée intérieure :
« Il n’a rien demandé. Et j’ai quand même donné. Peut-être que ça, c’est la première forme de confiance. »
L’abri que le vieux lui avait désigné offrait une vue discrète sur deux ruelles. De là, accroupi entre les pans effondrés d’un ancien mur, Takuya pouvait observer sans être vu. Il s’était assis, la lance posée près de lui, son sac en appui contre une poutre calcinée. Le vent soufflait par moments, soulevant des voiles de poussière, portant avec lui les bribes d’un langage qu’il ne comprenait toujours pas.
Il y avait là, tout autour, une vie étrange. Pas brutale. Pas ouverte non plus. Une société sans nom, sans uniforme. Faite de gestes vifs, de mains qui échangent, de dos qui se détournent. Les voix ne criaient pas. Elles se coulaient dans l’environnement, sourdes, presque animales. Ce n’était pas la jungle. C’était un autre territoire. Une autre grammaire.
Il activa CAINE d’une simple pensée.
« Qu’est-ce que tu as pu analyser jusqu’ici ? »
Un instant de silence.
« Analyse en cours. Langue locale non référencée. Phonétique variable, structure souple. Rythme oral irrégulier. Hypothèse : dialecte isolé, structure agglutinante, faible proximité avec les corpus connus. »
Takuya plissa les yeux. Il s’y attendait.
« Et le vieux ? L’interaction avec lui ? Qu’est-ce que tu en penses ? »
Un délai plus long cette fois. Puis :
« Échange initial : troc implicite, fruit contre abri. Deuxième interaction : abri offert sans demande. Réponse : don volontaire. Réaction du sujet : surprise visible, hausse des micro-expressions faciales, clignement répété, respiration ralentie. »
Takuya sourit faiblement. C’était sa manière de parler de reconnaissance, cette voix synthétique. Il avait ressenti cette surprise. Ce moment suspendu où le vieux ne savait pas s’il devait accepter. Où son regard avait vacillé, pas de peur, mais d’incompréhension.
« Tu dirais qu’il me fait confiance ? »
« Pas de confiance. Absence de menace perçue. Signe d’acceptation minimale. »
Il hocha la tête. C’était déjà beaucoup ici.
Il observa un instant un homme qui passait lentement dans la ruelle à sa gauche. Grand, épaules larges, le pas traînant. Il portait un sac en toile grossière et jetait des regards réguliers vers les hauteurs du village. Takuya nota la tension dans ses épaules, la main toujours proche d’un couteau à la ceinture.
« Tu captes des mots qui reviennent souvent ? Des formules ? »
« Oui. Termes répétés par différents locuteurs, identifiés par intonation, usage émotionnel et rythme. Aucun encore associé à un référent visuel clair. »
Il fronça les sourcils.
« Et leurs interactions ? Tu arrives à comprendre leur hiérarchie ? »
CAINE marqua une pause.
« Hiérarchie non linéaire. Absence de centre de pouvoir fixe. Organisation par dominance ponctuelle. Individus les plus regardés : ceux dont l’espace personnel est respecté. Aucun marquage, aucune insigne. Système basé sur le respect du territoire, non sur la parole. »
Takuya s’attendait à ça. Il l’avait senti depuis le début. Les mots ici ne valaient pas grand-chose. Ce qui comptait, c’était l’attitude. Le poids d’un regard. L’espace qu’on n’osait pas franchir.
Il s’assit plus confortablement, ajusta sa jambe encore douloureuse contre une pierre, observa une jeune fille qui glissait entre deux maisons avec une couverture sur l’épaule. Elle ne regardait personne. Personne ne l’arrêtait. Chacun semblait suivre un chemin invisible. Des lignes dessinées dans la poussière et la peur.
Il ferma les yeux un instant, respira profondément.
Il se souvenait d’un vieil adage : le langage, ce n’est pas seulement ce qu’on dit, c’est ce qu’on choisit de ne pas dire.
Et ici, tout était construit sur ce non-dit.
« Statistiques comportementales ? » demanda-t-il.
« Interactions non verbales dominantes. Orientation corporelle, durée des regards, proximité physique. 71% des échanges observés se font sans parole. »
Il ouvrit les yeux, lentement.
