Chapitre 12 - L'éveil de la prédatrice

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Le matin s’était levé avec lenteur, mais sans paix. La lumière grise filtrait à travers les pans de toile suspendus, nimbant le village d’une clarté fantomatique. L’air était immobile, dense. Trop dense. Comme si le ciel retenait sa respiration. Takuya n’était pas sorti pour vérifier le ciel. Il était éveillé depuis longtemps.

Assis au centre de l’abri, jambes croisées, paumes ouvertes, il respirait lentement. Depuis plusieurs heures, il ne bougeait plus. Il n’attendait pas un miracle. Il attendait un signal. Un glissement dans l’ordre du monde. Une confirmation.

CAINE avait déjà détecté la signature énergétique la veille au soir. Stationnaire. Tapie juste à la lisière du village. Trop régulière pour être une erreur. Trop puissante pour être ignorée. Une menace suspendue.

Mais cette entité n’avait pas bougé de la nuit. Elle n’observait pas. Elle patientait.

Et ce matin, alors que les premiers sons timides du campement se glissaient entre les silences, CAINE murmura simplement dans son esprit :

— « L’entité se déplace. Direction : centre du village. »

Takuya ouvrit les yeux.

Pas de surprise. Pas de peur immédiate. Juste cette lucidité froide qui précédait l’action.

Il se leva sans un mot, attrapa la lame de chitine posée à sa gauche. Le manche avait été ajusté à sa main, équilibré par des heures de tests. Ce n’était pas une arme noble. Mais c’était la sienne.

Dehors, le monde était toujours calme. Trop calme. Il croisa le regard de Nym, déjà éveillé. Celui de la fille, plus loin, fixait le bord de la jungle. Ils avaient compris. Mais aucun mot ne fut échangé.

Et puis... la vibration.

Minime, mais réelle. Une onde dans le sol, presque imperceptible. Un rappel que ce monde n’était pas qu’un décor. Qu’il pouvait marcher, frémir, frapper.

Takuya s’avança de quelques pas, s’arrêta. Et la vit.

La mante religieuse.

Massive. Verte. Une armure vivante, articulée avec une précision monstrueuse. Elle ne bondissait pas. Elle ne rampait pas. Elle marchait. Droit vers le cœur du village. Ses pattes transperçaient le sol avec régularité. Chaque articulation semblait conçue pour tuer.

CAINE confirma :

— « Distance : 130 mètres. Vitesse constante. Comportement : offensif. »

Le village vit aussi. Et alors le calme se brisa.

Un hurlement. Puis un autre. Puis une dizaine. Des cabanes s’ouvrirent dans un chaos de tissus arrachés, de voix affolées. Les plus rapides couraient. Les autres... restaient pétrifiés. Le champ fut abandonné en une vague. Des outils tombèrent, des paniers roulèrent.

Takuya serra les dents. Sa respiration s’accéléra. Mais ses jambes ne bougèrent pas. Pas encore.

Puis vinrent les premiers morts.

Un homme tenta de fuir à travers une allée étroite. La mante le vit. Une frappe. Directe. Un angle si parfait que son torse fut fendu en deux. Il tomba sans bruit. Un autre, plus jeune, tenta un détour. La mante le saisit d’une patte, l’éleva, puis le projeta contre une paroi. Le son de ses os contre la pierre fut net, cruel.

— « Deux cibles éliminées. Aucun ralentissement. » dit CAINE.

Le sang. L’odeur. La terre souillée. Tout était réel. Takuya sentit la panique pulser dans son crâne. Mais plus fort encore : la détermination.

Et alors, il le vit.

Un enfant. Trop lent. Tombé. Seul.

La mante l’avait vu aussi. Elle s’approchait. Tranquillement. Comme si le monde lui appartenait.

Takuya s’élança.

Il n’appela personne. Il ne cria pas. Il courut. Droit. Avec sa lame dans la main.

Il se plaça entre la mante et l’enfant.

CAINE, calme malgré la situation :

— « Risque vital engagé. Avantage tactique : néant. Engagement émotionnel : confirmé. »

La mante s’arrêta à quelques mètres. Elle le regarda.

