Chapitre 10 - Les pas vers le centre
Le lendemain du partage, le soleil s’était à peine levé que Takuya était déjà debout. Ses muscles étaient encore engourdis par l’effort de la veille, mais son esprit était clair. Il s’était levé sans bruit, avait allumé les braises avec des gestes lents, précis, presque rituels. Il n’avait pas besoin de CAINE pour ça. Le feu était une chose qu’il comprenait. Vivant, mais docile. Exigeant, mais constant.
Devant lui, deux morceaux de viande avaient cuit lentement pendant la nuit. Le dernier lapin, celui qu’ils avaient gardé entier, avait été séparé en portions larges, grasses, parfaitement équilibrées. Une méthode inspirée de ses souvenirs, de l’instinct, et de l’observation du vieux. Chaque pièce était emballée dans des feuilles épaisses, légèrement humides pour garder la chaleur, maintenues par un simple nœud de fibre végétale.
Il n’avait pas de plan très clair. Juste un besoin. Celui de continuer. De ne pas laisser ce qu’ils avaient vécu s’effacer derrière les murs et le silence. Il savait qu’ici, on ne bâtissait rien par la parole. Seulement par l’acte.
Il sortit, la lumière matinale peignant le sol de traits dorés. Le village semblait encore endormi, mais il savait mieux. Les yeux existaient dans les ombres. Les voix se cachaient derrière les tentes. Le silence n’était pas une absence, c’était un test.
CAINE murmura dans sa tête avec calme :
« Présence passive détectée. Quatorze points de surveillance potentiels. Aucun mouvement hostile. »
Il hocha légèrement la tête. Il n’avait pas besoin de plus. Il avançait.
Il marcha lentement, prenant soin de ne pas sembler déterminé. Il s’arrêtait parfois, comme s’il hésitait. Comme s’il cherchait quelque chose qu’il ne connaissait pas. En réalité, il traçait une trajectoire. Pas une ligne droite, mais un cercle élargi. Un tour de reconnaissance. Une boucle de contact.
Sa première halte fut devant une vieille femme assise à même le sol, près d’un empilement de pierres noircies. Elle fixait le vide, ses mains jointes sur ses genoux. Elle ne bougea pas quand il approcha. Il déposa simplement un paquet devant elle, légèrement sur le côté. Elle ne leva pas les yeux. Mais, à peine avait-il reculé de quelques pas, ses doigts se déplièrent lentement. Ils glissèrent vers le paquet. Et l’empoignèrent.
CAINE :
« Acquisition acceptée. Tension neutralisée. »
Il continua.
À mesure qu’il avançait, les regards devenaient plus directs. Plus longs. Des enfants le pointaient du doigt avant de s’enfuir. Un vieil homme le fixa longuement, sans un mot, puis détourna les yeux. Personne ne l’appelait. Personne ne lui adressait la parole. Mais les murs reculaient. Lentement.
Puis il les vit.
Cinq jeunes, rassemblés contre un mur fissuré, à mi-ombre. Ils avaient l’allure typique de ceux qui se plaçaient aux marges : bruyants, nerveux, toujours prêts à rire trop fort ou à frapper trop vite. Deux étaient debout, bras croisés, les yeux plissés. Un autre s’était accroupi, grattant la terre avec un bout de fer. Le dernier, le plus jeune, restait légèrement à l’écart, silencieux.
CAINE analysa immédiatement :
« Groupe adolescent. Structure floue. Aucun leader affirmé. Risque verbal modéré. Agressivité physique non probable sauf réponse directe. »
Takuya ne ralentit pas. Il les observa à distance, écoutant d’une oreille les murmures, les moqueries. Des mots glissèrent, certains incompréhensibles, d’autres traduits à moitié : "étranger", "chien", "mangeur de restes".
Mais il ne réagit pas.
Il s’arrêta à deux pas du groupe. Le silence s’installa. Les regards se posèrent sur lui, certains défiants, d'autres amusés. Il ne parla pas. Ne bougea pas plus qu’il ne fallait.
Puis il tendit le paquet.
Mais pas à celui qui parlait. Pas à celui qui riait. Il le tendit au plus jeune. Celui qui n’avait rien dit. Celui qui s’était tu.
