Chapitre 6 - Ceux qui restent

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L’abri était silencieux. Pas ce silence confortable qu’on trouve après le tumulte d’une journée, mais un silence de question, de suspension. Takuya s’y tenait immobile depuis de longues minutes, adossé au mur de pierre rugueuse, les genoux légèrement pliés, les bras reposant sur ses cuisses. Il ne dormait pas. Il écoutait, absorbait l’atmosphère, les non-dits, les creux dans l’espace autour de lui.

Le vieux était là, de l’autre côté de la pièce, assis comme un rocher ancien, les paupières à demi closes. Il ne ronflait pas, ne remuait pas. Il respirait à peine, ou du moins le faisait-il avec une telle économie de gestes que Takuya avait du mal à dire s’il dormait vraiment. Le garçon était parti un peu plus tôt, après leur retour dans l’abri. Parti avec un regard presque inquiet lancé vers lui, mais sans mot. Sans geste d’adieu.

Le feu s’était éteint depuis un moment déjà. Ce qui subsistait dans l’air, c’était la fraîcheur de la terre, la poussière des murs et ce quelque chose de suspendu que Takuya n’aurait su nommer. Une attente ? Une hésitation ? Il ne savait pas. Mais il sentait que quelque chose dans l’air retenait son souffle.

Il activa CAINE.

« CAINE, état général. »

La réponse mentale fut immédiate, fluide, comme un ruisseau dans son esprit.

« Mobilité : 82 %. Douleur : localisée, non handicapante. Capacité de déplacement : restaurée. Intégrité physique : stabilisée. Paramètres vitaux : constants. Réserves énergétiques : normales. »

Il hocha doucement la tête. La jambe allait mieux. Il pouvait se tenir debout, marcher, même courir s’il le fallait. Mais il n’en avait pas envie. Pas maintenant.

Il attendit quelques secondes. Puis ajouta, plus doucement :

« Et la situation sociale ? »

« Statut : toléré. Observation continue par plusieurs individus. Aucun comportement ouvertement hostile détecté. Sujet âgé présent : interactions stables. Rôle dans le groupe : non déterminé. »

Il s’y attendait. Il ne savait toujours pas qui était cet homme. Pourquoi il lui avait offert un abri. Pourquoi il l’avait protégé. Mais il l’avait fait. Et dans un endroit où l’on pouvait se faire tuer pour un mauvais regard, cela avait du poids.

« Quelles sont mes options maintenant ? »

CAINE marqua une pause, analysant en arrière-plan les séquences récentes, les paramètres environnementaux et sociaux. Puis elle répondit :

« Trois voies possibles, toutes comportant des risques et des bénéfices différents.

Option 1 : rester dans le village. Statut neutre. Observation. Adaptation. Avantages : récupération, étude comportementale, compréhension des structures locales. Risques : stagnation, identification comme élément étranger, rejet ou instrumentalisation.

Option 2 : engager le contact. Cibler les individus ayant montré une absence d’agressivité ou des signes de curiosité. Avantages : accès potentiel à des ressources, apprentissage de la langue, élévation du statut. Risques : rejet, conflit d’intérêt, exposition à des dynamiques internes imprévisibles.

Option 3 : quitter le village. Reprendre l’exploration de la jungle. Objectif : collecte de données biologiques et topographiques. Avantages : indépendance, liberté de mouvement, possibilité de découvrir les causes de l’énergie transférée. Risques : isolement, épuisement, mort. »

Takuya fronça les sourcils. Rien de tout cela n’était surprenant. Mais le voir posé ainsi, froidement, objectivement, le forçait à penser en dehors de l’instinct. Il ne s’agissait plus de survivre, mais de choisir pourquoi continuer à le faire.

Il s’étira légèrement, grimaça sous l’effort. Sa jambe tirait encore, mais ce n’était plus une douleur coupante. Une gêne, une mémoire musculaire du traumatisme, rien de plus.

Il posa la tête contre le mur derrière lui. Ferma les yeux.

« Si je reste ici, je vais devoir faire quoi ? »

« Observer. Comprendre. Ne pas provoquer. Identifier les leviers sociaux. Repérer les routines collectives. Documenter les schémas comportementaux. »

Il soupira. « Traduction : me faire tout petit. »

« Affirmatif. »

Il laissa passer un long moment. Dans l’obscurité, le vieux n’avait toujours pas bougé. Il était comme une pierre que l’on aurait posée là, à dessein, pour observer, protéger… ou simplement survivre plus discrètement que les autres.

