Chapitre 11 - Les germes du trouble

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Le soleil s’était déjà élevé au-dessus des toiles mal tendues du village lorsque Takuya sortit enfin de l’abri. Contrairement à ses habitudes, il n’était pas le premier réveillé. Ce matin-là, il avait pris son temps. Pas par fatigue, ni par paresse, mais parce qu’il avait compris que certaines choses demandaient une lenteur maîtrisée.

Quand il s’approcha du champ, plusieurs personnes étaient déjà là. Des silhouettes familières. La femme, penchée sur une ligne de pousse. Nym, assis près du muret de pierre, nettoyant une racine. La fille, debout, immobile, observant le vent sec qui jouait dans les jeunes feuilles. Et d’autres. Des visages déjà vus, sans nom, qui s’attardaient désormais sans crainte.

Il sentit les regards se tourner vers lui dès qu’il franchit les premières lignes de pierres. Mais il n’y eut pas de mots. Pas de saluts. Juste ce silence tendu, dense, qui précédait toujours les gestes qu’on attendait sans les nommer.

Takuya s’arrêta au centre du champ. Il respira profondément. Puis il ferma les yeux.

La routine était claire. Elle n’était plus qu’un schéma mental. Une danse intérieure. CAINE, silencieuse, ne soufflait rien. Elle savait qu’il n’avait plus besoin d’instructions.

Il tendit les bras. Lentement. Ses paumes tournées vers la terre. Il contracta ses muscles selon le rythme appris. Visualisa la circulation. Le souffle se fit long. Puis plus court. Puis stable. La tension naquit dans sa poitrine, se diffusa dans ses bras, et descendit dans ses doigts.

Et alors, comme appelée par une vérité intime, elle apparut.

Une sphère d’eau, parfaite, suspendue entre ses mains. Petite, fragile, mais réelle. Elle tremblait à peine. Puis, comme attirée, elle tomba doucement. Une goutte pure. Un instant. Et elle toucha une pousse.

Le feuillage se froissa. L’eau glissa sur la tige, s’infiltra dans la terre.

Et le monde se figea.

Le silence n’était plus un vide. C’était une onde.

Un des anciens, debout à quelques mètres, plia lentement un genou. Son regard ne quittait pas Takuya. Il ne montrait ni peur ni révérence. Juste… une forme de reconnaissance.

Et comme s’ils n’attendaient que ce signal, les autres suivirent.

Un à un, ils s’agenouillèrent. Pas brusquement. Pas par obligation. Mais comme s’ils répondaient à un appel qu’ils ne comprenaient pas encore. La femme. La fille. Même un enfant, trop jeune pour comprendre, imita les adultes.

Takuya resta là. Immobile. Son souffle suspendu.

Il ne comprenait pas tout. Mais il savait une chose : quelque chose venait de changer.

Et c’est à ce moment précis que le vieux arriva.

Il marchait lentement, mais droit. Pas affaibli. Pas hésitant. Il traversa le champ sans bruit, franchit le cercle des agenouillés comme s’il ne les voyait pas. Il s’arrêta devant Takuya. Assez proche pour qu’il sente sa respiration. Ses yeux étaient clairs. Calmes.

Et il parla.

« Moi, je suis Ranh. »

Sa voix était plus posée que d’habitude. Plus ferme.

« Ce que tu as fait… ce que tu fais… c’est le mana. C’est comme ça que les anciens l’appelaient. »

Il fit une pause. Son regard s’enfonça dans celui de Takuya.

« Tu es maintenant comme moi. »

Rien de plus. Pas de discours. Pas de félicitations. Seulement la transmission d’un nom. Et d’un lien.

Et dans l’esprit de Takuya, CAINE apparut.

« Nouvelle compétence acquise : Manipulation de mana (passive) – Niveau 1 »
Effet : amélioration de la perception des flux énergétiques. Affinité en développement.

Takuya regarda ses mains. Il les referma lentement.

Puis il regarda autour de lui.

Ces visages. Ces épaules courbées. Ces silences lourds.

Et il comprit.

Il n’était plus un invité.

Il n’était plus un étranger.

Il était devenu nécessaire.

