Chapitre 8 – Ce que voient les cendres

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Il n'y avait pas eu de poursuite. Pas d'autre attaque. Juste le bruit des pas qui s’éloignaient, le sifflement de la respiration brisée, et le souffle du feu dans l’abri. Takuya était revenu lentement, pas après pas, chaque mouvement lui rappelant l’échec avec une précision douloureuse.

L’abri n’avait pas changé. Le vieux était assis à sa place, toujours droit, toujours silencieux. Le garçon, en retrait, observait depuis le fond de la pièce. Le feu brûlait entre eux, comme un troisième regard.

Takuya ne parla pas. Il ne chercha pas à expliquer. Il traversa l’espace en boitant légèrement, son souffle encore court, les côtes douloureuses à chaque inspiration. Il s’assit avec précaution, laissant glisser son sac contre le mur.

Il resta là un moment, à reprendre son souffle. La sueur perlait sur son front, froide. Il sentit les douleurs se déplacer lentement dans son corps : flanc gauche, haut de la cuisse, épaule droite. Chaque impact avait laissé sa trace.

Il fouilla dans la poche intérieure de sa tunique déchirée. Il en sortit un petit tissu noué. Il le déplia avec soin. À l’intérieur, il y avait cinq baies translucides, légèrement molles, aux reflets bleutés sous la lumière du feu.

Il les observa un moment, comme on considère une dernière ressource. Puis il en prit une entre ses doigts, l’écrasa doucement contre ses côtes, là où le poing de l’homme l’avait frappé le plus violemment. Le jus glissa sur sa peau, froid d’abord. Puis il sentit la chaleur. L’engourdissement. Une lente dérive de la douleur vers le silence.

Il en appliqua deux autres : une sur l’épaule, une sur la hanche. À chaque fois, il respirait plus librement. Le tremblement dans ses mains se calmait.

Le garçon n’avait pas bougé. Mais ses yeux n’avaient jamais quitté les gestes de Takuya.

Le vieux, lui, regardait le feu. Il n’avait rien dit. Mais son immobilité n’était pas de l’indifférence. C’était une forme d’attention, plus profonde, plus patiente.

Takuya remit les deux dernières baies dans le tissu, le replia, le replaça contre son torse. Il s’allongea ensuite lentement, à moitié tourné vers la lumière, les jambes repliées. La chaleur du feu montait par vagues. Son corps cessa peu à peu de lutter. Pas pour dormir. Juste pour tenir.

Il ne ferma pas les yeux tout de suite.

Il regarda le garçon. Le vieux.

Et pour la première fois depuis l’agression, il sentit que même dans le silence, même dans la douleur, il était vu.

Le sommeil n’était pas venu. Même allongé, même engourdi par les baies translucides, Takuya ne pouvait pas plonger dans l’oubli. Chaque respiration déclenchait une douleur diffuse sous ses côtes. Pas violente. Juste constante. Froide. Comme une voix intérieure qui murmurait sans cesse : Tu n’as pas été assez rapide.

Le feu crépitait à quelques mètres. Le vieux l’alimentait régulièrement, sans bruit, sans geste brusque. Le garçon s’était endormi, recroquevillé sur lui-même, dos tourné à la lumière. L’abri entier semblait figé dans une respiration lente. Une attente.

Takuya, lui, était éveillé. Allongé sur le côté, la tête calée contre un morceau de tissu roulé, il fixait le plafond fait de planches disjointes. Il ne pensait à rien de clair. Juste aux images. Les coups. La vitesse. La frustration de son propre corps incapable de suivre ce que ses yeux avaient pourtant vu venir.

« CAINE. »

La réponse fut immédiate. Sa voix douce, stable.

« En ligne. »

« Statut de mon corps. »

« Contusions modérées à sévères. Aucune fracture. Pas de lésion interne détectée. Mobilité réduite temporairement. Récupération estimée : 36 heures pour un fonctionnement minimal. »

Il ferma les yeux. Le chiffre ne l’étonnait pas. Il avait mal, mais ce n’était pas une douleur qui hurlait. C’était une douleur qui s’incrustait, comme une tache d’encre sur un tissu. Tenace. Muette.

