Chapitre 7 - Un pas dehors
Le matin s’était levé sans bruit. Aucune cloche, aucune voix, pas même les cris d’animaux. Le village ne s’éveillait pas : il glissait simplement d’un état à un autre, comme s’il avait toujours été éveillé, toujours à moitié endormi. Takuya ouvrit les yeux, encore allongé sur son matelas de fortune dans l’abri. Le vieux dormait ou méditait contre le mur opposé, immobile. Le garçon n’était pas là.
Il resta là, un moment, à fixer le plafond fait de poutres tordues et de planches anciennes. Il repensait à la veille. À la viande partagée. Aux gestes, aux regards. À la peur suscitée simplement en pointant la jungle du doigt. Et surtout, à l’homme entré comme une tempête, puis repoussé par un simple regard du vieux.
Tout cela formait une mosaïque étrange dans sa tête. Des fragments de codes sociaux, de rituels sans explication. Il ne comprenait pas encore ce monde. Mais il comprenait une chose : il était dedans. Pas dehors. Pas en fuite. Et cela, déjà, était un changement.
Il activa CAINE d’une pensée.
« Statut social actuel ? »
« Toléré. Observation intermittente. Aucun comportement hostile direct. Interaction positive établie avec deux individus : sujets âgé et adolescent. »
Il hocha lentement la tête. Il aurait pu s’en satisfaire. Il aurait pu se dire que survivre ici, c’était déjà une victoire. Mais ce n’était pas suffisant. Pas pour lui. Pas après ce qu’il avait vu. Pas après avoir senti ce feu partagé comme un seuil.
Il se redressa, s’assit lentement. Ses muscles protestèrent brièvement, puis se calmèrent. Il inspira profondément. Réfléchit.
« CAINE, qu’est-ce que je peux faire pour stabiliser ma position ici ? »
La réponse fut plus lente que d’habitude. Comme si CAINE analysait des paramètres qu’elle n’avait pas encore bien cernés.
« Analyse comportementale des interactions : apport visible de ressources augmente la tolérance. Contribution perçue comme facteur de légitimité. »
« Traduction ? »
« Être utile. »
Il soupira. Il s’y attendait. Il avait vu les regards. Les gestes. Le silence dans lequel s’inscrivaient tous les actes. Ici, on ne parlait pas. On prouvait. On offrait. On se montrait nécessaire.
Il se leva. Étirant ses bras, il observa ses effets personnels. Peu de choses. Une lame de chitine, encore tranchante. Quelques morceaux de corde tressée à partir de fibres végétales. Une besace contenant des feuilles sèches et des baies connues. Il posa tout devant lui.
« Il faut que je parte. »
« Destination ? »
« Trouver quelque chose. De la nourriture. Assez pour moi. Et pour eux. »
Il entendit un mouvement. Le vieux avait entrouvert un œil. Il l’observait. Takuya resta figé un instant. Puis, dans un geste lent, il désigna la porte, puis son sac, puis fit mine de tracer un arc dans l’air. Il montra deux doigts, puis posa la main sur sa poitrine. Et enfin, pointa le vieux.
Une tentative maladroite de dire : Je pars. Je vais chasser. Pour nous.
Le vieux ne dit rien. Mais il cligna lentement des yeux, et resta immobile.
Puis il leva une main. La tendit vers lui. Et prononça un mot.
Court. Râpeux. Lentement articulé.
Takuya le fixa. Le vieux répéta. Un peu plus fort. En le montrant du doigt cette fois. Puis en répétant le mot.
Takuya tenta de l’imiter.
Une fois. Puis deux. Le vieux corrigea d’un hochement de tête. Puis recommença.
Un sourire infime passa sur les lèvres de Takuya. Ce n’était pas une leçon. C’était une main tendue. Le premier mot. Peut-être un nom. Peut-être une fonction. Peut-être simplement : chasser.
Il le répéta encore. Et le vieux, cette fois, ne dit rien.