« Est-ce qu’ils ont une société, tu crois ? »

« Ce n’est pas une société au sens traditionnel. C’est un système de coexistence tendue. Basé sur des équilibres de pouvoir implicites. Dominance territoriale. Hiérarchie mouvante. Absence de loi formelle. Présence de règles comportementales implicites. »

Il ouvrit les yeux.

« Tu veux dire qu’ils ne vivent pas ensemble. Ils s’évitent. »

« Non. Ils s’observent. Ils s’équilibrent. Chaque individu occupe un espace précis, défini par ses actions et sa capacité à résister ou imposer. »

Il hocha la tête. Il l’avait senti, ça. À la manière dont personne ne se touchait, dont les regards glissaient plus qu’ils ne s’accrochaient. À la façon dont la peur n’était jamais frontale, mais toujours prête à exploser.

Il regarda sa paume. Rugueuse. Sale. Il y avait du sang séché, de la poussière, des fibres végétales. Tout ce qu’il avait touché depuis son arrivée semblait vouloir le marquer, le transformer. Il n’était plus l’homme rationnel qu’il avait été. Ce monde ne le laissait pas intact. Il l’adaptait, morceau par morceau.

« Et moi dans tout ça ? Je suis où ? »

« Vous êtes une anomalie. Inclassée. Protégée localement. Suspectée globalement. »

Il sourit. Pas un sourire joyeux. Un sourire sec, un peu amer.

« Et toi, CAINE ? Tu crois que je dois partir ? »

« Non. Pas encore. Vous ne comprenez pas encore ce qu’ils craignent. Ce qu’ils évitent. Ce qu’ils attendent. »

Il soupira de nouveau. L’air sentait le bois, la poussière, l’humidité. Mais aussi quelque chose de plus. Quelque chose de suspendu. Comme une question sans point d’interrogation.

Il ferma les yeux.

Et resta là, dans l’abri, dans ce recoin du monde, à écouter ce silence qui parlait plus que n’importe quelle langue.

Et il décida d’attendre. D’apprendre. De rester.

Pas pour survivre.

Mais pour comprendre.

Le silence s’était prolongé, mais Takuya ne parvenait pas à s’en contenter. Le choix de rester, il l’avait fait. Rester pour comprendre. Rester pour observer. Mais la question revenait comme une vibration, quelque chose qu’il portait en lui sans même l’avoir formulée : que pouvait-il offrir ici ? Qu’avait-il à donner ou à partager dans un monde qui échange sans parler, qui se jauge dans les gestes ?

Il se redressa lentement, fouilla dans son sac. Ses doigts glissèrent sur les morceaux de chitine, les restes de lianes, les baies enroulées dans des feuilles sèches… puis sur une enveloppe de tissu végétal, souple, qu’il avait pliée avec soin. Il la sortit, la posa sur ses genoux, l’ouvrit.

À l’intérieur, bien protégée mais à l’air libre, un morceau de chair crue. La viande du lapin cornu. Conservée comme il avait pu, sans sel, sans feu, seulement en espérant que le froid relatif de la pierre et le peu d’exposition suffiraient à retarder la décomposition. Il n’avait pas encore osé y toucher. Il n’avait pas eu l’occasion, ni le courage. Mais maintenant…

Il leva les yeux vers le vieux.

L’homme n’avait pas bougé depuis des heures. Ou plutôt, il avait bougé sans bouger. Il existait dans l’abri comme un pilier naturel, discret, presque absorbé par l’ombre. Mais ses yeux s’ouvrirent dès que Takuya tendit la viande. Pas vite. Pas brutalement. Mais pleinement.

Leurs regards se croisèrent. Pas longtemps. Juste assez pour dire : “Je te vois.”

Takuya tourna lentement la main, paume ouverte, montrant le morceau de viande. Il ne dit rien. Il ne fit pas de geste de trop. Il montrait. Juste ça.

Le vieux se figea.

Takuya vit sa mâchoire se contracter, ses narines frémir. Il vit aussi ce mouvement discret de sa gorge : une déglutition sèche. Il n’y eut pas de mots. Pas de froncement de sourcils. Pas de colère. Juste ce souffle suspendu, et ce regard qui, l’espace d’un instant, sembla s’agrandir de crainte ou de mémoire.