« Donc, ce que je fais… ça fonctionne. »
« Votre attitude : observation silencieuse, réaction uniquement si sollicitée, dons non conditionnés. Réactions sociales positives ou neutres à ce stade. Aucun signe d’hostilité active. »
Il se pencha légèrement, observa la place centrale. Un homme y déposait des morceaux de bois. Deux autres le regardaient. Il y eut un bref échange. Pas de voix. Un signe. Le bois fut emporté. Aucune gratitude. Aucun conflit.
Takuya détourna les yeux, mais un mouvement sec le fit revenir sur la scène.
Le même homme était revenu avec une nouvelle pile de bois. Avant qu’il n’ait le temps de poser quoi que ce soit, un autre, plus massif, s’avança.
Pas un mot.
Une lame jaillit.
En un éclair, la tête du porteur de bois roula au sol. Le silence fut total. Aucun cri, aucun choc. Seulement le bruit sourd du corps qui s’effondre et celui du bois qui s’éparpille sur la terre sèche.
L’assassin, ou le vainqueur — Takuya n’aurait su dire — ramassa tranquillement les morceaux de bois. Puis l’arme du mort. Il tourna le dos et s’éloigna.
Personne ne bougea.
CAINE murmura dans l’ombre de son esprit :
« Exécution. Statut : domination sociale affirmée. Réaction collective : neutralité absolue. »
Takuya sentit une sueur froide lui glisser entre les omoplates.
Ce n’était pas un meurtre. C’était un message. Un rappel.
Et tout le monde ici avait compris.
Y compris lui.
Le sol grinçait sous les pas de Takuya alors qu’il retournait vers l’endroit où il s’était précédemment installé. L’odeur de bois brûlé, de cuir rance et de chair séchée semblait s’être épaissie depuis le coucher du soleil. Le vent s’était levé légèrement, charriant des volutes de cendres venues d’un feu mal entretenu quelque part derrière les habitations centrales. Le silence, lui, restait intact. Presque sacré.
Il n’avait pas dit un mot de la journée. Personne ne lui avait adressé la parole. Et pourtant, il savait. Il sentait. Depuis la scène brutale sur la place, quelque chose avait changé. Il n’était plus seulement un étranger. Il était devenu un point d’attention. Un élément incertain dans un équilibre fragile.
CAINE confirma ses doutes à voix basse :
« Plusieurs regards persistants depuis votre retour à l’abri. Activité périphérique accrue. Risque potentiel augmenté. »
Takuya acquiesça intérieurement. Ce genre de tension, il l’avait connue dans les laboratoires, dans les réunions d’urgence, lorsque les données ne correspondaient plus aux prédictions. Mais ici, il n’y avait ni graphique, ni rapport. Seulement des corps. Et des lois qu’on ne formulait jamais.
Il était presque arrivé à son ancien abri quand une silhouette familière se découpa dans la lumière mourante.
Le vieux.
Debout, immobile au milieu de l’allée. Les bras ballants, le dos légèrement courbé, mais la posture droite. Il ne parla pas. Il leva juste une main, paume tournée vers le sol, et la fit bouger lentement, comme pour dire : viens.
Takuya s’arrêta.
Il n’avait pas de raison de refuser. Mais il ne comprenait pas. Pourquoi maintenant ? Était-ce une alerte ? Une protection ? Une mise à l’écart ?
Le vieux attendit, patient. Puis il tourna les talons et s’enfonça dans une ruelle plus large que les autres, entre deux bâtisses à moitié écroulées. Takuya le suivit, à bonne distance.
Ils avancèrent lentement, contournant des amas de bois, enjambant un tronc effondré, croisant deux femmes accroupies près d’un feu. Personne ne parla. Personne ne le regarda. C’était comme s’ils n’existaient pas. Comme si le vieux avait, pour quelques instants, fait de lui un fantôme que le village ne voyait plus.