CAINE : « Tentative d’apprentissage linguistique détectée. Mot inconnu. Phonétique enregistrée. Commencement de transmission sociale. »
Il se pencha, attrapa son sac, s’équipa.
Et sortit.
Pas pour fuir. Pas pour survivre seul.
Mais pour revenir utile.
Takuya referma doucement la porte de l’abri derrière lui, laissant derrière lui le vieux et l’écho du mot répété. L’air du dehors était sec, mais portait avec lui l’humidité ancienne des forêts profondes. Aucune route ne l’attendait. Aucun sentier. Juste un sol poussiéreux, des restes de cendres anciennes au pied des habitations, et la jungle à l’horizon — toujours là, toujours verte, toujours immobile en apparence.
Il inspira profondément, ajusta la lanière de son sac sur son épaule, et s’avança à pas mesurés. Il n’avait rien dit, et personne ne l’avait arrêté. Mais il savait ce que ce départ signifiait : un test. Pas celui des autres. Le sien.
Il traversa les premiers mètres du village comme un étranger qui, pour la première fois, marchait sans se cacher. Les quelques silhouettes qu’il croisa ne le saluèrent pas. Mais elles ne l’arrêtèrent pas non plus. Pas de regard hostile. Seulement des yeux qui notaient son passage, le poids de son sac, l’éclat de sa lame de chitine à la ceinture.
« Observation active, » murmura CAINE. « Aucun mouvement d’interdiction. Permission tacite probable. »
Takuya acquiesça sans mot. Il savait. Il avait vécu assez longtemps ici maintenant pour comprendre la logique de ce lieu. On ne disait pas “oui” ou “non”. On regardait, on laissait faire, ou on empêchait. Et comme personne ne l’arrêtait…
Il quitta les structures disloquées, s’enfonçant dans les premiers buissons bas. Le sol devenait plus irrégulier. Le vent changeait. Il entendait des craquements lointains, des branches mortes piétinées par des pattes inconnues, peut-être humaines, peut-être pas.
Après une cinquantaine de mètres, il s’arrêta. Il s’accroupit. Sortit de son sac un morceau de corde tressée à la main, et le bout de chitine qu’il avait aiguisé en pointe. Il refit les nœuds du piège rudimentaire qu’il avait conçu les jours précédents : une boucle capable de se resserrer autour d’une patte. Rien de létal. Juste un arrêt. Le reste, il le ferait à la main.
Il en fixa un autre à sa taille, à portée. Il ne savait pas ce qu’il allait croiser, mais il savait qu’il ne devait pas rentrer les mains vides.
« CAINE, tu peux me rappeler les données sur le lapin cornu ? »
« Espèce non catégorisée. Analyse partielle conservée. Composition musculaire dense. Capacité de charge et accélération élevées. Schéma de fuite non aléatoire. Trajectoire prédictive disponible à 68 %. »
« Et si j’en croise un autre ? »
« Probabilité d’éviter un contact frontal : faible. Probabilité de survie améliorée par anticipation des mouvements. »
Il inspira profondément. Il ne savait pas s’il voulait en affronter un autre. Pas maintenant. Mais savoir qu’il était mieux préparé changeait quelque chose. Il n’était plus ce survivant par hasard. Il devenait un acteur. Un chasseur. Et peut-être, à terme, un habitant.
Il longea les arbres bordant la jungle. Ne pénétra pas immédiatement. Il connaissait maintenant le danger de s’enfoncer sans repère. Il voulait observer d’abord, écouter. L’air changeait, selon les zones. L’humidité, la densité du feuillage, le bruit des oiseaux, tout formait un langage.
Il repéra une clairière ouverte, à quelques pas d’un tronc tombé. Parfait pour poser un premier repère. Il y enfouit une marque, tressée à partir de l’écorce pelée d’un arbre : un cercle, noué. Sa façon à lui de dire : “je suis passé par là.”
Puis il entra.