Un flottement. Les autres le regardèrent. Certains rirent à demi, comme pour combler un vide. Le garçon hésita. Son regard alla du paquet à Takuya, puis aux autres. Il tendit la main. Prend.
CAINE, dans un souffle :
« Acceptation silencieuse. Influence locale stabilisée. »
Takuya recula de deux pas, les yeux toujours fixés sur le groupe. Puis il tourna les talons. Il sentit leur regard sur lui alors qu’il repartait. Mais aucun mot ne fut lancé. Aucun objet. Aucun rire.
Il ne sourit pas.
Mais au fond de lui, quelque chose s'était déplacé. Minuscule. Mais réel.
Le soleil ne s'était pas encore levé quand Takuya ouvrit les yeux. L’abri baignait dans la tiédeur d’une nuit finissante, le feu mourant jetant des ombres tremblantes sur les murs irréguliers. Nym dormait encore, roulé dans sa couverture, respirant calmement. Le vieux n’était pas là, déjà dehors, ou simplement silencieux, comme toujours.
Takuya resta allongé un moment, les yeux ouverts, à fixer le plafond. Quelque chose l’avait tiré du sommeil. Pas un bruit. Pas une urgence. Une impression. Une intuition, peut-être. Ou une attente.
Il se leva, prit une gorgée d’eau tiède dans le récipient de pierre, enfila sa tunique, et sortit sans bruit.
Le village était encore plongé dans l’entre-deux. Ni vraiment endormi, ni éveillé. L’humidité du matin recouvrait les pierres de fines perles. Le vent soulevait paresseusement les toiles effilochées entre les cabanes. Les bruits étaient lointains, diffus : un grincement de bois, un souffle de feu, un pas traîné.
Il prit le même chemin que la veille. Non pas par stratégie, mais parce que son corps y allait de lui-même. Comme si quelque chose devait être vérifié. Ou retrouvé.
Et elle était là.
Assise sur la même pierre plate, presque dans la même posture, les mains croisées sur les genoux, le regard tourné vers la ruelle. Elle ne sursauta pas en le voyant. Ne se leva pas non plus. Mais elle ne détourna pas les yeux.
Takuya s’arrêta à quelques pas. Il hocha légèrement la tête, en guise de salut. Elle répondit par le même geste, plus discret encore. Puis elle se leva, sans un mot, s’approcha, et lui tendit un petit sac de toile brune noué à l’extrémité.
Il tendit la main. Le tissu était râpeux, un peu rigide. Léger.
Il l’ouvrit, et découvrit une poignée de graines. Sèches. Triées. Pas ramassées au hasard.
Elle prononça un mot. Sec, glissé entre les dents.
CAINE, dans son esprit :
« Probabilité linguistique : 71 %. Signification la plus probable : ‘planter’ ou ‘terre’. »
Takuya leva les yeux vers elle. Il ne dit rien. Mais il referma doucement le sac, le glissa dans sa poche intérieure. Et la remercia d’un regard. Elle tourna les talons sans attendre autre chose.
De retour à l’abri, Takuya s’installa près du feu. Le vieux n’était toujours pas revenu. Nym remuait à peine. Le paquet de graines dans la main, il resta là longtemps, les yeux fixés sur les flammes.
Le feu avait toujours été un langage simple. Il avait besoin de trois choses : combustible, air, et chaleur. Sans une seule de ces conditions, il mourait. Lentement ou brutalement.
Et s’il voulait faire pousser quelque chose ici, il devrait comprendre ce sol comme il avait compris le feu.
Il sortit les graines du sac, les étala sur une feuille propre. Elles étaient fines, presque toutes identiques. Aucune ne portait de tache ou de fissure.
« CAINE, » dit-il mentalement.
« En écoute. »
« On peut planter ici ? »
« Analyse impossible avec les seules données visuelles. Données du sol nécessaires. »
Il soupira.
« Évidemment. Qu’est-ce qu’il te faut ? »
« Une pincée de terre. Ingestion recommandée pour analyse bactériologique et composition minérale. »
Il leva lentement les yeux.