Le lendemain de la démonstration, Takuya se leva tôt. Trop tôt même pour la lumière. Il ne dormait plus de la même manière depuis plusieurs jours. Le sommeil s'était raccourci, tendu autour de ses pensées. Ce n'était pas l'inconfort qui le tenait éveillé, ni la faim, ni la peur. C'était une tension nouvelle, diffuse, ancrée quelque part entre le haut du ventre et la base du crâne : le poids de ce qu’il représentait désormais.

Quand il sortit de l’abri, l’air était frais, mais pas froid. Une brume basse flottait encore entre les amas de pierre et les toiles suspendues. Le village s’éveillait doucement. Des bruits de pas. Des voix feutrées. Des outils qu’on déplace, qu’on affûte. Tout semblait normal. Et pourtant…

Quand il arriva au champ, il sentit le changement.

On ne le fixait plus de biais. On ne l’ignorait plus.

On le regardait.

Pas avec méfiance. Pas avec rejet. Avec une forme d’attente.

La femme leva brièvement les yeux et hocha lentement la tête. Nym lui adressa un signe discret, puis retourna à sa tâche. Deux enfants s’arrêtèrent de jouer en le voyant, avant de courir vers une ligne de pousses pour l’observer depuis l’autre côté. Il y avait une distance, oui. Mais ce n’était plus une distance de défiance.

C’était autre chose.

Il s’installa près d’un angle du champ. S’accroupit. Sortit un petit outil rudimentaire de sa poche et commença à racler doucement la terre pour aérer une zone compactée par les pas. Il ne cherchait pas le contact. Mais il sentait que quelque chose viendrait.

Et il ne s’était pas trompé.

La fille approcha. Doucement. Elle portait un petit tissu plié, maintenu par une fine lanière de cuir. Elle s’assit à côté de lui, sans un mot. Le silence s’installa. Paisible. Elle ouvrit le tissu. À l’intérieur, un fruit coupé en deux. Une chair rouge, brillante, gorgée de sucre.

Elle en prit un morceau. Le lui tendit.

Il hésita. Puis accepta.

Il mordit dedans. C’était acide, mais bon. Vrai. Venu de la terre. Du sol qu’il avait aidé à préparer.

Elle regarda ses mains, puis leva les yeux vers lui.

Et elle parla.

C’était une phrase courte. Deux mots. Peut-être trois. Un murmure, mais net. Dense. Chargé.

CAINE prit une seconde avant de traduire :
« Toi… aide nous à vivre. »

Takuya sentit son cœur ralentir.

Ce n’était pas une demande.

Ce n’était pas une supplication.

C’était une reconnaissance de rôle. Une déclaration d’attente. D’espoir.

Il la regarda. Elle ne souriait pas. Elle ne pleurait pas. Elle constatait. Il comprit qu’elle ne disait pas cela à lui, Takuya, l’homme. Mais à ce qu’il était devenu. À ce qu’il représentait depuis la veille.

Il tenta de répéter.

Sa bouche trébucha sur les sons. Il en inversa un. Oublia une fin. S’arrêta.

Elle le corrigea. Doucement. Elle prononça de nouveau les mots. Lentement. Il répéta.

Et cette fois, elle hocha la tête.

Pas de sourire. Juste un battement de cils. Puis elle referma le tissu, récupéra la moitié restante du fruit, et s’éloigna en silence.

Takuya resta là.

Il n’était pas certain de ce qu’il avait ressenti.

Il ne savait pas si c’était de la gratitude. De la peur. Du respect. Il se demanda : étaient-ce des mots simples ? Ou un pacte ?

CAINE parla dans son esprit :
« Le ton indique une fonction. Une désignation sociale. L’attente dépasse l’individu. »

Il acquiesça mentalement.

« Elle ne m’a pas parlé comme à un homme. »

« Non. Comme à une structure. »

Il se leva, regarda le champ. Les lignes tracées. Les pousses naissantes. Les pierres placées avec soin. Il pensa à la sphère d’eau. À l’agenouillement collectif. À Ranh.

Combien d’autres avant lui avaient reçu ces mots ? Combien les avaient portés ? Et combien avaient échoué ?

Il ne savait pas ce qu’il devait faire encore.

Mais il savait ce qu’il ne pouvait plus faire : partir.