« Pourquoi… pourquoi je n’ai pas pu esquiver ? »

Un court silence. Puis :

« Réception visuelle complète. Analyse motrice correcte. Délai de réponse musculaire trop long. Coordination nerf-muscle insuffisante. »

« En clair : mon corps est trop lent. »

« Pour la vitesse du sujet : oui. »

Il soupira. Ferma les yeux plus fort. Il avait vu venir le coup. Il avait su. Et pourtant, rien. Il avait mangé la frappe comme un novice.

Un autre silence s’installa. Pas de question. Juste la lassitude de penser. Puis CAINE reprit, plus lentement, comme si elle hésitait à formuler ce qu’elle allait dire :

« Durant l’analyse post-impact, une trace énergétique interne a été détectée. »

Takuya rouvrit les yeux. Lentement.

« Une trace… de l’agression ? »

« Négatif. Aucune absorption ou pénétration directe à l’impact. »

Il se redressa légèrement sur un coude. Son cœur accéléra, pas de peur, mais d’intérêt.

« Alors d’où vient-elle ? »

« Probablement de votre propre accumulation précédente. »

« Tu veux dire… la mante ? Le lapin cornu ? Le rongeur ? »

« Affirmatif. »

Takuya se redressa un peu plus. La douleur tira dans sa hanche, mais il l’ignora.

« Tu m’avais dit que j’avais absorbé une forme d’énergie. À chaque fois. Et maintenant ? »

« Les signaux de ces différentes énergies se sont diffusés de façon irrégulière. Principalement concentrés dans les tissus profonds de l’abdomen. Non activés. »

Il posa une main sur son ventre, juste au-dessous du nombril. Rien. Seulement de la chaleur. Une tension musculaire, peut-être. Mais rien de plus.

« Je ne sens rien. »

« C’est normal. L’intensité est faible. Et non synchronisée avec vos centres sensoriels. »

Takuya resta ainsi, main sur le ventre, à scruter ce vide. Puis il inspira profondément.

« Dis-moi comment faire. Pour la sentir. »

« Respiration lente. Concentration ciblée. Neutralisation des autres flux cognitifs. Vous devez vous concentrer sur la zone abdominale basse. »

Il ferma les yeux. Expira lentement. Il tenta d’effacer la douleur. De laisser son esprit descendre, glisser. De ne plus penser à rien d’autre que ce point sous ses côtes.

Un battement.

Un autre.

Une tension ? Non. Un écho peut-être. Comme un courant faible. Mais à chaque fois qu’il tentait de l’attraper, ça s’évanouissait. Comme une ombre dans la brume.

Il resta ainsi. Dix minutes. Vingt. Une heure. Les jambes engourdies, le dos tendu. Et toujours rien de concret. Juste une frustration sourde.

« CAINE, tu es sûre ? »

« Présence énergétique confirmée. Nature instable. Mais détectable. »

« Tu t’es peut-être trompée. »

Silence.

« Ou j’ai juste rêvé. »

Il rouvrit les yeux. La lumière du feu jouait sur les murs. Il tourna légèrement la tête… et le vit.

Le vieux.

Il s’était approché sans bruit. Il se tenait à un mètre à peine, debout. Immobile. Ses yeux le fixaient. Il ne portait pas de jugement. Il ne semblait ni inquiet, ni curieux. Seulement… présent.

Takuya ne dit rien. Le vieux leva la main. Lentement. Et il la posa sur l’abdomen de Takuya. Un contact léger. Direct. Puis il parla.

Un seul mot.

« Énergie. »

Sa voix était rauque, grave, mais claire. Il répéta, appuyant un peu plus :

« Énergie. »

Puis il se redressa. Et repartit. Sans explication. Sans un regard en arrière.

Takuya resta figé. Sa main retourna instinctivement sur son ventre.

« CAINE ? »

« Concentration sur la zone abdominale. Nouvelle impulsion détectée. »

Il ferma les yeux. Cette fois, il ne chercha pas. Il écouta. Pas le feu. Pas sa respiration. Juste cette sensation. Et là…

Un frisson. Léger. Un picotement. Comme une brise interne. Une pulsation lente, comme un second cœur minuscule.

Il sourit. Faiblement.

« Je crois que je la sens. »

CAINE confirma :

« Confirmation. Fréquence énergétique stable. Répartition localisée. Énergie issue des entités précédemment assimilées. »

Il n’était pas plus fort.

Pas encore.

Mais il savait désormais que quelque chose avait commencé à vivre en lui.

