Chapitre 9 - Ceux qui reviennent
Le feuillage frémissait d’un souffle ancien, et la lumière filtrée dessinait des nervures dorées sur les troncs. Takuya marchait seul, le pas maîtrisé, les muscles alertes. La jungle ne l’intimidait plus, mais elle exigeait encore le respect. Tout autour de lui, elle respirait, lente et patiente. Il connaissait désormais ses rythmes : les courants d’air, les bruissements d’ailes, les craquements discrets qui n’étaient pas des menaces, seulement des signes.
La zone qu’il atteignait n’était pas inconnue. C’était là qu’il avait affronté ses premiers rongeurs, là qu’il avait compris comment lire les traces, poser des pièges, observer sans agir. Mais aujourd’hui, il n’était pas venu pour répéter les gestes d’un débutant.
Il était venu pour vérifier.
CAINE murmura dans son esprit :
« Deux entités détectées à 17,6 mètres. Masse corporelle : intermédiaire. Forme thermique compatible avec lapin cornu. Niveau de vigilance : élevé. »
Takuya ne répondit pas. Il s’abaissa dans les fougères, un genou au sol, son souffle calé sur un rythme de récupération. Il n’était pas essoufflé. Il anticipait. Il écoutait.
Puis il les vit.
Deux formes basses, ramassées sur elles-mêmes, cornes noires inclinées vers l’avant. Leurs yeux sombres scrutaient les buissons. L’un d’eux grattait nerveusement la terre. L’autre levait la tête à intervalles réguliers, comme pour balayer l’air d’un regard. Ils étaient là. Réels. Prêts.
Et lui aussi.
Il se figea derrière un tronc. Les deux lapins cornus fouillaient le sol de leurs griffes épaisses, leurs cornes basses, oscillant comme des balanciers prêts à trancher. Leurs mouvements étaient tendus, mesurés. Trop familiers.
Quelque chose en lui s’alluma.
Son souffle se stabilisa. Ses jambes fléchirent d’elles-mêmes. Son épaule se plaça sans qu’il n’ait à y penser.
C’était la même scène. Le même écart entre les deux. Le même souffle suspendu entre eux.
Et avant même qu’il ne le formule, CAINE murmura :
« Configuration identique à la simulation mentale précédente. »
Alors tout revint. Non comme un souvenir, mais comme une vérité superposée à l’instant. Le sol, le rythme cardiaque, la tension dans les bras.
Il ne voyait plus la jungle. Il voyait l’entraînement. Il voyait ce qu’il avait déjà échoué à maîtriser.
Quelques jours plus tôt, dans le calme nocturne de l’abri, il avait demandé à CAINE de le plonger dans une simulation. Il voulait comprendre ses limites, rejouer les affrontements, apprendre autrement. La jungle virtuelle s’était imposée à lui, familière et construite avec précision.
CAINE avait commencé par générer un environnement simple. Sol stable, humidité légère, éclairage de fin d’après-midi. Les paramètres étaient clairs, optimaux. L’objectif : reproduire un affrontement contre un seul lapin cornu.
Le premier contact fut un échec. Takuya avait surestimé sa vitesse. Le lapin avait bondi, frappé. L’impact dans la simulation, bien que mental, avait été d’une brutalité saisissante. Il sentit la douleur dans sa hanche, la perte d’équilibre, la chute. Tout son schéma mental s’était effondré. CAINE coupa la simulation d’un mot sec.
« Échec. Relancer ? »
« Encore. »
Il recommença. Une dizaine de fois. Chaque tentative était enregistrée, décomposée. CAINE lui offrait des corrections :
« Ton pivot est trop lent. Détends la hanche. Transfère ton poids plus tôt. »
« Ne fixe pas l’adversaire. Lis ses appuis. »
Progressivement, son esprit s’aligna avec le flux du combat. Il sentait les charges venir. Il devinait les feintes. Il ne pensait plus à l’enchaînement : il réagissait. Le corps mental s’adaptait aux consignes, jusqu’à devenir fluide. Il réussit à désarmer, déséquilibrer, puis frapper mortellement.
« Niveau 1 validé. Charger niveau 2 ? »
Takuya accepta. Deux lapins apparurent. La jungle virtuelle devint plus dense, plus sombre. L’humidité augmenta. Le sol devint instable, avec des racines tranchantes. Les bêtes, elles, semblaient se coordonner instinctivement.