Puis le vieux se leva.

Sans bruit. D’un seul mouvement fluide, précis. Il fit quelques pas vers la porte, posa la main sur le battant de bois, le tira sans précipitation. Il ne jeta pas un regard en arrière. Et il sortit.

La porte se referma doucement derrière lui.

Takuya resta figé.

Il ne comprenait pas.

Il regarda la viande dans sa main. Puis l’endroit vide où le vieux s’était trouvé quelques secondes plus tôt. Il ne s’attendait pas à une célébration. Pas à un remerciement. Mais pas à ça non plus. Pas à cette fuite tranquille. Pas à cette… peur ?

Il sonda l’air. Rien n’avait changé, et pourtant tout semblait déplacé. Il reposa lentement la viande sur le morceau de tissu. La plia. Referma. La garda à portée de main.

« CAINE, tu as vu ça ? »

« Affirmatif. »

« Analyse. »

« Réaction émotionnelle détectée. Hausse de tension artérielle, accélération du rythme respiratoire, contraction musculaire. »

« Panique ? Dégoût ? »

« Impossible à définir sans donnée contextuelle. Hypothèses possibles : élément tabou, crainte de représailles, mémoire collective liée à la source de la viande. »

Takuya fronça les sourcils. Il n’y avait rien dans cette viande qui pouvait, de manière rationnelle, provoquer une telle réaction. À moins que…

Il repensa au moment du combat. À la bête. À l’énergie. Au transfert. Aux tremblements qui avaient suivi. Peut-être qu’ici, la jungle n’était pas seulement redoutée. Peut-être qu’elle était… interdite. Chargée d’un sens que lui ignorait.

Il respira longuement.

Il ne rangea pas la viande. Pas encore. Il voulait voir ce qui allait suivre. Savoir si le vieux reviendrait. Et avec quoi.

Il s’assit de nouveau, dos au mur. La main sur le tissu replié. La respiration calme.

Il attendit.

Le vieux était parti comme une ombre, et l’abri semblait s’être refermé sur lui-même. Takuya ne bougeait plus. Assis contre la paroi de pierre, il observait la porte de bois qui avait à peine oscillé après le passage de l’homme. Il n’y avait eu aucun mot, aucune intonation, mais le message avait été clair. La viande qu’il avait sortie, cette simple offrande d’un chasseur qui ne comprenait pas encore les règles, avait été reçue comme un signal. Et la réponse… était ce silence, cette fuite immédiate.

Il attendit.

CAINE demeura silencieuse. Pas d’analyse nouvelle. Pas d’alerte. Juste cette présence numérique au creux de sa perception, cette veille constante, discrète. Takuya aurait pu la forcer à parler, à émettre des hypothèses, mais il préféra ne rien dire. Il voulait voir. Vivre la réaction. Comprendre à travers le déroulement du monde, pas uniquement à travers les filtres d’un calcul logique. Il savait que la logique ne régnait pas ici.

Les minutes passèrent. Peut-être dix. Peut-être quinze. Il ne regardait pas le temps. Il en ressentait seulement le passage dans la tension de son dos, dans la contraction de ses épaules, dans le bruit sourd de son propre souffle qui, dans l’abri muet, semblait toujours trop fort.

Puis la porte s’ouvrit.

Pas brutalement. Lentement. Sans grincement. Une silhouette familière apparut d’abord : le vieux. Toujours aussi calme, toujours aussi effacé. Mais derrière lui, un autre. Plus petit, plus jeune. Le garçon. Celui qui l’avait observé plus tôt, qui avait partagé le feu sans un mot. Il tenait quelque chose dans ses bras.

Du bois. Sec. Entassé comme on protège une ressource rare.

Le vieux entra le premier. Il s’approcha du centre de la pièce, s’agenouilla sans un regard vers Takuya, et déposa au sol ce qu’il tenait : deux pierres plates, légèrement arrondies, sombres et veinées. Du silex, pensa Takuya. Le garçon suivit, déposa le bois avec précaution. Puis, sans qu’aucun mot ne soit échangé, ils commencèrent à organiser l’espace.

Le vieux prit les morceaux les plus fins, les empila avec méthode. Il utilisa une poignée de fibres végétales sèches qu’il extrayait d’une petite bourse en toile. Le garçon observait, mais ses mains n’étaient jamais inactives. Il préparait les branches plus épaisses, les plaçait comme s’il connaissait déjà l’ordre dans lequel elles devraient brûler.