Takuya était resté allongé longtemps, la main posée sur son abdomen. Le mot du vieux résonnait encore dans son esprit : "Énergie." Un mot simple, brut, mais qui sonnait comme une clef. Comme un mot de passe vers quelque chose de plus enfoui, de plus ancien, ou peut-être de plus personnel. Il n’avait pas la prétention de comprendre ce qu’il avait ressenti. Il savait seulement que quelque chose était là. Une présence, diffuse, mais réelle.

Il inspira lentement, puis expira, les paupières à demi closes. L’abri était silencieux, le feu ronronnait à basse voix. Il se redressa un peu, croisa les jambes, posa les mains sur ses genoux. C’était instinctif. Mais maladroit. Il se redressa, tenta de trouver un centre de gravité plus stable.

« CAINE, tu peux m’aider ? » murmura-t-il intérieurement.

« Préciser. »

« À méditer. À ressentir ce qu’il y a en moi. Comme tu l’as suggéré. Mais… bien. »

« Compilation de techniques disponibles. Synthèse de 43 pratiques respiratoires et posturales. Ciblage selon état actuel : douleur – fatigue – concentration partielle. »

Un flux de données glissa dans sa conscience. Pas des images, pas des mots. Plutôt des impressions. Une posture à adopter, une tension à relâcher. Des rythmes de respiration à suivre. Un schéma à appliquer.

Il se repositionna lentement. Redressa la colonne. Relâcha les épaules. Ses mains retombèrent naturellement sur ses cuisses. Il ferma les yeux, et se laissa guider par les instructions silencieuses que CAINE déposait au fil de sa pensée.

Inspire. Compte jusqu’à quatre. Pause. Expire sur six. Encore.

Le feu n’existait plus. Le vieux n’existait plus. Même la douleur, contenue par les baies, semblait s’éloigner. Il ne restait que ce souffle. Ce cycle. Ce va-et-vient.

Et puis… quelque chose.

Ce n’était pas un bruit. Ni une chaleur. C’était comme une tension douce dans le bas du ventre. Une densité nouvelle. Un battement. Très lent. Comme un cœur endormi.

« CAINE ? » pensa-t-il, sans rompre le rythme.

« Fluctuation énergétique détectée. Localisation : zone abdominale profonde. Fréquence stabilisée. »

Il ne comprenait pas ce que cela signifiait. Mais il sentait. Vraiment. Il sentait cette chose en lui. Ce n’était pas de la force. Pas une arme. Plutôt une graine. Quelque chose qui existait là, patiemment. Comme si le corps avait commencé, lentement, à répondre.

Il poursuivit. Dix minutes. Puis vingt. Peut-être plus. Il ne pensait plus au temps. Il s’était enfoncé dans un espace entre deux souffles, entre deux battements. Il sentait ses mains picoter. Sa nuque s’alourdir. Un engourdissement calme, presque agréable.

CAINE murmurait dans un coin de son esprit :

« Synchronisation partielle réussie. Paramètres internes alignés. Aucune instabilité détectée. »

Takuya sourit doucement, les yeux encore fermés. Il ne savait pas encore ce qu’il faisait. Mais il savait qu’il avançait. Et cette sensation, aussi floue soit-elle, valait plus que toutes les données qu’il avait espérées.

Quand il rouvrit les yeux, la lumière du feu dansait encore sur les murs. Le vieux était toujours là. Immobile. Droit. Il le fixait depuis l’autre côté du foyer. Puis, lentement, il inclina la tête. Juste une fois. Comme un hochement de respect silencieux.

Takuya ne parla pas. Mais son regard répondit. Ce qu’il venait de franchir n’était pas une ligne extérieure. C’était un cap intérieur.

Puis une note s’afficha, sobre, dans un coin de sa conscience. Un message de CAINE.

[Compétence acquise : Méditation – Niveau 1]
Effet passif : régénération lente +5 %

Il relut la ligne une fois. Puis ferma les yeux à nouveau. Et dans le silence de son propre souffle, il se sentit, pour la première fois, vraiment là.

Le feu. Il n’avait pas bougé. Il n’avait pas vacillé. Depuis la nuit de l’agression, depuis l’humiliation, depuis l’échec, il avait continué à brûler. Fidèlement. Sans commentaire, sans jugement. Une flamme tranquille, régulière, jamais violente mais toujours là.