Le champ vivait. C’était un fait. Pas une promesse. Pas une illusion. Il respirait. Les lignes tracées dans la terre noire vibraient d’une activité calme, continue. Les pousses avaient grandi. Certaines tiges s’étaient épaissies. Les feuilles étaient plus larges, plus fermes. Et surtout, leur couleur : un vert profond, riche, presque saturé.

Takuya s’arrêta au centre, les bras croisés. Il observa.

Cela faisait moins de trois semaines. À peine. Et pourtant, la croissance était bien plus rapide qu’elle ne l’aurait été dans son monde. Il connaissait le cycle de ce genre de plante. Il avait déjà cultivé dans une serre universitaire. Il savait à quoi s’attendre.

Mais ici, tout allait plus vite. Pas de manière explosive. Pas surnaturelle. Mais subtile. Constante. Comme si le sol lui-même aidait les racines à fendre la terre.

Il posa un genou au sol, observa de plus près une pousse particulière. Une tige avait produit un renflement. Rond. Lisse. Rouge. Un fruit. Le premier.

Il le cueillit délicatement, le tourna entre ses doigts.

« CAINE ? »

« En écoute. »

« Tu observes comme moi ? La croissance ? La vitesse ? »

« Affirmatif. Courbe de développement supérieure de 27 % par rapport à la moyenne équivalente terrestre dans un climat tempéré. »

« Pourquoi ? »

« Analyse atmosphérique : composition chimique équivalente à 98,4 % à celle de la Terre. Azote, oxygène, traces de méthane. Température et humidité normales. »

Il fronça les sourcils.

« Alors quoi ? »

Pause.

« Présence d’une énergie ambiante détectée. Faible concentration. Similaire à l’énergie absorbée lors des morts précédentes. Fréquence vibratoire alignée. »

Takuya se figea.

« Tu veux dire… ce monde est alimenté par la même chose que ce que j’ai absorbé des créatures ? »

« Affirmatif. Hypothèse : ce flux est naturellement diffusé par le monde lui-même, dans des concentrations trop faibles pour affecter l’humain, mais suffisantes pour enrichir les sols. »

Il leva lentement les yeux vers l’horizon. Ce monde ne se contentait pas de ressembler au sien. Il était plus. Il nourrissait ce qu’il acceptait. Littéralement.

Il reposa le fruit dans ses paumes. Il était petit, rond, à la peau fine. Sa surface brillait sous le soleil. Il le coupa avec une pierre plate. Un jus sucré s’échappa.

Nym s’approcha. Takuya lui tendit une moitié. Il s’assit sans un mot.

Puis ce fut la fille. Elle arriva les bras croisés, observa le fruit, puis le champ. Enfin, elle s’accroupit à côté d’eux.

Le trio formait un cercle sans l’avoir décidé.

Takuya prit une bouchée. La chair était douce, acidulée. Nym l’imita. Puis la fille. Aucun mot. Aucun rire. Juste le partage.

CAINE intervint doucement dans l’esprit de Takuya :

« Nutriments actifs. Aucune toxine détectée. Valeur énergétique faible, mais positive. Stimulation douce. Absence de réaction allergique estimée. »

Il hocha la tête sans répondre.

Ils finirent le fruit en silence. Nym lécha ses doigts, puis se redressa pour aller vérifier un alignement de pierres. La fille s’étira, puis repartit vers l’abri.

Takuya resta là. Assis.

La chaleur était supportable. La terre chaude sous ses mains. Les lignes du champ bien nettes.

Il regarda autour de lui.

Et pour la première fois depuis son arrivée… il n’avait rien à fuir.

La nuit était calme, presque paisible. Un calme étrange, suspendu, trop complet pour être honnête. Takuya, allongé sur son couchage de fortune, n’arrivait pas à trouver le sommeil. Son corps était épuisé, mais son esprit restait tendu. Trop de choses bougeaient. Trop de regards, de gestes implicites, d’attentes muettes.

CAINE parla doucement dans son esprit :

« Surcharge mentale détectée. Cycle de sommeil perturbé. »

Il allait répondre, quand une alerte visuelle se superposa dans son champ mental.

« Anomalie thermique détectée. Localisation : périmètre sud-est du village. »

Takuya se redressa d’un bond. Il courut jusqu’à l’ouverture, passa la tête. Un reflet rouge. Une lumière tremblante.