Takuya les regardait faire sans intervenir.

Ce n’était pas un feu improvisé. C’était un feu ancien. Une façon de faire précise, codifiée, presque rituelle. Pas une coutume, mais une réponse. Quelque chose qu’on avait déjà fait, autrefois, pour une raison bien connue… mais jamais dite.

Quand la base fut prête, le vieux attrapa les silex, les heurta. Les étincelles mirent quelques secondes à jaillir, mais elles vinrent. Et la flamme, timide, s’embrasa dans les fibres. Le garçon souffla doucement, méthodiquement. Une danse lente, de gestes sûrs. Le feu prit.

Takuya sentit la chaleur monter.

Et toujours, aucun mot.

Le vieux se tourna enfin vers lui. Takuya comprit. Il tendit le paquet de tissu contenant la viande. Le vieux l’accepta, sans regard de reproche. Il le posa à côté du feu, l’ouvrit avec précaution, comme on déplie un objet sacré ou dangereux. La chair crue brillait faiblement à la lumière dansante. Le garçon la regardait avec des yeux mêlés d’étonnement et de méfiance.

Le vieux sortit un éclat de bois fin, le planta à travers le morceau de viande, et le positionna au-dessus du feu, en appui sur deux pierres. Il commença à faire tourner lentement la broche improvisée. Le gras commença à fondre, à suinter. Une odeur monta, épaisse, animale, douce et âcre.

Takuya déglutit sans s’en rendre compte.

Il n’avait jamais senti cette odeur. Pas dans ce monde. Pas même dans l’autre. Il avait mangé de la viande, bien sûr. Mais pas celle d’une créature étrangère, nourrie par une flore inconnue, abattue dans un monde où la biologie semblait mêlée à la magie.

CAINE murmura :

« Densité protéique élevée. Composés énergétiques actifs. Teneur en nutriments supérieurs à la norme. »

Il resta muet.

Le garçon s’était accroupi en face du vieux. Il ne disait rien, mais son regard allait sans cesse de la viande à Takuya. Le vieux, lui, tournait, tournait, infatigable. La cuisson progressait. L’odeur emplissait l’abri. Pas de fumée, presque pas. Le feu était bien maîtrisé.

Puis le vieux s’arrêta.

Il sortit la broche du feu, attendit quelques secondes. Puis, avec un éclat de pierre, il coupa le morceau en trois parts égales. Pas à la hâte. Pas avec hésitation. Juste avec une précision absolue. Trois morceaux, trois personnes.

Il tendit le premier à Takuya.

Takuya prit. Mains ouvertes. Aucune parole.

Le second morceau alla au garçon, qui l’attrapa des deux mains, les yeux écarquillés.

Le dernier, le vieux le garda. Il s’assit.

Et ils mangèrent.

Takuya porta la viande à sa bouche. Croqua.

Et le monde entier sembla se suspendre.

Jamais il n’avait goûté une chair pareille. Ni dans l’autre vie, ni ici. C’était tendre, riche, légèrement sucré. Il n’y avait aucune trace de ce goût ferreux qu’on trouve parfois dans les viandes de proie. Seulement une chaleur, une puissance, une sensation presque… expansive.

Il sentit son corps réagir.

CAINE, dans son esprit :

« Augmentation du rythme métabolique. Absorption accélérée des nutriments. Impact énergétique : positif. »

Il continua de manger. Lentement. Avec attention. Le garçon aussi. Le vieux, lui, mangeait en silence, comme on accomplit un acte ancien.

Et dans l’abri, dans le souffle du feu qui achevait sa danse, il n’y eut pas un mot.

Mais ce fut, Takuya le comprit, le premier vrai échange.

Le premier partage.

Le premier pas.

Chapitre 6 - Ceux qui restent

Partie 4 – "Repas de silence"

La chaleur du feu commençait à décroître, mais l’odeur de la viande flottait encore dans l’abri. Elle avait envahi chaque recoin, imbibé les tissus, les pierres, jusqu’au fond des poumons. Ce n’était pas une simple odeur de cuisson : c’était une signature. Quelque chose d’ancien, d’ancestral, comme si la chair de cette créature portait avec elle un fragment de son essence.