Les premières tentatives furent catastrophiques. Takuya n’avait plus d’espace. Esquiver l’un exposait son flanc à l’autre. Il tombait. Était piétiné. Chaque erreur le ramenait à zéro. Mais CAINE insistait sur les angles morts, les micro-pauses, les infimes signaux d’attaque.
Il apprit à désengager, à faire pivoter ses adversaires l’un contre l’autre. À temporiser. Il intégra des fausses esquives, de fausses chutes, pour rediriger leurs trajectoires. Le nombre d’essais dépassa la vingtaine.
Mais à la fin, il les abattit. L’un après l’autre. Par la patience. Par la lecture du mouvement. Par la maîtrise des erreurs.
Alors il demanda, sans arrogance :
« Et trois ? »
CAINE hésita.
« Statistiquement non viable. Mais possible. »
Et les trois lapins apparurent.
L’instant d’après, la simulation était devenue un cauchemar. Il n’y avait plus de champ libre, plus de respiration. Les attaques étaient croisées, les angles impossibles à couvrir. Il fut frappé, projeté, brisé dans sa propre illusion. La simulation coupa sur une note de fin abrupte.
Takuya avait gardé ce dernier échec en lui. Non comme une honte, mais comme une limite.
Et maintenant, devant les deux lapins réels, il se demandait si cette limite allait être franchie.
« CAINE. Prépare les données de simulation niveau 2. On entre. »
« Prêt. »
Takuya serra les doigts autour de sa lame, se glissa entre les fougères, et s’apprêta à rejouer… pour la première fois dans le réel.
Takuya sortit de sa position en un mouvement fluide. La mousse s’écrasa sous ses semelles silencieuses, et son corps, comme réglé par le souvenir de la simulation, trouva naturellement sa posture d’attaque. La lame de chitine était basse, tenue en parallèle avec son avant-bras, la pointe tournée vers le sol. Il ne pensait pas. Il s’adaptait.
Les deux lapins cornus le repérèrent immédiatement. Leurs oreilles se dressèrent, leurs corps se contractèrent comme des arcs prêts à rompre.
CAINE confirma dans son esprit :
« Enclenchement des routines de combat. Données de simulation 2 actives. Coordonnées d’impact initial calculées. »
Le premier bondit.
Takuya pivota. Sa hanche suivit. L’angle de son épaule correspondait à ce que CAINE avait enseigné. L’air siffla à quelques centimètres de son flanc. Il riposta en abaissant sa lame sur le dos du lapin, qui roula au sol, blessé mais non neutralisé.
Le second arriva aussitôt.
Cette fois, il n’esquiva pas, il intercepta. Il utilisa sa propre impulsion pour glisser le long du corps du lapin, reprenant appui sur la terre détrempée pour se replacer dans le dos de ses adversaires. Ils se tournèrent vers lui, grognant, cornes en avant.
Il respirait profondément. Tout allait trop vite. Mais pas plus vite qu’il ne pouvait lire. Pas plus vite que ce qu’il avait répété.
Une nouvelle charge. Il sauta de côté, sentit une corne effleurer sa cuisse. Une fine ligne de douleur, mais rien d’invalide. Il riposta, cette fois en visant les tendons arrière. Sa lame mordit la chair, déclenchant un cri rauque. Le premier lapin boita.
Il se repositionna. Sa jambe saignait, mais sa prise au sol tenait. CAINE lui envoyait des corrections en temps réel :
« Bras droit trop haut. Corrige ta ligne. Respire sur trois temps. Le second se prépare à une attaque circulaire. »
Mais malgré ces ajustements, il sentait une friction. Un retard infime entre l’image mentale de l’action et l’exécution réelle. Chaque mouvement était presque le bon, mais trop rigide, trop préparé. Ses muscles se heurtaient à la mémoire. Il ne dansait pas encore, il se battait contre lui-même autant que contre les bêtes.
Il reçut un nouveau coup, plus rude. Une corne entama son flanc. Le sang coula. Il grogna, recula, et serra sa mâchoire.
Il se força à respirer. De façon plus lente. Plus profonde. Il pensa à la simulation. Non pas pour imiter, mais pour ressentir.
Le sol sous ses pieds. Le vent. Les lignes d’attaque. Il les visualisa.
Et il commença à bouger.
Différemment.