« Tu veux que je mange de la terre ? »
« Une quantité inférieure à un gramme suffit. »
Takuya regarda autour de lui. Il chercha un coin propre, racla un peu de terre avec un morceau de bois plat, en prit une pincée entre ses doigts.
Il la regarda longtemps.
Puis il haussa les épaules.
« Très bien… je suis devenu chasseur, apprenti fermier… pourquoi pas goûteur de sol. »
Il approcha la main de sa bouche.
« Procédure annulée. »
Il s’arrêta net, les doigts à deux centimètres de ses lèvres.
« Quoi encore ? »
« Corrélation obtenue. En croisant les données issues de votre digestion antérieure de baies sauvages, de végétaux et de micro-organismes présents sur les fruits collectés, je confirme une forte densité organo-minérale dans le sol. Fertilité élevée. »
Il resta figé un instant.
Puis il laissa tomber la terre.
« Tu ne pouvais pas me le dire avant ? J’ai failli manger de la poussière pour rien. »
Silence. Aucune réponse.
« J’ai littéralement eu la bouche ouverte. »
Toujours rien.
Il s’appuya contre le mur, grognant à moitié. Puis il reprit les graines, les observa de nouveau.
Il ne savait pas encore comment les planter. Ni combien arroser. Ni quand. Ni même si c’était la saison. Mais il savait une chose : il allait essayer.
Ce monde n’avait cessé de le mettre à l’épreuve.
Peut-être était-il temps d’y répondre autrement que par le sang.
Il n’y eut pas de mots. Pas de salut. Pas d’explication. Juste un objet. Un jour.
Takuya le trouva posé près de la pierre où il s’asseyait souvent pour manger. Une corde courte, tressée à la main, épaisse et grossière, mais solide. Il regarda autour de lui, mais personne ne l’observait. Il resta là un instant, le morceau de corde dans la main, perplexe.
Le lendemain, ce fut une pierre. Plate, poncée sur une face. Elle pouvait servir à écraser des graines, polir des arêtes, affûter grossièrement une lame. Elle était là, simplement posée sur un rebord. Bien en évidence.
Puis, un outil cassé. Une espèce de lame trapue montée sur une branche usée. La corde qui la tenait était effilochée, mais l’objet avait encore du sens. Une main l’avait fabriqué, une autre l’avait abandonné – ou offert.
Takuya comprit que ce n’était pas un hasard. Ces objets étaient des gestes.
Pas une communication directe. Pas un contrat. Pas même une intention clairement formulée. Mais dans un monde où tout pouvait être pris, tout ce qui était laissé était déjà un signe.
CAINE confirma ce qu’il pressentait :
« Dépôt d’objets non hostiles. Interprétation possible : reconnaissance implicite ou troc silencieux. »
Il observa le terrain derrière l’abri. Il y avait encore du travail. Il avait commencé à aérer la terre avec des pierres plates, délimité un périmètre rudimentaire avec des branches courbées, posé quelques pierres autour de ce qui pourrait devenir des lignes de plantation.
Mais tout cela manquait de mains. De bras. De gestes répétés.
Et alors, le quatrième jour, ce fut elle.
Une femme, grande, aux traits marqués par l’âge ou la fatigue – il ne savait pas dire. Elle portait une tunique trop large, nouée à la taille par une lanière de cuir déformée. Elle s’avança lentement, avec un panier vide à la main. Elle ne le regardait pas. Mais elle marchait droit vers lui.
Takuya s’était figé un instant, par réflexe.
Elle s’arrêta à deux pas. Puis, sans le regarder, elle fit tomber un objet à ses pieds.
Un hameçon tordu, grossier, formé d’un fil de métal noirci. La pointe était émoussée, le crochet mal formé.
Puis elle recula d’un pas.
Pas de mot. Pas de demande. Pas même un regard clair.
Elle attendait.
CAINE :
« Offre probable de troc. Test social. Réaction attendue. »
Takuya resta immobile.
Il regarda l’hameçon.
Puis il regarda la femme.
Il baissa lentement les yeux, non pour la fuir, mais pour réfléchir.