Takuya mâchait lentement. Il ne voulait pas se hâter. Chaque bouchée semblait réveiller une partie différente de son corps. Sa mâchoire se détendait. Sa gorge se réchauffait. Son estomac, tendu depuis des jours, se décrispait, comme si ce repas-là possédait quelque chose de plus que de la simple nourriture.

Le vieux, en face de lui, mâchait de manière presque rituelle. Pas vite, pas lentement non plus. Mais avec ce respect qu’on réserve aux actes qui comptent. Le garçon, lui, mangeait avec des gestes prudents, presque timides. Il jetait de temps à autre un coup d’œil à Takuya, ses yeux brillants de quelque chose d’indéchiffrable : fascination, crainte, ou simple curiosité.

Le feu crépitait faiblement. La pierre de l’abri absorbait les dernières vibrations du bois, et une douceur nouvelle avait envahi l’espace. Pas celle du confort, non. Celle du seuil franchi. Quelque chose venait de changer.

CAINE parlait peu, mais Takuya percevait son activité. Les relevés biologiques défilaient en arrière-plan, analysant la composition de la viande, les effets métaboliques en temps réel.

« Teneur en protéines : exceptionnelle. Index lipidique : optimal pour la reconstruction tissulaire. Présence d’un acide aminé inconnu – activation de réponses endocriniennes modérées. »

Il hocha imperceptiblement la tête.

Il n’aurait su mettre des mots sur ce qu’il ressentait. C’était comme si une onde chaude remontait le long de sa colonne, une énergie douce, persistante, qui ne le bousculait pas mais l’éveillait. Chaque cellule semblait reconnaître ce qu’il avalait comme une matière première rare, précieuse.

Il s’arrêta un instant, tenant son morceau à deux mains. Il observa les fibres de la viande, la teinte légèrement plus sombre vers le cœur, les gouttes de jus qui perlaient encore sur les bords. Tout était vivant, tangible. Pas seulement comestible, mais presque sacré.

Le garçon acheva sa portion, s’essuya la bouche du revers de la manche. Il regarda le vieux, attendit un bref hochement de tête, puis recula un peu, s’adossa au mur. Il ne quitta pas Takuya des yeux.

Le vieux finit à son tour. Il posa les restes de l’os proprement sur une pierre plate. Il regarda longuement le feu qui s’éteignait.

Personne n’avait parlé. Pas un mot depuis l’allumage. Pas une demande. Pas une instruction. Juste des gestes, des regards, une chorégraphie lente, orchestrée par des règles que Takuya commençait à peine à entrevoir.

Il attendit un moment. Puis, dans un élan silencieux, il brisa l’os de sa portion, récupéra un éclat tranchant. Une habitude, née dans la jungle. Il le posa à côté de lui, en évidence, sans menace. Un outil. Pas une arme.

Le vieux le regarda. Longuement. Puis baissa les yeux vers l’éclat. Il ne fit rien d’autre. Mais dans ce non-geste, Takuya sentit qu’il avait été vu, accepté.

CAINE :

« Fréquence cardiaque stabilisée. Tension musculaire en baisse. Libération d’endorphines. Estimation : réponse de détente liée au partage. »

Il ne sourit pas. Mais il sentit, pour la première fois, que son corps n’était plus en alerte maximale. Que ses muscles, longtemps noués, se permettaient d’exister autrement que pour fuir, se battre, survivre.

Il s’assit plus confortablement. Ses yeux se fermèrent quelques secondes. Pas de fatigue. Juste… un apaisement. Une respiration retrouvée.

Le garçon avait les jambes croisées, le dos contre le mur, les yeux fixés sur lui comme on regarde une bête étrange. Pas hostile. Mais imprévisible.

Takuya ouvrit la main. Il fit un geste lent, vers l’avant, paume visible. Une sorte de salutation douce. Pas une invitation. Juste une reconnaissance.

Le garçon le fixa encore un moment. Puis, maladroitement, répéta le geste.

Une vibration passa en lui. Minuscule. Mais réelle.

CAINE :

« Premier échange mimétique positif. Probabilité d’ouverture culturelle : en hausse. »

Le feu s’éteignait peu à peu. Il ne restait que des braises, rougeoyantes, silencieuses. Le vieux se leva. Il rassembla les restes d’os, les rangea dans un tissu. Puis, sans mot, alla s’asseoir contre le mur, là où l’ombre était la plus dense.