Il sortit sans réfléchir, pieds nus sur la terre encore tiède. D’autres silhouettes sortaient aussi. Des villageois. Des ombres inquiètes, figées.

Et là, au bord du village, une cabane était en feu.

Pas une grande maison. Une simple tente élargie, renforcée de bois et de toile. L’abri d’un ancien. Celui qui avait aidé au champ il y a quelques jours. Celui qui, silencieusement, avait posé des pierres droites au sol.

Les flammes dévoraient le toit. Une fumée noire s’élevait en vrilles épaisses.

Personne ne criait. Personne ne courait. Les villageois observaient. Ils ne s’approchaient pas. Ne prenaient pas d’eau. Ne formaient pas de chaîne.

Takuya, lui, s’élança.

Il arriva à quelques mètres du brasier, la chaleur brûlante sur la peau. Il leva les bras.

« CAINE ! Je dois… je dois essayer. »

« En attente. Routine de canalisation activée. Niveau de sécurité : élevé. »

Il contracta ses bras, respira selon le rythme enseigné. Une première sphère. Petite. Il la lança.

Elle s’écrasa sur le toit. Une touffe de flamme mourut. Puis reprit.

Une deuxième sphère. Une troisième. Trop petites. Trop faibles. Il grogna. La fumée piquait ses yeux. Sa gorge se serrait.

Alors, il tenta autre chose.

Il rassembla son énergie. Sa concentration. Il força les limites.

« Accumulation maximale… en cours, » signala CAINE.

Il sentit la tension dans son ventre. Dans ses bras. Dans sa poitrine. Ses muscles tremblaient. Son souffle devint irrégulier.

Et puis… elle apparut.

Une sphère d’eau. Immense. Deux fois plus grosse qu’un ballon de basket. Elle flottait, instable, son poids tirant sur l’air, vibrante.

Il la poussa en avant.

Elle tomba. Un fracas liquide. Une explosion de vapeur. Un rideau d’eau éclaboussant la terre, la toile, les flammes.

Et pendant quelques secondes… le feu sembla s’éteindre.

Puis… il reprit.

Plus faible, mais vivant encore.

Takuya chancela. Il recula d’un pas. Puis un autre.

CAINE :
« Surcharge. Réserves critiques. Tension interne instable. Dérèglement imminent. »

Et tout se mit à tourner.

Le feu. La fumée. Les visages figés dans l’ombre. Le sol ondulait sous ses pieds.

Et puis… le noir.

Il s’effondra.

Aucune main ne le rattrapa.

Aucune voix ne l’appela.

CAINE, seule dans le silence, nota :
« Aucun déplacement vers l’unité. Aucun geste d’assistance. Population figée. Comportement d’observation froide. »

Le feu continuait de brûler. Plus faible. Mais assez pour finir le travail.

Et Takuya… gisait au sol, inconscient, seul dans la lumière tremblante.

Le matin fut plus clair que les précédents. L’air était sec, presque tranchant. Takuya ouvrit les yeux au premier rayon de lumière qui se glissa sous la toile de l’abri. Il resta un instant allongé, le regard fixé sur la texture irrégulière du plafond. Dans son esprit, la chaleur du feu de la veille, la chute, le goût métallique de l’effort poussé trop loin. Et surtout, le regard des autres. Ou plutôt, leur absence de regard.

CAINE avait résumé froidement les faits : pas d’assistance, pas de contact. Il avait été ramené à l’abri. Transporté ? Traîné ? Il n’en savait rien. Mais aucune trace de soin, aucun mot d’encouragement. Juste le silence. Le village l’avait vu tomber. Et s’était tu.

Mais il n’était pas brisé.

Il se redressa. Chaque muscle de son dos protestait, mais il tint bon. Il but une gorgée d’eau, avala lentement le reste du fruit qu’il avait cueilli la veille, puis sortit.

Le champ l’attendait.

Il y alla seul. Nym ne l’avait pas rejoint. La fille non plus. Peut-être hésitaient-ils. Ou peut-être savaient-ils qu’il avait besoin de se confronter seul à ce matin-là.

Et en arrivant… il comprit.

Une pierre noire. Placée au centre exact du champ.

Elle n’était pas tombée là. Elle avait été posée. Taillée. Sa surface était lisse, mate. Aucune inscription. Mais sa position était claire : elle signifiait quelque chose.