Puis, sans un mot, il leva le bras, lentement. Il fit signe. Pas un non. Pas un rejet. Il montra simplement le terrain.
Sa main désigna la terre, encore nue. Les piquets. Le sac de graines. Son regard suivit.
Il répéta le geste : la graine dans la paume, le doigt qui creuse, la paume qui recouvre, le regard qui revient vers elle.
C’était maladroit. Primitif. Mais le message était clair :
« Je ne veux pas d’échange. Je veux que tu viennes planter. »
La femme ne bougea pas. Elle regarda le terrain. Puis son regard s’arrêta sur lui. Une seconde. Deux. Trois.
Elle ne répondit pas.
Elle ne reprit pas l’hameçon non plus.
Elle tourna les talons, lentement, et s’éloigna sans un mot.
Takuya resta là longtemps. Il ne savait pas ce que cela signifiait.
Mais dans ce monde, le silence n’était pas toujours un refus.
Le lendemain, il retourna au champ plus tôt que d’habitude.
Et l’hameçon n’y était plus.
À la place, une petite pelle faite d’un éclat de pierre taillé grossièrement était plantée dans le sol. Une poignée courte, couverte de corde.
Takuya ne dit rien.
Mais il creusa ce jour-là, un peu plus profondément. Un peu plus longtemps.
Et à la tombée de la nuit, alors qu’il ramenait un peu d’eau dans une coquille creusée, il aperçut la femme, à distance, en train de l’observer.
Elle ne s’approcha pas.
Mais elle ne partit pas non plus.
Et le champ continuait de s’agrandir.
Le matin se leva sur un ciel pâle, sans vent, sans bruit. Un de ces matins où tout semble figé entre deux respirations du monde. Le genre de moment où l’on ne sait pas encore si la journée va être calme… ou importante.
Takuya était debout depuis longtemps. Il avait mangé peu, juste assez pour soutenir son corps, et il s’était directement mis à la tâche. Derrière l’abri, il avait délimité la veille un espace carré, entre deux pans de mur brisé et une série de pierres plantées en ligne. Rien de spectaculaire. À peine un champ, à vrai dire. Mais c’était propre. Débarrassé des plus grosses pierres, des racines trop épaisses, des déchets anciens qu’il avait trouvés mêlés à la poussière.
Il creusait doucement, les mains protégées par des bandes de tissu. Il tournait la terre avec un outil rudimentaire, une sorte de tige de métal tordue trouvée près du feu, et il enroulait chaque geste dans un rythme régulier, presque méditatif. À côté de lui, le petit sac de graines donné par la fille attendait. Il n’avait pas encore osé les planter. Il voulait que tout soit prêt.
Nym l’observait depuis un moment. Puis, sans rien dire, il s’était mis à l’aider. Il n’avait pas posé de question. Il avait juste pris une branche épaisse, et il avait commencé à tracer des lignes, à suivre le mouvement de Takuya. Il répétait ce qu’il voyait. Maladroite au début, sa participation gagnait en précision à mesure que les gestes devenaient instinctifs.
Takuya sentit quelque chose dans ce moment. Pas une complicité. Quelque chose de plus calme, plus brut. Une collaboration silencieuse. Et ça lui suffisait.
Mais à mesure qu’il avançait, un doute grandissait en lui. La terre semblait prête. Molle, aérée, nourrie. Pourtant, chaque fois qu’il en prenait une poignée, elle glissait entre ses doigts, trop légère, trop sèche.
Il s’accroupit, la testa à nouveau. Puis il se redressa.
« CAINE. »
« En écoute. »
« Cette terre est sèche. On aura besoin d’eau, et vite. »
CAINE répondit sans délai :
« Taux d’humidité : faible. Conditions de germination non réunies. »
Takuya leva les yeux vers les toits irréguliers du village. Il n’avait vu aucun puits. Aucun seau transporté. Pas de source, pas de mare, rien. Même à boire, ils semblaient rationner. Il se rappela la façon dont certains habitants partageaient une gourde à peine remplie, comme si chaque goutte avait été arrachée à un trésor.
« L’eau est précieuse ici… »
« Hypothèse confirmée. »
Il soupira. Se redressa. Il se passa une main sur la nuque. Il n’oserait pas demander. Pas maintenant. Pas pour ça. Pas encore.