La jungle, une fois franchie la lisière, n’était pas hostile en elle-même. Elle était vivante. Bruyante. Prête à se refermer sur quiconque n’en respectait pas le rythme. Mais il avait appris. Chaque pas était pesé. Chaque bruit était filtré. Il ne marchait pas : il se glissait.
Après une heure de progression lente, il s’arrêta. Au sol, des traces. Non pas celles d’un prédateur, mais d’un animal plus petit. Trois doigts, peu espacés. Profondeur légère. Peut-être un rongeur massif. Il suivit la piste pendant quelques dizaines de mètres, s’abaissant parfois pour observer les marques sur l’écorce. Pas de griffes. Pas de crocs. C’était une proie.
Il sortit un second piège, le plaça près d’un passage dégagé. Coinça une baie légèrement sucrée en appât, une de celles que CAINE avait identifiées comme non toxiques, mais au parfum suffisamment puissant pour attirer. Il tendit le piège, recula, s’assit en silence à plusieurs mètres.
Il attendit.
Le temps passa lentement. Le vent s’était levé, secouant doucement les feuilles. Quelques gouttes tombèrent. Pas une vraie pluie. Une condensation naturelle, permanente, qui rendait tout glissant, mou, vivant.
Puis un bruit. Léger. Près du piège.
Il ne bougea pas. Il observa.
Une forme, basse, rapide. Un corps fauve, aux pattes puissantes. Une tête allongée, museau plat. L’animal s’approcha, flairant. Il s’arrêta devant le piège. S’avança. Une patte… deux…
Le piège claqua.
Un cri bref. Une lutte courte.
Takuya bondit, lame en main. En quelques secondes, il fut sur l’animal. Il ne prit pas plaisir à ce qu’il fit. Mais il le fit vite, proprement. Il s’agenouilla ensuite, mains tremblantes. Non de peur. De soulagement.
Il avait réussi.
CAINE confirma :
« Espèce inconnue. Masse corporelle : 4,1 kg. Comestibilité probable. Examen chimique recommandé avant cuisson. »
Il enveloppa l’animal dans une toile grossière, la serra contre lui. Il ne voulait pas traîner. Il n’avait pas encore la maîtrise des lieux pour s’autoriser un campement. Il avait ce qu’il était venu chercher. Il devait maintenant revenir. Montrer. Offrir.
Le retour fut plus rapide. Il ne prit pas les chemins les plus ouverts. Il passa par ses repères. Les marques. Et bientôt, les toits du village apparurent à travers les branches basses.
Il entra.
Aucune alarme. Aucun cri. Quelques regards levés. Des yeux fixés sur le paquet. Il ne le cacha pas.
Il atteignit l’abri. Le garçon était dehors. Il le vit, se redressa, comme s’il attendait quelqu’un. Il vit le paquet. Ses yeux s’agrandirent.
Puis il disparut à l’intérieur.
Takuya entra à son tour.
Le vieux l’attendait.
Il ne dit rien. Mais il avait allumé le feu.
Il avait quitté le village à l’aube, lorsque la lumière naissante filtrait à peine entre les toits tordus. Maintenant, après une heure de marche lente et vigilante, Takuya comprenait mieux l’étrangeté de cet endroit. Le monde autour du village semblait à la fois vaste et vide. Pas de route. Pas de champ. Pas de traces d’autres hameaux ou de passages humains. Juste une mer de pierres, de poussière et de collines basses.
Le sol était dur, inégal. Les rares touffes d’herbes semblaient poussées par erreur, maigres et isolées. Il n’y avait pas de chant d’oiseaux, pas de cris d’insectes. Le silence n’était pas celui de la paix, mais celui d’un endroit oublié.
CAINE parlait à voix basse dans son esprit :
« Topographie instable. Modèle circulaire. Aucun signe de civilisation secondaire. Données environnementales limitées. »
Takuya grimpa sur une butte rocheuse, la plus haute qu’il pouvait trouver. Il espérait une vue dégagée. Un horizon. Quelque chose.