Takuya était resté à ses côtés. Parfois assis, parfois allongé, parfois simplement penché vers les flammes comme on chercherait à y lire un sens. Ce soir-là, il s’était redressé, jambes croisées, dos au mur, et il regardait le feu comme on regarde un ancien compagnon. Pas avec confiance. Avec respect.

Le vieux était à quelques pas. Immobile, comme toujours. Le garçon dormait dans l’ombre, roulé dans un pan de tissu. L’abri était silencieux, sauf pour les crépitements des braises. Et Takuya regardait.

Ce feu avait vu beaucoup de choses. Il avait vu son retour, le sang sur ses lèvres, la poussière sur ses vêtements. Il avait vu son regard vidé, sa main tremblante. Et il avait brûlé. Non pas pour lui, mais malgré lui. Il n’avait pas été éteint. Il n’avait pas été refusé. Il avait tenu, tout simplement.

Et Takuya s’était assis devant. Comme un élève. Comme un survivant.

Il tendit les mains vers les flammes. Pas trop près. Juste assez pour sentir leur souffle. Le feu ne le jugeait pas. Il ne lui demandait pas d’être plus fort. Il lui offrait une présence. Une chaleur constante. Une lumière qui disait : je continue.

Takuya ferma les yeux un instant. Puis, dans un murmure intérieur :

« CAINE. »

La réponse fut immédiate.

« Présente. »

Il ouvrit les yeux. Le feu était toujours là, comme une respiration tranquille.

« Cette ligne. Celle que j’ai vue, dans ma tête. “Compétence acquise : Méditation – Niveau 1 / Régénération lente +5%”... c’était quoi ? »

Un silence. Puis une réponse, neutre, mais teintée d’un rythme plus lent, presque réfléchi.

« C’est un message de confirmation. Système d’intégration passif de compétences activé. Vous avez maintenu une pratique mentale cohérente pendant une durée suffisante pour déclencher une reconnaissance. »

« Ça vient de toi ? »

« En partie. Le système est implanté dans votre esprit, mais réagit aux signaux neurobiologiques et aux structures cognitives internes. Il reconnaît certaines configurations comme des schémas d’apprentissage. Lorsqu’ils sont stabilisés, une compétence est enregistrée. »

Takuya hocha lentement la tête. Il fixait encore le feu. Il pensa : Donc c’est réel. Ce n’était pas juste une impression.

« Et cette régénération ? »

« Bonus passif. Lié à l’activation régulière d’un état méditatif. Le corps, en réduisant les tensions internes, alloue mieux ses ressources à la reconstruction tissulaire. »

Il sourit. Légèrement. Pas de fierté. De la surprise. Du respect.

Il pensait à tout ça : les combats, les douleurs, les gestes. Et maintenant, cette ligne. Cette trace. Comme si le monde avait écrit en lui quelque chose. Comme si, pour la première fois, ce monde lui avait répondu autrement qu’avec des griffes ou des coups.

Il se demanda : Est-ce que ce monde voit ? Est-ce qu’il entend ?

Peut-être que oui.

Peut-être que ce monde répondait à ceux qui savaient écouter.

Il tendit les mains à nouveau vers les flammes. Il regarda le vieux, qui ne bougeait toujours pas. Et il pensa : Ce feu, il n’était pas là pour moi. Mais il est resté. Et moi aussi.

Le feu lui avait offert la chose la plus rare ici : une régularité. Une preuve qu’on pouvait continuer même dans la honte. Même dans la perte. Même dans l’incompréhension.

Il resta là longtemps. À écouter. Pas le vieux. Pas CAINE. Pas même le feu.

Mais lui-même.

Et dans cette nuit où tout avait semblé s’éteindre, il comprit une chose :

Ce n’était pas la force qui allait le sauver. Ce serait l’attention. La lenteur. La répétition.

Et ce feu, silencieux, patient, était déjà devenu son premier maître.

Le premier jour, le vieux ne dit rien. Il se leva, comme à son habitude, avant le lever du soleil. Le feu encore tiède lançait ses dernières braises. Takuya était réveillé, assis, encore engourdi par la douleur, mais prêt. Il ne s'attendait à rien. Il n’attendait plus.

Et pourtant, le vieux fit un geste. Simple. Silencieux. Il se plaça devant le feu, jambes légèrement fléchies, bras levés, et il exécuta lentement un mouvement. Un arc fluide, puis une rotation de l’épaule, une descente du poignet, une tension dans les jambes. Rien de spectaculaire. Mais tout dans le geste parlait de précision, de contrôle, de poids maîtrisé.