Au bout du chemin, ils arrivèrent devant une porte basse, faite de planches épaisses clouées ensemble à la hâte. Le vieux poussa sans effort, entra le premier. Takuya s’arrêta un instant devant le seuil. Une lampe à huile brûlait à l’intérieur, posée sur un tronc évidé. La pièce était minuscule, mais propre. Sol de terre battue, mur en pierre consolidée, tapis de jute dans un coin. Une bâche en peau tendue sur le mur du fond isolait du froid.
Le vieux s’écarta, désignant un coin avec son menton. Aucun mot, toujours. Seulement ce regard, lourd d’intention. Takuya entra. Il posa son sac près du mur, observa en silence. L’endroit était calme. Sûr. Il n’y avait rien de précieux ici, mais tout transpirait la volonté de tenir, de survivre sans bruit.
Il se tourna vers le vieux, fouilla dans sa sacoche et en sortit un fruit. Le dernier qu’il avait mis de côté. Il le tendit, sans insistance.
Le vieux cligna des yeux. Il semblait hésiter. Comme s’il ne comprenait pas pourquoi ce geste revenait. Puis, lentement, il tendit la main, prit le fruit, le regarda un moment. Il hocha la tête, très légèrement. Et il sortit, sans se retourner.
Takuya resta seul.
Il s’assit sur le tapis, adossa sa lance contre le mur, et regarda la flamme trembler dans la lampe. Il ne savait pas ce qu’il venait d’accepter. Peut-être une dette. Peut-être une protection. Peut-être, simplement, un espace pour exister un peu plus longtemps.
CAINE rompit le silence.
« Événement inattendu. Vous avez été invité dans un espace personnel. Ce geste indique un changement de statut. »
« Analyse ? »
« Le sujet vous a vu offrir sans exiger. Il a observé votre comportement. Votre non-agression. Conclusion : vous êtes perçu comme digne de tolérance élargie. »
Takuya hocha la tête. Cela suffisait pour l’instant.
Il s’allongea sans s’endormir, ses pensées vagabondant entre les signes qu’il n’avait pas su lire et ceux qu’il commençait à comprendre. Il n’y avait pas de mots ici, mais il y avait des codes. Et ils étaient aussi durs, aussi tranchants que n’importe quelle lame.
Et cette nuit-là, pour la première fois depuis la jungle, il put fermer les yeux quelques heures, sans avoir besoin de garder une main sur son arme.Chapitre 5 - La gueule de Crochebois
L’intérieur de l’abri faisait à peine dix mètres carrés. D’après les relevés de CAINE, les dimensions exactes étaient de 3,16 mètres sur 3,21, avec une marge d’erreur de quelques centimètres. Une seule pièce, sans séparation. Les murs, faits de pierres grossières et de bois récupéré, tenaient plus par habitude que par structure. Le sol était sec, tassé, dur comme une plaque de roche. Il n’y avait pas de lit, pas de table, rien d’autre qu’un pan de toile poussiéreux cloué contre un coin de mur, probablement utilisé comme couche.
Takuya s’y était assis, adossé au mur opposé à l’entrée, sa lance appuyée contre son épaule. Il sentait la fraîcheur de la pierre dans son dos et l’inertie de l’endroit. Aucune ouverture sur l’extérieur hormis la porte rudimentaire et une fente mince en hauteur, à peine suffisante pour que l’air circule. L’odeur du lieu était sèche, un mélange d’écorce, de suie ancienne et de sueur effacée par le temps.
CAINE avait déjà dressé un relevé des lieux. Aucun signal thermique, aucun mouvement proche, pas de source d’énergie repérable. L’espace était sûr, pour le moment. Protégé, sans doute plus par son insignifiance que par sa fortification. Takuya en prenait conscience avec chaque seconde passée dans cette pièce : il n’était pas encore en danger ici, mais il n’était pas en sécurité non plus. Il était toléré. Rien de plus.
Le calme était presque pesant.
Il avait défait son attelle, posée à côté de lui. Sa jambe le lançait encore, mais la douleur s’était calmée. Il évitait de trop la plier, la maintenait en position détendue, reposant contre le mur. Les bandages improvisés tenus par des feuilles serrées autour du muscle avaient tenu leur rôle. Il en changerait demain, s’il trouvait de quoi faire.