Mais de là-haut, il ne vit que le même tableau : au centre, le village, minuscule, aggloméré. Tout autour, un demi-cercle de jungle dense, presque parfaite. Et de l’autre côté : une lande morte, sèche, parsemée de rochers comme des dents cassées. Aucune trace d’aménagement, d’ancien chemin, de ruine humaine. Le monde était une frontière entre le végétal dense et le minéral stérile.
Il regarda la jungle. Le rideau vert, vivant, qu’il avait déjà traversé. Et qui semblait, plus que jamais, être la seule direction possible.
Il consulta CAINE à nouveau.
« Aucun signal thermique ou magnétique détecté au-delà de 6 kilomètres. Hypothèse : zone isolée intentionnellement ou naturellement. Modèle spatial instable. »
« C’est un piège, » murmura Takuya pour lui-même.
Il s’assit sur la roche, son sac contre lui. Il repensait à ce qu’il avait vu, à ce qu’il n’avait pas vu. Le village n’était pas au centre d’un monde. Il était coincé dans un nœud. Un entre-deux. Un point sans sortie claire.
Il leva les yeux vers la canopée de la jungle. Et ce fut là qu’il la vit.
Un frémissement, presque imperceptible. Un mouvement dans la masse verte. Il plissa les yeux. Et alors, à travers l’épaisseur feuillue, il discerna une forme. Massive. Insectoïde. Une paire de pattes repliées comme une prière figée. Une tête allongée, anguleuse, presque reptilienne dans son mouvement. La carapace brilla brièvement au soleil, révélant une teinte vert-noir aux reflets bleutés.
Une mante.
De la taille d’un chien, peut-être un peu plus. Figée. Camouflée. En attente.
Elle ne le regardait pas. Ou du moins, elle ne semblait pas encore l’avoir détecté. Elle était tournée vers un autre coin de la jungle, parfaitement immobile. Un piège de patience.
Il ne bougea pas. Son souffle devint plus lent, plus contrôlé.
« CAINE ? » murmura-t-il intérieurement.
« Forme identifiée. Mante religieuse de grande taille. Activité passive. Distance de sécurité maintenue. Probabilité de détection : faible. »
Il resta là, accroupi sur sa butte, à observer. Il n’allait pas l’affronter. Il ne voulait pas revivre une chasse improvisée. Pas maintenant. Mais il comprenait mieux. Ces créatures n’étaient pas des anomalies. Elles étaient les vraies habitantes de ce monde.
Il recula lentement, sans bruit. Redescendit du promontoire. Une fois hors de vue directe, il marqua un repère discret dans la poussière. Un cercle avec un trait. Sa propre carte.
Puis il se tourna vers la jungle. Non pas en ligne droite, mais en longeant la lisière jusqu’à atteindre un endroit familier. Un recoin de forêt qu’il avait déjà traversé, où les arbres étaient plus épars, le sol moins piégeux.
Il entra.
Pas par choix. Par nécessité.
Parce qu’ici, au-delà du village, le seul chemin qui menait quelque part passait toujours… par l’ombre.
Takuya ne retourna pas dans la jungle par goût du risque. Il y retourna parce que c’était la seule direction qui avait un sens. Le monde en dehors du village n’offrait rien d’autre qu’un désert figé, et le seul endroit où il avait déjà marché, observé, réussi… c’était cette poche d’ombre verte où il avait abattu un rongeur inconnu.
Il s’approcha lentement du sous-bois qu’il reconnaissait. Les feuillages formaient un couloir naturel, plus clairsemé que les zones profondes. L’air y était plus humide, le sol couvert de feuilles épaisses. Il s’arrêta à l’entrée de la zone, scrutant les formes, les ombres, les souvenirs sensoriels. Il n’avait pas oublié les sons, les tensions musculaires, ni même l’odeur subtile qui flottait ce jour-là.