Un avertissement.

Un marquage.

Une intrusion.

Il s’arrêta quelques mètres avant, bras le long du corps. CAINE n’avait rien signalé pendant la nuit. Aucun mouvement, aucune activité thermique hors norme.

« Ils ont agi discrètement. »

CAINE confirma :
« Dépôt effectué entre la troisième et la quatrième heure nocturne. Aucun contact direct détecté. »

Takuya s’avança. Il ne toucha pas la pierre. Il s’agenouilla simplement à côté. Ses mains se posèrent sur la terre. Il ferma les yeux.

Il entra dans sa routine.

Respiration. Posture. Ancrage. Tension. Détente. Circulation.

Une sphère d’eau, petite, se forma dans l’air au-dessus de sa paume. Parfaite. Stable.

Il la guida lentement vers la base de la pierre. L’eau glissa, s’infiltra dans la terre. La pierre resta là. Immuable.

Mais elle ne l’empêchait pas de nourrir ce qui poussait autour.

Il se releva.

Et, sans se retourner, il fit signe à Nym, apparu à distance. Puis à la fille. Ils hésitèrent, mais finirent par s’approcher.

Takuya ne parla pas.

Il les mena à quelques mètres du champ. Une zone plate, sans obstacle. Il traça un cercle grossier dans la terre.

Et il commença.

Il montra les pieds. L’équilibre. Le transfert de poids. Le maintien du centre de gravité. Il reproduisit des gestes simples. Une esquive. Une frappe de poing. Une rotation pour déstabiliser.

Nym tenta. Trop raide. Trop rapide. Il tomba.

La fille essaya. Trop prudente. Trop distante. Mais précise.

CAINE s’activa aussitôt dans l’esprit de Takuya.

« Nym : posture déséquilibrée. Repositionner pied arrière. Corriger angle du bassin.
Fille : mouvement correct. Améliorer allonge. Détente bras gauche insuffisante. »

Takuya reproduisit les corrections. Il ajusta leurs mouvements. Il tapota légèrement les coudes, orienta les hanches, fit glisser leurs pieds dans la bonne direction.

Ils recommencèrent. Encore. Encore.

La sueur apparut rapidement. Le soleil montait. Le champ restait silencieux, mais autour du cercle d’entraînement, l’air vibrait d’une autre tension. Une tension vivante.

Takuya recula d’un pas.

Il observa leurs gestes. Il sentit la fatigue. L’énergie.

Et une pensée lui vint.

“Et si je pouvais… absorber cette énergie ? Celle de l’air. Du sol. Faible, mais là.”

Il se tourna vers CAINE.

« Est-ce que je peux capter ce mana ambiant ? Celui que tu as détecté dans le champ ? »

Pause. Analyse. Puis :
« Théoriquement possible. Flux trop faible pour effet direct. Mais absorption lente envisageable.
Condition : concentration prolongée. Phase méditative adaptée. »

Il hocha la tête.

Pas maintenant. Mais bientôt.

Il retourna vers Nym. Lui montra un mouvement de défense, inspiré du vieux. Une rotation du torse, un ancrage du pied, un amorti du coup.

La fille observa. Essaya.

Et à cet instant, il comprit.

Il n’avait pas besoin d’être le seul à se tenir debout.

Il avait besoin d’en faire naître d’autres.

Le soleil se levait avec une lenteur trompeuse. Les ombres s’étiraient sur le sol dur, s’allongeaient contre les pierres, se tordaient entre les piquets du champ. Takuya se tenait debout au bord de son cercle de travail, les bras croisés, silencieux. Il avait dormi peu, mais suffisamment pour sentir que ce jour-là serait différent.

Cela faisait maintenant plusieurs jours que le rythme s'était installé. Les matinées commençaient avec l’arrosage du champ. Les sphères d’eau se formaient plus vite, plus dociles. Il n'avait plus besoin de forcer. Elles répondaient. Il les guidait avec une précision croissante, arrosant les lignes de cultures sans même y penser.

Mais il ne restait pas. Il laissait désormais la suite à la femme et à l’ancien. Leurs gestes étaient précis, constants. Ils avaient pris le relais, presque naturellement. Il avait compris que son rôle avait changé. Il n’était plus celui qui plantait. Il devenait celui qui transmettait.