La lumière tombait lentement. Le village, dehors, s’enfonçait dans un silence qui n’était pas paisible. Un silence d’habitude, de fatigue, de tension larvée. Takuya sentait que là où la jungle avait un bruit constant et sauvage, ce monde-ci avait des silences qui pesaient. Qui signifiaient des choses qu’il ne savait pas encore lire.
Un bruit. Léger. Presque un souffle.
Il tourna légèrement la tête.
La porte s’était entrouverte. Lentement. Sans fracas, sans grincement. Comme si le bois lui-même savait qu’il ne devait pas faire de bruit. Dans l’encadrement, la silhouette du vieux apparut. Il tenait un petit paquet grossier dans ses mains. Il entra sans un mot, referma la porte derrière lui.
Takuya resta assis. Immobile.
Le vieux avança lentement, contourna la pièce, s’agenouilla devant lui. Il déplia le paquet : une écorce large, repliée autour d’un petit tas de baies rondes. Violettes, presque noires, avec des reflets huileux. Elles dégageaient une odeur douce, terreuse, légèrement sucrée.
Le vieux ne dit rien. Il leva les yeux vers Takuya, puis baissa le regard vers sa jambe. Et il pointa. D’un seul doigt noueux, il désigna la blessure encore bandée.
Takuya comprit.
Il fronça légèrement les sourcils. Hésita. Puis il parla, à voix basse :
« CAINE. Analyse des baies. »
Un petit clignement sur l’interface mentale.
« Composants végétaux détectés. Aucun marqueur toxique. Présence d’un composé aux propriétés bioactives. Effets inconnus. Réaction thermique faible. Taux d’acidité bas. »
Il observa le vieux. Le regard de l’homme n’avait pas changé. Ni insistant, ni inquiet. Juste… là. Présent. Stable. Comme si le geste qu’il proposait ne souffrait d’aucune explication.
Takuya attrapa une baie entre deux doigts. Elle était souple, légèrement collante. Il l’écrasa lentement sur la plaie, là où la peau était encore boursouflée. La pulpe entra en contact avec la chair, glissa un peu, puis se fixa. Une sensation de fraîcheur d’abord. Puis de chaleur diffuse, comme un feu doux sous la peau. Pas de brûlure. Pas de douleur.
CAINE murmura :
« Réaction biologique détectée. Coagulation accélérée. Réduction partielle de l’inflammation. Stimulation des tissus conjonctifs. »
Il recommença avec deux autres baies, les répartissant le long de la blessure, jusqu’à couvrir toute la surface marquée. La sensation persistait : tiède, presque apaisante.
Le vieux observa en silence. Quand il vit que Takuya avait fini, il replia l’écorce, attrapa le paquet avec les baies restantes, et le posa à côté de lui. Puis il se leva, lentement. Il n’avait toujours pas parlé.
Il se dirigea vers la porte, ouvrit, sortit. Et referma derrière lui sans un bruit.
Takuya resta là, seul dans l’ombre, les doigts encore teintés du jus violet des baies.
Il attendit une minute. Puis deux. Puis il se redressa.
Et il se rendit compte que sa jambe répondait.
Il s’appuya contre le mur, posa le pied à terre. Pas de douleur aiguë. Seulement une gêne diffuse, comme un muscle trop longtemps au repos. Il fit un pas. Puis un autre. Sans attelle. Il se tenait debout. Stable.
« Capacité de port du poids rétablie à 70 %, » indiqua CAINE. « Réduction significative de la dépendance mécanique. Recommandation : éviter les impacts. »
Il sourit sans s’en rendre compte. Ce n’était pas une guérison. Ce n’était même pas un miracle. C’était… une réparation. Une ouverture. Il pouvait bouger. Il pouvait fuir si besoin. Il pouvait rester. Il avait le choix.
Il se rassit lentement. Reposa sa jambe. Et fixa longtemps la petite pile de baies posée à côté de lui.
Il n’avait aucune idée de ce qu’elles étaient. Ni d’où elles venaient. Ni pourquoi cet homme, dans un monde où personne ne donnait rien, avait choisi de les lui offrir.
Mais pour la première fois depuis longtemps, il sentit que son corps ne l’abandonnait plus. Et que quelque chose ici, peut-être, ne le rejetait pas complètement.
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