« CAINE, statut ? »
« Aucun mouvement détecté dans un rayon de cinquante mètres. Taux de dangerosité : minimal. »
Il s’avança encore. Ses pas étaient plus assurés. Il avait planté un repère discret à son dernier passage : une branche tordue volontairement, formant un angle visible seulement depuis une position précise. Elle était toujours là. Il était au bon endroit.
« Tu crois que tu pourrais me montrer ce que je connais ? Ce que j’ai vu ? Une carte ? »
« Affirmatif. Si vous fermez les yeux et vous concentrez sur une requête de visualisation spatiale, je peux projeter les données cartographiques internes accumulées. »
Il s’adossa contre un tronc. Ferma les yeux. Se concentra.
Et alors, une image apparut. Pas comme un écran, mais comme une sensation visuelle dans son esprit. Une forme circulaire. Au centre : le village. Autour : un anneau vert, dense, irrégulier mais continu.
« La jungle… » murmura-t-il. « Elle entoure tout ? »
« Affirmatif. La forêt forme un cercle quasi parfait autour du village. Aucune ouverture naturelle détectée au-delà du périmètre actuel. »
Takuya rouvrit les yeux. La sensation s’effaça, mais l’image restait ancrée. Il comprenait mieux. Ce monde n’avait pas été conçu pour être traversé. Il avait été conçu pour enfermer.
Il n’y avait pas d’échappatoire simple.
Mais il y avait des zones de respiration. Des poches moins hostiles. Comme celle-ci.
Il sortit un morceau de corde, resserra une attache à son bras. Il tailla une branche fine avec un éclat de pierre récupéré la veille. Il commença à préparer un piège rudimentaire, à mi-hauteur, pour attraper un animal de passage. Il ne chassait pas à l’aveugle. Il chassait ici, parce que cette zone avait déjà été clémente. Et dans ce monde, une zone clémente, c’était un trésor.
Il marcha lentement autour du site, établit un cercle de sécurité. Il nota les pierres qui pouvaient servir de refuge. Les feuillages trop calmes. Les branches cassées récemment. Il reconnaissait les empreintes légères laissées par le rongeur, les petites touffes de poils sur l’écorce. Une piste. Une habitude. Un espoir.
CAINE confirma :
« Faune identique détectée à celle du précédent abattage. Aucune trace de prédateur lourd. Niveau de sécurité du périmètre : stable. »
Takuya s’agenouilla. Posé. À l’écoute. La jungle, ici, n’était pas hostile. Elle l’observait.
Et il s’apprêtait à répondre.
Takuya avançait à pas mesurés dans la zone qu’il avait reconnue. Les feuilles mortes amortissaient les bruits de ses pas, et le léger vent dans la canopée couvrait ses mouvements. Il savait ce qu’il cherchait : pas un exploit, pas un trophée, juste une preuve. Quelque chose de tangible à ramener. Une offrande, presque. La forêt l’avait blessé, piégé, mais elle lui avait aussi laissé une faille. Ce recoin, cette poche de calme, c’était sa chance.
CAINE parlait peu. Le silence était son mode de fonctionnement par défaut ici. Mais elle observait tout. Elle respirait dans son esprit comme une présence discrète, attentive, posée.
Un bruit. Léger. Une friction sur de l’écorce.
Il se figea.
CAINE réagit aussitôt : « Signature thermique faible détectée. Animal de petite taille. Rayon estimé : cinq mètres. »
Il se baissa lentement, se dissimula derrière une racine massive, ses yeux cherchant l’ombre mouvante entre les feuillages. Là. Une forme. Basse. Souple. Rapide. Le même type de rongeur que celui qu’il avait abattu quelques jours plus tôt. Un pelage strié, une queue épaisse, des pattes fines mais puissantes.
CAINE ajouta : « Analyse comportementale en cours. Probabilité de direction de fuite : 73 %. Opportunité de tir dans trois secondes. »
Takuya leva la lame de chitine qu’il avait affûtée au fil de la pierre. Il visa. Retint son souffle.
Le rongeur fit un bond.