Son centre de gravité se modifia. Ses pas cessèrent d’être défensifs. Il n’attendait plus les charges. Il les devançait. Les anticipait. Ses gestes perdirent leur tension. Son bras devenait un prolongement de l’espace vide entre les créatures.
Il esquiva un coup en se baissant avec souplesse, la lame glissant au ras du sol. Il remonta avec l’élan, entailla une patte, recula en arc de cercle.
Et il sourit.
Il ne subissait plus. Il dansait.
Les lapins semblaient ralentis. Leurs mouvements, auparavant imprévisibles, devenaient des impulsions simples. Leurs muscles se contractaient à des rythmes qu’il lisait à l’avance.
Il fit un pas, un autre. Pivota sur la jambe arrière, évita deux attaques successives. Il n’y avait plus de peur. Plus de simulation. Il y avait la fluidité d’un corps qui avait absorbé l’information et l’avait transformée en instinct.
Et dans ce moment suspendu, Takuya comprit :
Les deux lapins cornus… n’étaient plus une menace.
Ils n’étaient que deux fragments d’un passé qu’il avait transcendé.
Il leva la lame. Et se prépara à frapper.
Tout était clair. Fluide. L’un des lapins saignait à la patte arrière, boitillant. L’autre tournait en cercle, cherchant une ouverture que Takuya ne lui laisserait pas. Il respirait calmement, les pieds bien ancrés, sa lame dans une garde basse, comme enseigné par le vieux. Il n’y avait plus de tension. Seulement du mouvement maîtrisé. Chaque attaque esquivée, chaque frappe portée devenait presque une danse. Et il s’apprêtait à clore le combat.
Il fléchit les jambes, s’élança. Le lapin blessé n’eut pas le temps de réagir. Sa corne pivota, mais trop lentement. La lame glissa sous sa gorge — mais l’angle était imparfait, l’ouverture trop brève. Le coup ne fut pas mortel. Il trancha une portion du flanc, arracha un cri, mais ne parvint pas à l’achever. Il savait que l’instant d’après, il aurait à gérer un nouveau rythme. Une configuration dangereuse. Il se contenta d'une entaille brutale dans le flanc, suffisante pour désorienter et écarter la créature quelques instants. Le sang jaillit, mais le lapin demeura vivant, chancelant. Il recula de deux bonds. Takuya n’avait pas le luxe de l’achever.
Et l’instant se brisa.
Une vibration dans l’air. Un déplacement d’ombre. Une masse surgissant sans son, surgissant comme un souvenir qu’on n’attendait pas.
Le troisième.
Il ne fit aucun bruit en arrivant. Pas d’annonce. Pas de feulement. Juste une vitesse brute. Il percuta Takuya sur le flanc gauche, le projetant contre un tronc. La douleur fut sèche, immédiate. Le souffle coupé.
CAINE hurla intérieurement :
« Troisième entité confirmée. Configuration simulation 3. Danger critique. »
Takuya roula, se redressa tant bien que mal. Sa vision tanguait légèrement. Son épaule gauche, heurtée, criait sous le choc. Il se repositionna, mais le rythme était rompu.
Les deux lapins restants n’attendirent pas. Ils attaquèrent ensemble.
Il esquiva de justesse le premier, leva sa lame pour repousser le second, mais un coup de tête le frôla à la hanche, entamant son équilibre. Il chuta sur un genou, roula sur le côté, récupéra sa lame à deux doigts de la perdre.
Mais il tint.
Il se força à respirer. Encore. À retrouver son ancrage. Dans la simulation, c’était à ce moment-là qu’il s’était effondré. Il n’avait rien pu faire. Le rythme lui avait échappé. Son champ de vision avait été saturé, ses gestes désordonnés. Il avait chuté, englouti par les mouvements croisés.
Mais là, ici, maintenant — son corps n’était plus le même.
Sa respiration, guidée par l’habitude. Sa lecture des trajectoires, aiguisée par le réel. Et son instinct — aiguisé par la douleur, par l’expérience — reprenait le contrôle.
Il se redressa, juste à temps pour esquiver une nouvelle charge.
Le troisième lapin frappa de face. Takuya pivota sur un appui glissant, fit une roulade latérale, se releva dans un mouvement fluide. L’un des anciens lapins tenta de l’encercler. Il frappa avec la lame, une entaille le long de l’épaule de la créature. Pas suffisant pour tuer, mais assez pour déséquilibrer.