Ce matin-là, comme les précédents, il s’éloigna du champ et s’installa dans son cercle d’entraînement. La terre y était tassée, marquée par les pas répétés, les glissements, les chutes et les redressements.

Nym arriva en premier. Silencieux, comme toujours. Puis la fille, qui s’était montrée de plus en plus concentrée ces derniers jours. Elle ne parlait presque pas pendant l’entraînement, mais elle observait tout.

Takuya les salua d’un signe de tête. Il commença sans tarder : postures de base, transfert de poids, esquive, redirection. Rien de complexe, mais chaque mouvement était exécuté avec une intensité nouvelle.

Et alors qu’ils répétaient leurs mouvements, une deuxième femme arriva. Plus âgée que la première. Takuya la reconnut : elle l’avait toujours observé de loin, souvent avec les bras croisés. Mais aujourd’hui, elle s’approchait, bras relâchés, le regard direct.

Elle s’agenouilla dans le cercle. Pas un mot. Pas une demande.

Takuya lui montra la posture. Elle la reproduisit.

Peu après, un adolescent, inconnu jusqu’alors, s’approcha à son tour. Il resta un instant à la lisière du cercle, incertain. Puis, quand Takuya l’invita d’un simple geste, il entra et se plaça à côté de Nym.

CAINE, dans l’esprit de Takuya, murmura :
« Nouveaux participants. Synchronisation motrice à 41 % et 58 %. Intégration progressive. »

Il corrigeait chaque mouvement. Il plaçait les mains. Ajustait les appuis. CAINE l’aidait à voir ce que l’œil ne captait pas toujours : un angle trop fermé, un transfert de poids mal exécuté, un geste retenu par la peur.

Pendant ce temps, dans le champ, un homme s’était joint à la femme et à l’ancien. Silencieux, discret. Il transportait des pierres, consolidait les bordures. Son regard évitait celui de Takuya, mais ses mains travaillaient.

Et pourtant, malgré ces signes d’adhésion, quelque chose planait.

Takuya le sentit dans les regards. Certains anciens ne passaient plus près du champ. Ils empruntaient d'autres chemins. Évitaient le cercle d'entraînement. Ils se parlaient à voix basse, parfois. Mais jamais devant lui.

Une fracture silencieuse.

CAINE le confirma ce soir-là, alors qu’il méditait au bord du cercle.

« Analyse comportementale :
– Fréquence de visite au champ : -32 % pour le groupe des anciens identifiés.
– Augmentation du temps d'observation silencieuse : +49 % parmi les individus de la tranche 15–25 ans.
– Polarisation sociale : en cours. »

Il rouvrit les yeux.

Il ne s’agissait plus d’un simple campement, ni même d’un champ. C’était devenu un point de division. Ce qu’il incarnait rassemblait certains, mais écartait d’autres. Et cette scission ne disait pas encore son nom, mais elle avançait.

Et Ranh, lui, n’était pas revenu.

Takuya l’avait remarqué au fil des jours. Pas un signe. Pas une visite. Il s’interrogeait. Le vieux le testait-il ? Ou le laissait-il seul exprès, pour qu’il mesure la charge ?

Ou peut-être… protégeait-il encore le village, dans l’ombre.

Il ne savait pas. Mais il se préparait.

Il s’assit au centre du cercle. Ferma les yeux.

CAINE analysait déjà la densité énergétique ambiante.

Il savait que quelque chose approchait.

Et il serait prêt.

Le jour se leva comme les autres. Doucement, sans fanfare. Le ciel s’étirait au-dessus du village en nappes pâles, et l’air portait encore cette fraîcheur brève qui précédait la chaleur crue. Takuya se leva d’un mouvement fluide, sans douleur, sans lourdeur. Son corps, malgré les efforts quotidiens, semblait répondre plus vite, plus clairement. Il sentait que quelque chose avait changé en lui, même s’il ne pouvait pas encore le nommer.

En sortant de l’abri, il s’arrêta net. Devant lui, plusieurs silhouettes s’activaient autour du champ. Il les observa un moment en silence. Des villageois déplaçaient la pierre noire. Lentement, prudemment, mais sans hésitation. Elle n’était plus un symbole de menace. Plus un centre de tension. Elle n’était qu’un poids à retirer.