Takuya lança.
Le couteau improvisé trancha l’air, atteignant la cible juste au-dessus de l’épaule. L’animal roula sur le sol, poussa un cri bref, puis s’immobilisa.
Il courut, ramassa la créature encore tiède. Le coup avait été net. Propre.
Et c’est alors que ça arriva.
Une chaleur. Subtile, profonde. Une pulsation interne, comme si quelque chose passait de l’animal à sa paume. Une onde fluide. Inattendue.
CAINE : « Transfert d’énergie détecté. Nature similaire à celle du spécimen nommé "lapin cornu". Intensité : 12 %. Effet non hostile. »
Takuya tomba à genoux, non pas de douleur, mais de surprise. Il sentit l’énergie circuler en lui. Pas violente. Pas envahissante. Comme une tension qui se dénouait. Une mise en accord.
Puis, soudain, sa vue se modifia.
Pas brutalement. Pas comme un changement de lentille. Mais comme un voile levé.
Les bords des feuilles devinrent plus nets. Les nervures plus distinctes. La lumière se cassa différemment sur les surfaces. Il voyait… plus loin. Plus net. Plus vite.
« CAINE ? » murmura-t-il.
« Acuité visuelle augmentée. Précision de perception : 8/10. Réalignement ophtalmique naturel. »
Il resta immobile, son regard balayant la jungle. Chaque détail l’atteignait différemment. Il percevait les micro-mouvements, les frémissements d’un insecte à quatre mètres, les reflets minuscules sur une goutte de sève.
Et il se souvint.
Ses lunettes.
Sa vie d’avant. Ce flou permanent, cette dépendance à deux morceaux de verre vissés sur son nez. Il avait porté une correction forte, une myopie sévère. Il n’avait jamais rien vu clairement sans l’aide d’un artifice.
Et maintenant…
Il voyait. Sans outil. Sans filtre.
Un sourire discret, presque involontaire, naquit sur son visage.
Il observa l’animal mort dans ses mains. Petit. Léger. Mais porteur d’une énergie nouvelle. Une énergie qui n’était pas que nutritive. Une énergie qui changeait ceux qui la recevaient.
CAINE confirma : « Transformation corporelle progressive. Effets positifs détectés. Aucun symptôme nocif à ce stade. »
Il attacha la créature à une corde tressée, la plaça sur son épaule, et resta un moment là, debout, dans l’ombre.
Il avait appris à survivre.
Maintenant, il apprenait à voir.
Le retour fut long. Non pas par la distance, mais par le poids de l'effort accompli. Le rongeur attaché à sa ceinture ne pesait pas grand-chose, mais symboliquement, il était lourd. C'était plus qu'une proie : c'était une victoire. Un fragment d'intégration. Un geste offert au vieux, au garçon, au feu partagé. Une preuve silencieuse qu'il savait faire plus que survivre. Il pouvait nourrir. Contribuer. S’inscrire.
Le soleil déclinait lentement, traçant de longues ombres sur le sol aride aux abords du village. Les silhouettes des habitations prenaient forme à travers la lumière dorée, comme si le monde s'ouvrait doucement pour accueillir son retour. Il sentit une brise tiède lui effleurer le visage. Une odeur de cendre ancienne, de bois sec. La mémoire du feu, du foyer.
Mais au détour d’un arbre aux branches basses, il s’arrêta net.
Il était là.
Debout. Imposant. Le même homme qui avait enfoncé la porte de l’abri. Le même regard noir, sans fond, animal. Il se tenait juste à l’entrée du village, comme une porte vivante entre Takuya et la suite. Aucun mot. Aucun avertissement.
Seulement lui. Et sa posture. Lourd. Stable. Féroce.
Takuya sentit son instinct hurler. Il replaça la proie derrière sa jambe, se redressa lentement. Il savait qu’il n’avait aucune chance s’il affrontait frontalement. Mais il ne voulait pas fuir. Pas cette fois.