Le garçon se leva à son tour. Il le copia, maladroitement, un peu raide. Et Takuya comprit. Il se leva lui aussi. Douleur ou pas, il devait être là.

Il essaya.

Ses bras bougèrent, un peu trop haut. Ses genoux craquèrent. Sa respiration se bloqua. Mais il continua.

« Corrige l’angle de ton coude de 12 degrés. »

La voix de CAINE fut un murmure dans son esprit. Il obéit. Tout de suite, la tension dans l’épaule se relâcha. Le mouvement devint plus fluide.

« Répartition de ton poids : trop sur l’arrière. Déplace ton centre de gravité d’un pas. »

Il rectifia. Son équilibre s’ajusta.

Le garçon le regardait. Puis, à son tour, ajusta sa posture. Mais lui n’avait pas CAINE. Il n’avait que ses yeux, ses réflexes. Et même s’il faisait de son mieux, son corps restait plus hésitant. Moins juste.

La scène se répéta le lendemain. Et le surlendemain.

Le matin, c’était le vieux qui lançait le premier geste. Puis le garçon. Puis Takuya. Chaque jour, un peu plus vite. Un peu plus précis. Et chaque soir, une inversion subtile. Takuya prenait la place du vieux. Il refaisait les gestes, de mémoire. Lentement. Pour que le garçon puisse suivre. Il comprenait alors que transmettre était un autre niveau d’apprentissage.

Le garçon, d’abord timide, se mit à sourire. Parfois. Quand il réussissait un mouvement sans erreur. Quand Takuya levait un pouce discret ou répétait avec lui, deux fois de suite. Les mots ne venaient pas. Mais les gestes, eux, parlaient.

CAINE continuait à intervenir.

« Attention à ton rythme respiratoire. Trop court. Allonge-le. »

« Ta hanche se bloque. Visualise une ligne droite de ton épaule à ta cheville. »

Grâce à elle, les progrès de Takuya étaient fulgurants. Il le sentait dans son corps : ses muscles répondaient plus vite. Sa souplesse s’améliorait. Sa respiration devenait plus profonde. Il apprenait, en silence, comme un corps qui se réveille après des années d’hibernation.

Et pourtant, quelque chose lui échappait encore.

Chaque fois qu’il fermait les yeux, il revoyait l’homme. L’agresseur. Il revoyait la vitesse, la brutalité, l’accélération soudaine. Ce moment où le corps avait disparu à ses yeux. Cette vitesse impossible. Ce pas trop rapide. Ce coup trop rapide.

Takuya répétait les gestes, encore et encore. Mais il ne comprenait pas le truc. Il ne voyait pas le moment où l’autre avait changé de rythme. Il en maîtrisait la forme. Pas encore l’essence.

Et cela le rongeait.

Entre deux entraînements, il partait chercher des baies. Parfois accompagné du garçon. Souvent seul. Il reconnaissait désormais les fruits sûrs : les baies translucides pour anesthésier, les pommes amères mais comestibles, les petites graines noires à éviter.

CAINE enregistrait tout.

Chaque mot prononcé par les villageois. Chaque murmure échangé dans les ruelles. Chaque son.

Un matin, alors qu’il coupait des branches pour refaire un lien tressé, elle lui indiqua :

« Niveau de traduction de la langue locale : 40 %. Compréhension de base de structures simples. Capacité à associer 22 mots avec 86 % de certitude. »

Takuya cligna des yeux. 40 %. Ce n’était pas rien.

Il pouvait désormais relier un mot à un objet. À une action. Il reconnaissait certains mots : manger, venir, rester, peur, force. Des sons glissaient désormais dans son esprit avec une vague signification. Ce monde ne murmurait plus. Il commençait à lui parler.

Et chaque jour, il regardait le vieux. Le vieux, qui ne fléchissait jamais. Qui montrait sans forcer. Qui observait sans juger.

Qui était-il ?

Takuya n’osait pas poser la question à voix haute. Mais en lui, la pensée revenait. Encore et encore. Ce n’était pas un simple vieillard. Il savait trop. Il voyait trop.

Et lui ? Lui, il avançait. Lentement. Mais il avançait.

Deux semaines passèrent ainsi.