Et puis il l’entendit.
Un pas. Léger. Mais déterminé.
Le vieux.
Il s’approchait du champ. Lentement. Mais droit. Il avait les bras le long du corps, les mains ouvertes. Ses yeux n’étaient pas tournés vers Takuya. Ni vers Nym. Il regardait la terre. Fixement. Comme si elle l’appelait.
Il s’arrêta au bord du carré, à l’endroit le plus central. Et là, il ferma les yeux.
Takuya allait parler, mais il s’arrêta. Quelque chose dans la posture du vieux l’en empêcha. Ce n’était pas le moment.
Le vieil homme écarta doucement les bras. Il inspira profondément. Puis, il les tendit devant lui, coudes fléchis, paumes tournées vers la terre.
Et alors… son corps se crispa.
Ses bras tremblèrent légèrement, puis violemment. Ses doigts se raidirent. Ses mâchoires se contractèrent. Il ferma les yeux plus fort encore, comme pour chasser une douleur invisible. Son souffle se coupa.
Takuya sentit la tension monter dans l’air autour de lui. Ce n’était pas un spectacle. C’était un effort. Une lutte. Pas contre l’extérieur. Contre quelque chose en lui. Une force intérieure qu’il contenait, qu’il concentrait.
Longues secondes.
Rien.
Puis une goutte.
Entre ses mains, l’air sembla vaciller. Une lueur faible, un miroitement trouble. Une goutte d’eau apparut, suspendue. Elle vacilla. Puis une autre. Et enfin, lentement, une sphère, grosse comme une pierre, se forma.
Le vieux tremblait de tous ses membres. Son dos s’arquea. Son torse haletait sans que l’air n’entre. Il émit un son guttural, un râle.
La sphère d’eau, instable, flottait entre ses paumes.
Et soudain — il la projeta.
L’eau éclata sur le sol. Une tache sombre se forma. La poussière l’absorba aussitôt.
Et le vieux… s’effondra à genoux.
Takuya bondit.
Il l’attrapa sous les épaules, le soutint.
« Vous allez bien ? »
Pas de réponse. Le vieil homme respirait fort. Ses yeux étaient ouverts, mais voilés. Il leva une main tremblante… et la posa doucement sur le sol. Comme pour dire : regarde.
CAINE, plus lentement qu’à l’habitude :
« Mouvement énergétique interne observé. Origine thoracique. Canalisation par les bras. Type : inconnu. Données incomplètes. »
Takuya ne répondit pas. Il était figé. Il venait d’assister à quelque chose qu’il ne comprenait pas. Pas avec sa logique. Pas avec sa science.
Et alors…
D’autres pas.
Une femme. Celle de l’hameçon. Elle arriva avec un petit récipient entre les mains. Elle ne parla pas. Elle s’agenouilla. Elle toucha la terre mouillée du bout des doigts, puis versa une sorte de cendre humide dans les sillons. Calmement. Comme si elle avait toujours su que ce moment viendrait.
Puis un adolescent. Un autre. Il apporta une pierre plate, la posa à l’entrée du carré, puis se mit à aligner les bords avec d’autres cailloux trouvés à proximité.
Enfin, un vieillard, vouté, silencieux, s’avança avec une branche qu’il utilisa pour tracer des lignes droites dans la terre. Sillons. De vrais sillons.
Takuya ne dit rien.
Mais il comprit.
Quelque chose avait changé.
Ce n’était pas lui qui avait gagné une place.
C’était le champ.
Leur champ.
Et il venait de naître.
Takuya était seul. Pour une fois, il ne s’en étonnait pas. Après l’effort collectif de la veille, après l’humidité encore visible sur le sol, les autres s’étaient retirés. La femme n’était pas encore revenue. L’adolescent avait disparu comme s’il n’avait jamais été là. Et l’ancien, celui aux mains tremblantes et aux gestes si précis, n’avait laissé aucune trace. Même Nym dormait encore, roulé dans sa couverture à l’intérieur de l’abri.
Le champ, pourtant, était là. Vrai. Travaillé. Digne.