L’homme s’approcha. Un pas. Puis un autre. Il reniflait, profondément, comme s’il évaluait une piste, une peur, un territoire.
CAINE chuchota dans l’esprit de Takuya :
« Attention. Hostilité détectée. Probabilité d’agression : 92 %. Préparez défense. »
Takuya plia légèrement les genoux. Sa main glissa vers la lame de chitine à sa ceinture. Il connaissait cette tension dans les muscles. Cette énergie prête à bondir.
L’homme se jeta sur lui.
Takuya vit le mouvement. Il anticipa. Il tourna les épaules, leva son bras gauche pour bloquer. Le poing arriva.
CAINE : « Coup visible. Prévisible. »
Mais son corps était trop lent.
Le poing s’enfonça dans son abdomen avec la force d’un marteau. L’air quitta ses poumons en un hoquet sec. Ses genoux plièrent, sa vision vacilla. Il tomba à genoux, les bras agrippant son ventre, incapable de respirer pendant une seconde qui sembla une éternité.
L’homme ne s’arrêta pas là.
Il renifla encore, comme un animal sentant le sang. Puis il avança. Takuya leva les yeux juste à temps pour voir le mouvement. Mais cette fois, il ne vit pas l’enchaînement. Il ne vit qu’un flou. Une série de gestes trop rapides. Une lame d’air et de vitesse.
CAINE : « Vitesse anormale. Déplacement illisible. Analyse impossible. »
Il sentit un coup à l’épaule. Puis un autre à la tempe. Puis son dos heurta le sol.
Le monde tournait. Il cligna des yeux, tentant de reprendre conscience. Il vit des bottes poussiéreuses. Une main massive qui s’empara de la corde. Un mouvement sec. Sa proie lui fut arrachée comme un vêtement inutile.
L’homme ne dit rien. Il le regarda. Juste un instant. Puis il cracha au sol, renifla une dernière fois, et tourna le dos.
Il s’éloigna lentement. Comme s’il n’avait rien fait d’important. Comme si la violence n’était qu’un outil pour rétablir sa place.
Takuya resta là. Étendu. Le souffle haché. Les côtes douloureuses. Le regard perdu entre le ciel rouge et la poussière du sol.
CAINE tenta une évaluation :
« Fractures internes : non détectées. Contusions : modérées. Mobilité temporairement altérée. »
Il n’écoutait plus vraiment.
Il pensait au rongeur. À sa chasse. À sa stratégie. À sa réussite.
Et à la facilité avec laquelle tout cela avait été effacé.
Un bruit de pas.
Il tourna la tête. Lentement. Le garçon. Il était là. Pas loin. Il avait vu. Il n’avait pas crié. Il n’avait pas fui. Il était resté là, les poings serrés, les yeux brillants d’un mélange de peur et de rage impuissante.
Puis il disparut dans l’abri.
Quelques minutes passèrent. Takuya tenta de se redresser. Il y parvint, lentement, un bras autour de son torse. Il boitait, mais il marcha. Il s’approcha de l’abri, le corps meurtri, le regard fixé vers l’avant. Il s’arrêta devant la porte.
Elle était entrouverte.
À l’intérieur, le feu brûlait.
Et le vieux était là. Assis. Droit. Silencieux.
Takuya entra. Il ne dit rien. Ne réclama rien. Il s’assit, lentement, de l’autre côté du feu. La douleur pulsait à chaque respiration.
Le vieux ne le regarda pas tout de suite. Puis ses yeux se posèrent sur lui. Pas de surprise. Pas de pitié. Juste un regard lourd. Un regard qui avait tout vu.
Ils restèrent ainsi un moment. Puis le garçon revint, les bras vides.
Et le vieux lui tendit un morceau de bois.
Takuya comprit. Le feu allait brûler ce soir.
Mais ce ne serait pas pour fêter une victoire.
Ce serait pour se souvenir de ce qu’on peut perdre, même en donnant tout ce qu’on a.
Annotations
Versions