Il se déplaçait plus vite qu’avant. Mieux. Il n’avait pas gagné. Mais il ne perdait plus.
CAINE lui soufflait des données, mais il n’écoutait qu’à moitié. Il lisait avec ses yeux, sentait avec ses jambes. Il savait, sans penser. Son corps répondait enfin, au plus juste.
Il évita un saut, roula, remonta en position, contre-attaqua. La lame frappa le flanc d’un des deux plus anciens. Un cri. Il le repoussa contre un rocher. Pas de mise à mort. Mais du contrôle.
Le problème, c’était l’endurance. Il sentait ses bras trembler. Ses jambes ralentir. Il n’avait pas l’élan infini d’un animal. Il devait gagner vite.
Le troisième lapin revint, à pleine vitesse.
Cette fois, Takuya ne l’esquiva pas totalement. La corne effleura son abdomen. Une douleur vive, mais il tint bon. Il en profita pour frapper, lame haute, en visant la patte avant. Contact. Chair. Résistance.
Il recula immédiatement. La lame était poisseuse. Le bras droit alourdi.
Il haletait. Ses poumons brûlaient. Il recula jusqu’à un arbre, se plaça dos au tronc. Plus de rotation. Plus d’ouverture. Juste un mur pour sa défense.
Les trois bêtes tournoyaient. Blessées. Fatiguées. Mais vivantes.
Et lui… debout.
Plus en forme qu’en simulation. Plus lucide. Plus précis.
Mais au bord de la rupture.
Et il le savait.
Une goutte de sang glissa le long de son bras.
Une autre le long de sa cuisse.
Et malgré tout, il serra sa lame plus fort.
Parce que cette fois… il n’avait pas chuté.
Le sol tremblait sous les bonds désynchronisés des trois lapins. Takuya reculait lentement, le dos glissé contre un tronc noueux, la lame toujours levée, poing serré. Son souffle s’était accéléré, pas par panique, mais par effort. Il contrôlait encore… mais il ne maîtrisait plus.
Une corne entama la terre à quelques centimètres de son pied. Il pivota à peine, enfonça la lame dans l’épaule d’un des plus anciens lapins, mais ne put pas l’enfoncer davantage. Une autre bête le frôla, griffant sa hanche, puis bondit de nouveau vers les fourrés.
Il grogna. Son champ de vision se réduisait. Il tenait, mais il était acculé. Il ne voyait plus que les angles, les masses, les taches sombres de sang qui coloraient le sol et sa peau. Et chaque battement de son cœur cognait comme un tambour dans sa poitrine.
Puis quelque chose changea.
Un bruit.
Un craquement à sa gauche.
Il pensa d’abord à un quatrième adversaire. Une autre créature. Une embuscade. Une fin sans gloire. Mais non. Ce n’était pas un animal. Ce n’était pas un piège.
C’était une silhouette.
Fine. Agile. Inattendue.
C’était Nym.
Le garçon surgit de la végétation, un bâton grossier entre les mains. Ses yeux étaient écarquillés, son corps tremblait. Il était jeune, encore frêle. Il n’avait pas l’air d’un sauveur. Mais il était là. Présent. Vivant. Debout.
Il hurla.
Une note brève. Aiguë. Instinctive. Comme un cri de défi. Comme un cri d’existence.
Et il frappa.
Son bâton s’abattit sur le flanc du lapin le plus proche. L’impact résonna dans l’air, creux mais sec. L’animal grogna, interrompit sa charge, pivota vers la source du coup. Ses yeux trouvèrent ceux du garçon. Et durant un battement de cœur, tout se suspendit.
Ce laps de temps, cet infime détour d’attention, suffit.
Takuya se remit en mouvement.
Il bondit. Sa lame fendit l’air, transperça la gorge du lapin qu’il avait déjà blessé. Cette fois, il ne rata pas. Le métal de chitine s’enfonça profondément. Le cri fut court. Tranché net. Le corps s’effondra.
Le second lapin n’eut pas le temps de comprendre. Il bondit dans un mauvais angle. Takuya roula, se redressa, pivota sur lui-même — et ses bras agissaient déjà. Il frappa au poitrail, fit glisser la lame en travers. Le sang jaillit, une gerbe chaude, violente. Le lapin convulsa, recula en trébuchant sur ses propres pattes, puis s’effondra, lourdement, dans les fougères trempées.
Silence.