Chaque jour. Chaque matin. Même feu. Même gestes.

Et à force de répéter, de tomber, de corriger… il se leva un matin, fit le premier geste, et il sut. Il ne pensait plus au mouvement.

Il le ressentait.

Le feu avait consumé ses dernières braises lorsque Takuya ouvrit les yeux. L’abri baignait dans la lumière pâle du matin. Une brume fine s’accrochait aux bords des murs de toile et de bois, adoucissant les contours du monde. Il s’étira lentement, puis se redressa.

Pas de douleur. Pas de tiraillement. Il leva un bras, le fit tourner dans l’air. Souple. Léger. Réactif. Il toucha ses côtes, autrefois meurtries. Aucune tension. Ses jambes aussi répondaient bien. Il s’accroupit, puis se releva d’un bond. Pas un tremblement. Pas une crispation.

« CAINE ? »

« En écoute. »

« Statut ? »

« Récupération corporelle : complète. Paramètres de réactivité : 98 %. Fréquence cardiaque et réponse musculaire dans la norme. »

Il hocha la tête, satisfait. Deux semaines s’étaient écoulées depuis l’humiliation. Depuis l’agression. Et depuis ce jour-là, il avait répété, enduré, compris. Lentement. Comme un feu sous la cendre.

Ce matin-là, cependant, un besoin surgissait. Non pas de fuir, ni même de prouver. Mais de retourner là où tout avait commencé. Dans la jungle. Pas pour survivre. Pour tester ce nouveau corps. Ce nouveau souffle. Cette énergie faible, mais présente.

Il se leva, prit son sac, y glissa une corde, deux lames de chitine, un petit paquet de baies translucides. Il attacha une pierre plate à sa ceinture, poids et outil à la fois. Il s’approcha de la porte, l’ouvrit lentement. L’air était frais, chargé d’humidité et d’odeurs de feuilles mouillées.

Mais il ne voulait pas partir seul.

Il se tourna vers le garçon, encore en train de ranger quelques morceaux de bois près du foyer. Il hésita. Puis il s’approcha.

Il chercha dans sa mémoire. Un mot. Un seul. Enseigné par CAINE, entendu ici et là. Il le répéta intérieurement, pour ne pas le déformer. Puis, lentement, doucement, il parla :

« Nom ? »

Le garçon s’arrêta. Il le regarda. Surprise. Silence. Puis il cligna des yeux, sembla comprendre la demande. Il posa une main sur sa poitrine.

« Nym. »

Takuya hocha la tête. Puis il montra la jungle. Il montra son sac. Puis il tendit une main, paume ouverte. Invitation.

Nym hésita. Puis sourit. Et hocha la tête.

Ils quittèrent le village ensemble. Sans cérémonie. Personne ne les arrêta. Le vieux les regarda passer depuis l’ombre d’une cloison. Il ne dit rien. Il n’avait jamais eu besoin de mots.

Mais à l’approche de la jungle, tout changea.

Le moment où les arbres se refermèrent sur la lumière, où l’humidité devint plus dense, où le bruit du monde s’étouffa… Nym s’arrêta. Net.

Son corps se figea. Ses yeux s’écarquillèrent. Il recula d’un pas. Puis d’un autre. Il murmura un mot que Takuya ne comprit pas, mais dont la tonalité ne laissait aucun doute. C’était un refus. Un interdit. Une peur.

Il secoua la tête. Pointa la forêt. Puis son propre torse. Et refusa d’avancer.

Takuya ne força pas. Il regarda Nym retourner vers le village, seul. Il ne le jugea pas. Il comprenait. La jungle n’était pas faite pour tout le monde.

Alors il entra seul.

Mais pas n’importe où. Il retourna dans la zone calme. Là où il avait chassé les rongeurs. Une poche tranquille, légèrement humide, où les arbres étaient plus espacés. Il connaissait les chemins, les pierres, les marques.

Et là, dans cette paix relative, il vit deux formes au loin.

Deux silhouettes basses. Des muscles tendus. Des cornes noires.

Deux lapins cornus.

Takuya s’abaissa doucement. Sa main effleura la pierre à sa ceinture.

CAINE murmura :

« Signature thermique identifiée. Lapins cornus – 2 individus. Distance : 18 mètres. Vent : favorable. »

Il sourit.

Ils étaient deux. Eux aussi, cette fois.











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