Takuya ne dit rien. Il hocha simplement la tête, presque pour lui-même.

Ce matin-là, ils étaient sept à travailler dans le champ. Et douze à se présenter dans le cercle d’entraînement. Des visages nouveaux, des anciens visages revenus. Des gestes un peu maladroits, mais pleins d’une volonté brute. Takuya les accueillit sans mot, d’un simple regard. Il fit le tour des positions, corrigea des appuis, montra quelques parades. CAINE assistait en fond, comme toujours, rectifiant les erreurs, affinant les gestes.

Mais son esprit, ce jour-là, était tourné vers autre chose.

Après le repas, il s’éloigna. Il s’installa en position de méditation, les jambes croisées, les paumes sur les genoux. Cela faisait plusieurs jours qu’il avait intégré cette pratique à sa routine. Une forme d’introspection. Mais aussi, un moyen de se connecter à cette énergie flottante que CAINE lui avait décrite.

Le mana ambiant. Faible. Mais présent.

D’après les calculs de CAINE, trois jours complets de méditation passive équivalaient à l’énergie obtenue par l’absorption d’un lapin cornu. C’était lent. Mais c’était stable. Et sans risque. Une progression organique. Continue.

Ce jour-là, cependant… quelque chose changea.

Dès les premières minutes, il sentit son corps s’alléger. Son souffle devenait plus profond, plus ample. Comme si l’air qu’il inspirait était plus riche, plus nourrissant. Une chaleur douce envahit son ventre, puis sa poitrine, puis ses membres. Il sentit son dos se détendre, ses épaules s’ouvrir.

Et puis ce fut un relâchement absolu. Comme si des nœuds invisibles fondaient dans ses muscles. Comme si chaque nerf était massé de l’intérieur. Son esprit ne résistait plus. Il s’abandonnait à la sensation.

CAINE, dans son esprit :
« Processus en cours. Activation corporelle étendue. Réaction imprévue. »

Et alors, une odeur monta. Forte. Âcre. Comme du métal et de la terre mélangés.

Takuya ouvrit les yeux.

Son corps… était couvert d’une substance noire. Viscqueuse. Pâteuse. Des traînées épaisses sortaient de ses pores, glissaient sur sa peau. Il leva les bras. Ses avant-bras brillaient d’un film huileux, sombre. Ses jambes aussi. Il toucha son torse. C’était comme du charbon mouillé.

CAINE confirma aussitôt :
« Expulsion d’impuretés. Nettoyage interne. Réaction cellulaire : active. Résultat : augmentation de la vigueur corporelle générale. »

Il inspira. Se leva. Ses jambes étaient plus stables. Son souffle, plus profond. Il bougea les doigts : la coordination était plus rapide. Ses réflexes étaient nets.

« Fonction cérébrale accrue, » ajouta CAINE.
« Impact positif sur mes capacités d’analyse. Interfaces accélérées. »

Il sortit de l’abri. Tout était calme. Les autres étaient encore au champ.

Il leva les bras.

Canalisa l’énergie.

Et sans effort, une sphère d’eau gigantesque se forma au-dessus de lui. Deux fois la taille d’un ballon de basket. Elle flottait, limpide, brillante. Il la laissa retomber sur lui.

L’eau frappa sa peau en une cascade douce, entraînant avec elle toute la saleté noire. Elle se répandit sur le sol en cercles sombres. Il resta là, debout, trempé, nettoyé.

Et à cet instant… CAINE s’alarma.

« Présence détectée. Signature énergétique anormale. Localisation : entrée du village. »

Takuya redressa la tête.

Et il sentit. Une pression. Un frisson. Comme une brise froide contre sa nuque. Une vibration dans la terre.

Il tourna lentement les yeux.

Et là, à l’orée du village… elle était là.

La mante religieuse.

Massive. Immobile. Ses pattes plantées dans la terre, son corps vibrant d’une tension contenue. Elle ne bougeait pas. Elle regardait.

CAINE murmura :
« Entité classée : haute menace. Statut : observateur passif. Aucune action hostile à ce stade. »

Takuya ne dit rien.

Le soleil était haut dans le ciel.

Et pour la première fois depuis longtemps… il savait que le prochain pas n’appartiendrait pas à lui.

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