Takuya s’agenouilla devant une ligne, traça du bout des doigts une légère dépression dans la terre. Il inspectait chaque parcelle, prêt à enfin semer une partie des graines que la fille lui avait offertes. Il en retira une du sac, l’observa longuement entre ses doigts, comme si elle portait plus que sa forme. Comme si elle contenait une réponse.
Des pas.
Lents. Lourds.
Pas ceux du vieux. Ni ceux de Nym. C’était différent. Une présence plus... directe. Takuya ne leva pas immédiatement les yeux. Il voulait voir où cela mènerait.
Une ombre s’étira devant lui. Il se redressa lentement.
Un homme se tenait là. Plus âgé, trapu, le visage taillé comme un bloc de pierre. La peau tannée, les rides dures. Pas de sourire. Pas d’interrogation dans son regard. Juste une certitude brutale : tu n’as rien à faire là.
Il ne parlait pas.
Il regardait.
Puis il cracha. Un filet de salive épais, amer, qui atterrit en plein milieu d’une ligne fraîchement tracée.
Takuya ne bougea pas. Il observa le crachat. Puis l’homme. Ce dernier ne détourna pas le regard.
Une phrase sortit enfin de sa bouche. Brève. Sèche. Un souffle plus qu’un mot.
CAINE traduisit en fond :
« Les racines des étrangers ne poussent pas ici. »
Il n’y avait pas de menace. Pas besoin. Tout était dans le ton.
Takuya resta figé un instant. Son cœur accéléra, mais il ne montra rien. Il se baissa, lentement. Reprit la graine entre ses doigts. Il la posa dans la terre. Exactement là où la salive avait touché.
Il l’enfonça. Doucement. Puis la recouvrit de terre. De ses propres mains.
Ensuite seulement, il se redressa. Et il le regarda. Droit. Silencieusement.
L’homme ne répondit pas. Il soutint le regard quelques secondes. Puis recula. Un pas. Deux. Et il tourna les talons.
Takuya l’observa s’éloigner. Son dos, large, s’éloignait lentement, mais il ne courbait pas l’échine. Il n’avait pas été repoussé. Mais il n’avait rien gagné non plus.
Et alors, la pensée s’imposa à Takuya. Brutale. Franche. Logique.
Pourquoi cet homme n’avait-il pas craché sur le vieux la veille ? Pourquoi n’avait-il rien dit, rien fait, quand l’ancien s’était effondré ? Pourquoi n’était-il pas venu contester sa présence à lui, Takuya, quand il était en train de bâtir le champ ?
Il repensa. À la veille. À l’eau.
À la sphère que le vieux avait arrachée de son propre corps, à la douleur visible, à la chute.
Et soudain, la pièce tomba.
Il n’y a pas d’eau ici.
Pas de puits. Pas de source. Pas de pluie. Pas même un système de récupération.
Le vieux... était peut-être la seule source. La seule manière pour eux d’obtenir de l’eau. La seule porte entre ce monde sec et la vie.
Takuya sentit son souffle se bloquer une seconde. Il regarda le sol mouillé, encore sombre à certains endroits. Puis il leva les yeux vers le ciel sec, impitoyable. Il regarda les murs autour de lui. Aucune gouttière. Aucun récipient.
Et tout fit sens.
Le vieux était vieux. Fragile. Silencieux.
Mais il était intouchable.
Parce qu’il était indispensable.
Et lui, Takuya, il était là, à planter dans une terre que le vieux avait arrosée au prix de sa force. Il travaillait une parcelle nourrie par un miracle discret. Et cet homme... cet homme savait. Et il n’osait pas le dire.
Il ne pouvait pas attaquer le vieux. Alors il attaquait ce qu’il représentait. L’idée même qu’un étranger puisse prendre racine ici. Que l’eau soit donnée à quelqu’un venu d’ailleurs.
Mais c’était déjà trop tard.
La graine était plantée.
Et avec elle, une vérité.
Le vieux n’était pas seul.
Et ce champ... allait pousser.