Takuya ne le suivit pas. Il resta là, devant les braises. Il regardait le vide, mais en lui, quelque chose s’était rempli. Pas de certitudes. Pas de sécurité. Mais une chose plus rare, plus fragile.

Une trace d’acceptation.

Le feu s’éteignait doucement, ne laissant plus que des braises éparses. Une chaleur tranquille restait suspendue dans l’abri, comme une respiration étouffée après l’effort. Le vieux s’était retiré contre le mur, le garçon restait dans son coin, silencieux, les jambes repliées contre sa poitrine. Aucun mot n’avait été échangé, et pourtant le moment avait été chargé d’un poids nouveau.

Takuya regardait encore les restes d’os, propres, empilés avec soin sur la pierre plate. Il ne savait pas combien de temps il avait passé là, à simplement mâcher, respirer, se réchauffer. Le souvenir du goût lui restait en bouche, comme un écho persistant.

Puis il baissa les yeux vers la paume de sa main. Il observa les fines traces de graisse, le jus de la viande encore légèrement tiède. Et soudain, un fil logique se tendit en lui. Une question. Non, un besoin. Celui de nommer, de contextualiser, de faire comprendre d’où venait ce qu’ils avaient partagé.

Il leva lentement la main. Désigna les os.

Puis, dans un geste lent, précis, il tourna la main, et pointa vers la fente haute de l’abri. Vers l’extérieur. Vers la direction de la jungle.

La réaction fut immédiate.

Le garçon se redressa d’un bond. Il recula instinctivement, comme s’il venait de voir une bête. Ses yeux, grands, ronds, fixaient Takuya avec une frayeur soudaine, presque animale. Il secoua la tête, plusieurs fois, violemment, et leva les deux mains comme pour dire : non.

Le vieux, lui, n’eut pas de geste rapide. Il leva seulement les yeux. Mais son regard avait changé. Il n’était plus neutre. Il était tendu. Durci. Une mâchoire serrée. Un front légèrement plissé. Et surtout, une lente inclinaison de la tête. Il regarda les os. Puis la fente. Puis Takuya. Et il secoua lentement la tête.

Takuya comprit.

Il ne comprit pas tout. Mais il comprit l’essentiel.

La jungle était plus qu’un lieu dangereux. Elle était un interdit. Un ailleurs que l’on ne nomme pas. Un lieu qui, même évoqué, provoque un rejet instinctif.

Il leva les mains à son tour, paumes ouvertes, geste universel d’apaisement. Il ne souriait pas. Il ne voulait pas se moquer de leur peur, ni l’invalider. Il voulait simplement dire : je ne savais pas.

Le garçon s’était replié dans un coin. Il ne quittait pas Takuya du regard. Sa respiration était courte, haletante. Il murmurait peut-être quelque chose, une suite de sons que CAINE n’identifia pas tout de suite.

« Analyse, » souffla Takuya intérieurement.

CAINE répondit, posée :

« Réaction émotionnelle intense. Expression de refus gestuel fort. Indices de traumatisme culturel. La jungle, ou ce qui en provient, semble liée à une interdiction sociale non verbalisée. »

« Ils ont peur de ce que j’ai apporté. »

« Affirmatif. »

« Tu crois qu’ils en ont déjà mangé ? »

« Probabilité faible. Réaction de peur dominante. Aucun signe de gourmandise ou de convoitise. »

Takuya hocha la tête. Il ne regrettait pas. Le partage avait été réel. Le repas, essentiel. Mais il comprenait que le symbole dépassait la viande elle-même.

Il baissa les yeux. Rassembla les os, les rangea dans le tissu. Pas pour les cacher, mais pour clore le geste. Il ne voulait pas prolonger la tension.

Le vieux l’observait toujours. Son regard s’était adouci. Pas effacé, non. Mais il y avait dans ses yeux cette reconnaissance ténue : celle d’un homme qui voit que l’autre a compris. Et qui accepte, même sans mot, même sans excuse.

Le garçon, lui, ne s’était pas détendu. Mais il ne fuyait pas non plus.

Et dans l’abri, le silence était revenu. Pas celui d’avant. Un autre. Un silence chargé de frontières.

Takuya se recula contre le mur. Ferma les yeux. Il n’avait plus faim. Il avait mangé, il avait partagé, il avait appris.