CAINE murmura aussitôt dans son esprit :
« Énergie détectée. Absorption en cours. Signature plus élevée que précédentes. »
Takuya n’y prêta pas attention. Pas maintenant.
Il haletait, les yeux fixés sur le troisième lapin — celui que Nym venait de détourner. Celui qui, à présent, fixait Nym avec un regard qui n’avait rien de confus. C’était une créature blessée, furieuse, lucide.
Nym ne bougeait pas. Son bâton levé à deux mains, il tenait bon. Il tremblait. Il suait. Mais il ne fuyait pas.
Et Takuya le vit, vraiment, à cet instant.
Pas comme un enfant. Pas comme un fardeau.
Comme un allié.
Il se redressa complètement. Sa jambe saignait. Son flanc pulsait. Mais ses appuis tenaient. Il s’élança.
Le lapin chargea.
Takuya l’intercepta.
Il n’y avait plus de simulation. Il n’y avait plus de calcul. Il y avait seulement deux êtres contre une bête. Deux mouvements synchrones. Deux souffles différents mais alignés.
Takuya passa sur le côté, glissa sa lame entre les côtes de la bête, ressortit avec un hurlement animal. Nym, de son côté, frappa à la base du cou. Pas pour tuer. Mais pour détourner encore. Pour soutenir.
Le lapin grogna, recula, puis revint avec violence. Takuya encaissa, roula, se releva. Le sol était glissant. Le ciel semblait plus sombre. Mais il n’abandonna pas.
Et Nym était là.
Ils frappaient, reculaient, avançaient. Comme deux danseurs maladroits mais déterminés. Le lapin saignait à présent. Il haletait. Ses bonds perdaient en précision.
CAINE murmura :
« Énergie en préparation. Synchronisation partielle. »
Et quand enfin la lame de Takuya s’enfonça une dernière fois, quand le bâton de Nym frappa la nuque pour déséquilibrer, quand le corps s’effondra entre eux…
Il y eut un silence.
CAINE :
« Énergie transférée. Division détectée. 63 % pour vous. 37 % pour Nym. »
Takuya recula d’un pas. Il regarda le garçon.
Nym le regardait aussi. Haletant. Couvert de sueur. Mais vivant.
Et pour la première fois, sans mot, ils comprirent qu’ils n’étaient plus seuls dans ce monde. Qu’ils venaient, ensemble, de passer un seuil.
La jungle, elle, semblait plus calme. Plus lente.
Mais autour d’eux, le sol portait la mémoire du sang, de la sueur, et d’un combat gagné.
À deux.
Le silence était retombé comme une couverture étouffante. Pas celui du calme, mais celui qui suit la tempête. Il n’y avait plus d’ennemis. Pas de menace tapie dans l’ombre. Rien que la respiration de deux survivants, le sang sur la mousse, et la chaleur des corps épuisés.
Takuya avait encore la main fermement serrée sur la poignée de sa lame, comme si son corps n’avait pas encore enregistré que le danger était passé. Il restait immobile, à quelques pas du cadavre du dernier lapin cornu. Sa poitrine se soulevait en rythme irrégulier, ses muscles tressaillaient sous l’effort. Chaque fibre de son corps criait fatigue, mais il refusait de s’effondrer. Pas encore.
Nym, lui, était resté debout un instant, le bâton toujours levé. Puis, lentement, comme vidé, il s’était laissé tomber sur les genoux. Son souffle aussi était erratique. Il ne tremblait pas de peur, mais de relâchement. L’explosion de tension qui quittait son corps d’un seul coup.
Le dernier adversaire gisait entre eux, ses yeux grands ouverts, sa corne enfoncée dans le sol, figé dans un élan désormais inutile. Du sang, épais et sombre, s’étalait autour de lui, imprégnant la terre d’une teinte rouille. L’air sentait la viande chaude, l’humus, et quelque chose d’aigre, plus subtil : la fin.
Takuya ferma les yeux un instant. Il chercha en lui l’écho de cette énergie que CAINE avait déjà détectée après les deux premières morts. Il n’avait pas eu le temps de l’écouter pleinement alors. Il avait fallu réagir, poursuivre, protéger. Mais maintenant…
Un flux, lent, plus diffus que violent, remontait le long de sa colonne vertébrale, se répandait vers ses bras, son torse, puis glissait jusqu’à ses jambes. Ce n’était pas une vague. Ce n’était pas un feu. C’était une densité. Quelque chose d’organique, de progressif. Comme si son propre corps reconnaissait qu’il avait été jusqu’au bout. Qu’il méritait.