La nuit était tombée sans drame, sans bruit. Le ciel, lavé de poussière, montrait un éclat calme, vierge d’étoiles agressives. Dans le cercle du feu, tout semblait lent, suspendu. Takuya observait les braises, les flammes réduites, les pierres réchauffées par la journée. Le champ, derrière lui, n’était qu’un rectangle sombre. Mais il existait.
Le vieux traça lentement un cercle de pierres autour du feu. Une à une. Pas pour se protéger. Pas pour enfermer. Juste pour marquer un seuil. Il ne dit rien. Mais ses gestes parlaient. Il fit signe à Takuya d’approcher. Le jeune homme s’assit, jambes croisées. Le feu entre eux. L’attente, entre les respirations.
Puis, enfin, le vieux parla.
Sa voix était rauque, mais calme. Lente. Chaque mot semblait porter un poids de saison, comme un fruit trop mûr.
CAINE traduisit, à mesure :
« Si tu veux ta place ici… commence par faire pousser ce que tu es. »
Takuya ne répondit pas. Mais il comprit. Il ferma les yeux.
Et dans son esprit, CAINE activa un module silencieux. Des données fusionnèrent. Des images de gestes observés chez le vieux. Des pulsations mesurées lors de l’apparition de la sphère d’eau. Le souvenir du combat, du souffle, de la tension entre force et relâchement.
« Intégration d’une routine énergétique personnalisée. Phase initiale : ressenti. »
Takuya inspira.
Et ainsi commença une nouvelle étape.
Les jours passèrent. Deux semaines. Le temps n’était plus linéaire, mais circulaire.
Chaque matin, il se levait avant les autres. Il s’asseyait dans le cercle, paumes sur la terre, dos droit, souffle long. Il ne cherchait plus à comprendre. Il cherchait à sentir. À percevoir ce qui lui échappait. Ce qui circulait en lui sans nom, sans schéma.
Le champ, lui, grandissait lentement. Les sillons étaient nets, le sol humide à certains endroits, poussiéreux à d’autres. Nym venait chaque jour, parfois avec la femme, parfois avec la fille. Parfois avec un ancien que Takuya ne connaissait pas encore. Ils ne parlaient pas beaucoup. Mais leurs gestes étaient sûrs. Ils creusaient. Semaient. Nettoyaient. Arrosaient.
Et le vieux revenait. Moins souvent. Mais toujours avec une sphère d’eau, plus petite, plus rapide, moins douloureuse. Il ne parlait pas. Mais il venait.
Et alors… la terre répondit.
Les premières pousses.
Minuscules. Vert pâle. Tordues parfois. Droites d’autres fois. Mais vivantes. Un matin, Takuya les trouva là. Six tiges. Puis huit. Puis douze. Et il sut que la graine plantée sous l’insulte… avait germé.
CAINE annonça dans la soirée :
« Compréhension linguistique : 62 %. Expression orale : structurée. »
Takuya pouvait parler. Lentement. Avec des erreurs. Mais il parlait.
Il échangea quelques mots avec la fille, un matin. Elle lui répondit par une phrase entière. Il en comprit la moitié. Ce fut suffisant. Il demanda à Nym de lui passer un outil. Il le fit. Naturellement.
Le feu brillait faiblement ce soir-là. Les autres dormaient. Takuya était seul. Le cercle était vide. La terre fraîchement travaillée reposait. Et il se souvenait.
Du vieux. De ses bras tendus. De sa chute. De cette sphère suspendue.
Alors il essaya.
Pas par défi.
Mais pour savoir s’il pouvait.
Il s’agenouilla. Tendra les paumes. Ferma les yeux.
Et il respira. Longuement.
CAINE guida les micro-contractions. Les points de concentration. Le rythme.
Et lentement… il la sentit.
Une tension. Une vibration. Quelque chose entre les doigts.
Et puis… une goutte.
Puis une autre.
Une sphère. Petite. De la taille d’un pouce. Tremblante. Mais réelle. Suspendue.
Takuya ouvrit les yeux.
Elle était là.
Et dans le reflet de cette goutte, il vit le feu. Et son propre visage.
Il sourit.
Et le chapitre s’acheva sur cette lumière dans ses mains. Et celle qui dansait encore dans ses yeux.
Annotations
Versions