Et maintenant, il savait : la jungle n’était pas un endroit à explorer. Elle était un mot interdit. Un souvenir trop lourd. Une peur qui marchait encore, même dans les esprits les plus anciens.

Le calme qui était retombé sur l’abri avait la densité d’un voile humide. Après l’échange de regards, les gestes de refus, et ce qu’on n’osait appeler par son nom — la jungle — chacun était retourné dans son mutisme. Le vieux s’était appuyé contre le mur, les yeux clos, mais pas endormi. Le garçon, lui, était resté figé dans une posture de repli, dos au mur, comme s’il craignait que quelque chose surgisse encore du geste qu’il avait vu. Takuya, de son côté, était resté silencieux, assis, les mains croisées sur les genoux, l’esprit en pleine digestion. Du repas. Du geste. Du symbole.

Puis le silence fut brisé.

Pas par une parole.

Par le bruit de bois éclaté.

La porte de l’abri vola en éclats. Les gonds, rouillés, cédèrent dans un craquement sec. Des morceaux de bois éclatés frappèrent le sol. Le battant ne s’ouvrit pas : il fut défoncé.

Takuya bondit presque, ses sens immédiatement en alerte. CAINE activée sans qu’il ait besoin de l’appeler. Données, alertes, scans en arrière-plan. Mais tout se figea lorsqu’il vit la silhouette dans l’encadrement de la lumière grise.

Large. Haut. Musculeux. Il n’avait pas besoin d’armes pour être dangereux, mais il en portait une. Une lame courte, à moitié enfoncée dans une gaine de cuir brut. Des marques sur les bras. Des cicatrices anciennes. Des yeux sombres, presque noirs, et ce regard qu’il avait déjà vu : celui de l’homme sur la place. Celui qui avait décapité un autre sans raison visible.

Il reniflait. Lourdement.

Son regard balaya l’intérieur. S’arrêta sur Takuya. Le fixa. Et il s’avança.

Le garçon se recroquevilla aussitôt. Un souffle paniqué. Pas un mot. Le vieux ouvrit les yeux.

Takuya ne bougea pas. Il sentait la tension dans ses jambes. La préparation de son corps à la fuite ou au choc. Mais il n’avait pas la place pour fuir. Pas le temps pour calculer. Il était coincé. Et l’homme s’approchait.

Puis, soudainement, le vieux se leva.

Pas brusquement. Pas violemment. Il se leva comme on se relève d’une méditation. Avec lenteur. Avec calme. Mais aussi avec une forme d’autorité tranquille.

Il fit un pas. Se plaça entre Takuya et l’homme. Ne leva pas la main. Ne parla pas. Il était simplement là. Debout. Droit. Présent.

L’homme s’arrêta.

Il le fixa. Un long moment. Il renifla encore, plus fort. Puis il grogna. Pas un mot. Un grondement.

Il fit un pas de plus. Le vieux ne bougea pas.

Alors l’homme hurla.

Un cri guttural. Sauvage. De ceux qu’on pousse pour faire taire l’intérieur ou écraser l’extérieur. Il brandit la main, la lame toujours gainée, mais son corps tremblait d’une rage contenue.

Et toujours, le vieux restait là.

Takuya ne comprenait pas ce qui se jouait, mais il le sentait. Le pouvoir n’était pas dans la force. Pas ce soir. Il était dans l’immobilité. Dans la certitude.

Après une minute suspendue, l’homme recula.

Un pas.

Puis un autre.

Il recracha au sol, un liquide sombre et épais, puis tourna les talons. Il sortit comme il était entré, sans un mot, sans un regard pour personne d’autre que le vieux.

CAINE murmura :

« Sujet identifié comme dominant s’est soumis au sujet âgé. Hiérarchie réévaluée. Influence sociale du sujet âgé : élevée. »

Takuya mit du temps à relâcher ses muscles.

Le vieux, lui, s’assit de nouveau. Lentement. Comme si rien ne s’était passé. Comme si la porte n’avait pas été arrachée. Comme si l’ombre de la lame n’avait pas survolé l’abri.

Le garçon s’était remis dans un coin, tremblant, mais les yeux toujours ouverts.

Et Takuya comprit.

Le vieux n’était pas un simple habitant. Pas un survivant silencieux.

Il était un pilier.

Un mur. Pas par la force. Mais par le poids de son silence.

Et dans cet abri aux murs fissurés, c’était lui qui tenait le toit.










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