« Énergie transférée, » murmura CAINE. Sa voix, cette fois, semblait presque… posée. Respectueuse.
Takuya rouvrit les yeux. Il regarda Nym. Le garçon le regardait aussi. Il avait le visage rougi, marqué de suie, de poussière, de sueur. Il respirait par à-coups, mais ses yeux… ses yeux brillaient. Pas de triomphe. Pas de fierté. De la conscience. Il savait ce qu’ils avaient traversé.
Et il était encore là.
Takuya s’approcha lentement. Il tendit la main. Nym la regarda, puis la prit sans hésiter. Leur poigne fut brève, mais ferme. Une simple confirmation silencieuse. Ils se relevèrent ensemble, les gestes lourds, mais droits. Deux corps debout au milieu d’un champ de combat.
Le regard de Takuya balaya les alentours. Les buissons éventrés. Les marques de griffures sur les troncs. Les traces de sang, les empreintes de bonds. Tout autour d’eux, le sol portait la mémoire de ce qu’il s’était passé. C’était plus qu’un affrontement. C’était un rite. Une transition.
Il se pencha vers le corps du dernier lapin, récupéra sa lame. Le métal organique était poisseux, recouvert d’un mélange de salive, de boue et de sang. Il la nettoya sur une feuille large, puis la glissa dans son fourreau de fortune. Puis il se tourna vers Nym.
Le garçon, sans un mot, s’était dirigé vers le premier cadavre. Il s’agenouilla, prit les pattes arrière, les testa. Puis il jeta un regard à Takuya, comme pour demander : on les emporte ?
Takuya acquiesça. Lentement. Ils n’avaient pas fait tout ça pour repartir les mains vides.
Alors ils commencèrent.
C’était un travail lent, difficile. Les corps étaient lourds, plus lourds encore dans leur fatigue. Takuya souleva le plus gros, le plaça sur son dos, l’arrima avec un filet de corde tricotée qu’il gardait toujours à sa ceinture. Nym fit de même, à sa façon, plus maladroite, mais déterminée. Ils progressèrent en silence.
CAINE les guida à distance. Des alertes brèves. Aucun mouvement inhabituel. Pas d’ennemi détecté. Mais Takuya restait sur ses gardes. Ils étaient vulnérables. Le combat avait vidé leurs réserves. Il ne fallait pas de deuxième assaut.
Le chemin du retour fut long. Chaque pas creusait un peu plus les cuisses. Le poids des cadavres semblait augmenter à mesure qu’ils s’approchaient du village. Nym trébucha une fois, mais se releva sans aide. Takuya, lui, respirait par le nez, concentré sur le rythme. Un pas. Puis un autre.
Quand enfin les premières silhouettes de Crochebois se dessinèrent entre les arbres, la lumière avait changé. Le soleil passait derrière les collines. L’ombre des huttes s’étendait. Le village semblait… suspendu. Aucun cri. Aucun rire. Juste des présences tapies dans les recoins.
Ils ne passèrent pas par la grande allée. Ils contournèrent. Ils choisirent les ruelles étroites, les chemins dérobés. Takuya ouvrait la marche. Nym le suivait.
Devant l’abri, le vieux était là. Debout. Comme s’il avait su. Comme s’il avait attendu.
Il ne dit rien.
Mais son regard, cette fois, était différent.
Pas de surprise. Pas de question.
De la reconnaissance.
Et quand Takuya posa le premier cadavre au sol, le vieux s’agenouilla lentement. Il observa la bête. La toucha. Sentit la chaleur résiduelle. Il hocha la tête une seule fois.
Puis il tendit un morceau de tissu à Nym, comme un geste de transmission. Comme un signe qu’il avait vu, compris, accepté.
Takuya, lui, s’assit en silence. Dos au mur. Il ferma les yeux. Son souffle ralentit. Il n’avait pas besoin de parler.
Parce qu’il avait compris.
Ils n’étaient plus des survivants.
Ils étaient revenus.
La lumière tombait en lignes obliques sur les murs inégaux du village. Le soleil déclinait derrière les collines, et déjà les premières ombres se tendaient entre les toiles suspendues, les amas de bois tordus et les fragments de métal cloués au hasard sur des murs qui semblaient tenir par la mémoire plus que par la structure. Crochebois s’enfonçait dans son silence coutumier. Le silence des regards évités, des pas rapides, des menaces dormantes.
Le vieux les guida sans un mot.
Il marchait droit, un peu en avant. Son dos voûté n’enlevait rien à l’assurance de ses gestes. Il tournait sans hésiter, bifurquait dans des ruelles étroites, parfois si serrées que Takuya devait rentrer les épaules. Ils ne croisèrent personne. Mais ce n’était pas un hasard. C’était voulu. Chaque pas, chaque détour, chaque mur contourné formait un trajet de l’ombre. Le vieux les faisait glisser dans les marges du village comme un courant d’eau entre les pierres.
Takuya le suivait, le regard attentif. Nym fermait la marche, épuisé mais silencieux.
Et pourtant, ils n’étaient pas seuls.
CAINE l’indiqua sans retard.
« Présence détectée. Distance : 19 mètres. Suivi latéral, rythme régulier. »
Il n’avait pas besoin de plus. Il n’y avait pas de précipitation, pas de menace immédiate. Mais quelqu’un les observait. Discrètement. Avec méthode.
Dans un reflet de tôle rouillée, Takuya aperçut une silhouette. Petite. Fine. Agile. Une fille. Une adolescente sans doute, dix-sept ou dix-huit ans. Elle restait à l’écart, mais ses yeux ne lâchaient pas leur groupe.
Il ne dit rien.
Il ne ralentit pas.
Mais il l’avait vue.
Ils atteignirent l’abri peu après. Le vieux poussa la porte d’un simple geste, puis s’effaça pour les laisser passer. L’intérieur était tel qu’ils l’avaient laissé : simple, brut, mais sûr. Le feu avait faibli, mais ses braises vivaient encore.
Takuya déposa le dernier lapin au sol. Nym s’écroula presque sur une paillasse, les jambes tendues, le dos contre le mur. Le vieux, lui, s’approcha de l’âtre. Il ramassa quelques copeaux, les plaça, souffla lentement. Le feu reprit.
Takuya s’assit un instant. Le dos raide. Les muscles encore gonflés d’acide lactique. Mais sa tête, elle, était calme.
Très calme.
Il avait eu cette idée depuis plusieurs jours. Une pensée, d’abord diffuse, née du simple constat : on ne peut pas survivre indéfiniment dans l’ombre. Il ne pouvait pas vivre toute sa vie en périphérie, protégé uniquement par la présence du vieux ou le silence de Nym.
Il devait entrer.
Dans ce village.
Dans leurs codes.
Et la clé… c’était la nourriture.
Il observa les trois carcasses de lapin. Le feu montait à présent. Le vieux, sans poser de question, commença à les préparer. Il les ouvrit avec soin, découpa la peau, extraya les viscères. Takuya l’aida, en silence. Les gestes étaient simples, mécaniques, presque rituels.
La viande fut embrochée sur des branches droites, placée à distance de la flamme. L’odeur monta rapidement. Intense. Sauvage. Réelle.
Lorsque le premier lapin fut cuit, ils le mirent de côté. Takuya découpa le second en larges morceaux. Des cuisses. Des épaules. Des portions nettes. Il les enveloppa dans de larges feuilles, cueillies plus tôt pour ce but précis. Il les noua avec du fil végétal.
Nym le regardait, sans mot, mais avec des yeux qui comprenaient.
« CAINE, » pensa-t-il.
« En écoute. »
« Objectif : partage stratégique ? »
Il hésita. Puis répondit simplement :
« Objectif : exister. »
Il prit le paquet. Sortit.
Il marcha lentement, sans chercher à se cacher. Mais il ne prit pas la grande allée. Il longea les murs. Écouta les sons. Les bruits. Les regards.
Et il la vit.
La fille qui les avait suivis plus tôt était là, assise sur une caisse à moitié brisée, sous une toile qui battait doucement au vent. Elle le fixait. Elle ne feignait pas la surprise. Elle l’attendait presque.
Takuya s’approcha.
Il ne parla pas.
Il tendit simplement le paquet.
Elle le fixa. Longtemps. Puis elle le prit.
Le contact fut bref. Mais net.
Takuya s’éloigna ensuite sans un mot, son regard fixé devant lui, son cœur étonnamment léger.
Il savait que d’autres attendraient.
Et qu’il reviendrait.
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