Et hurla.

Un cri inhumain. Strident. Vibrant. Un son fait pour détruire les nerfs.

Takuya grimaça, mais tint sa position.

Il planta ses pieds dans la terre. Sa main se raffermit sur sa lame. Son souffle ralentit.

CAINE analysait déjà la distance, les angles, les appuis.

Et alors... le combat débuta.

---

La lame de chitine vibrait légèrement dans la main de Takuya, mais son bras restait ferme. Il était tendu, mais pas crispé. Conscient de chaque battement de son cœur, de chaque flexion de ses jambes dans la terre. La mante était à quelques mètres. Elle ne se pressait pas. Elle tournait légèrement la tête, observant. Testant.

Autour d’eux, le village se faisait muet.

Les cris s’étaient éteints. Les fuyards avaient déjà quitté le champ de vision. Il ne restait plus que les murs de toile, les ombres immobiles, et ce cercle de terre où Takuya faisait face au monstre.

Il ne voyait personne venir. Aucun allié. Aucun mouvement derrière lui.

Mais il ne ressentait pas l’abandon. Pas cette fois.

Il se sentait… prêt.

Ce n’était pas du courage. C’était un fait. Il était plus fort qu’avant.

Depuis plusieurs semaines, il s'était imposé une routine stricte : entraînements matinaux, méditations longues, absorption consciente de cette énergie invisible que CAINE appelait “mana ambiant”. Il n’avait jamais su s’il croyait vraiment à ses effets. Mais là, dans la tension d’un duel qui le dépassait, il le sentait.

Son corps répondait mieux. Plus vite. Plus souplement. Son souffle était contrôlé. Son rythme cardiaque, régulier.

CAINE murmura dans son esprit :

— « État corporel : optimisé. Force, vitesse, réflexes : augmentation stable de 14 à 17 % depuis le début du protocole. Surcharge nerveuse : absente. »

Il inspira. Puis s’élança.

Un pas. Deux. Une feinte. La lame décrivit un arc vers l’abdomen de la mante.

Mais elle n’y était plus.

Un flou vert, un sifflement de l’air, une pichenette de l’ombre.

Takuya n’eut pas le temps de réfléchir. Il plia les genoux, roula de côté.

Une patte frappa le sol où il se tenait un instant plus tôt. La terre explosa, projetée en gerbe. Il sentit les fragments le frôler. Il se redressa, la lame en avant.

La mante se tourna vers lui. Ses antennes frémirent. Elle recula d’un demi-pas. Puis bondit.

— « Trajectoire rapide. Cible thoracique probable. Contre-indiqué : esquive verticale. Suggéré : roulade basse, angle gauche. »

Il obéit. Il roula, sentit le souffle de l’impact au-dessus de lui, la pression du vent qui poussait contre sa nuque. Il revint en position. Il avait déjà transpiré.

Il jeta un coup d'œil. Personne n’était venu.

Les regards étaient là, il le savait. Des yeux observaient depuis les abris. Certains étaient ceux d’anciens, de mères, d’adolescents, de ceux qu’il avait formés. Mais personne ne bougeait.

Même Nym.

Il était figé à quelques mètres. Le visage tendu, les yeux grands ouverts. Ses mains crispées sur les pans de son vêtement. Il ne faisait rien. La fille aussi était figée, le regard sur la lame de Takuya, comme si elle en mesurait pour la première fois l’insuffisance.

Il sentit une brève douleur dans la poitrine. Une sorte de froid. Ce n’était pas la peur. C’était… une forme de solitude.

— « Aucun mouvement communautaire. Sujet isolé. Stratégie collective : inexistante. » ajouta CAINE, presque avec regret.

Mais Takuya ne recula pas.

Il recula d’un pas. Puis un autre. Puis reprit appui.

La mante bondit encore.

Cette fois, il para.

Sa lame heurta une patte. L’impact le fit reculer de trois mètres. Mais il tint bon.

Un sifflement. Un craquement.

Il avait entaillé la chitine. Une éraflure. Une ligne blanche fine comme un fil.

Mais la mante s’arrêta.

Elle le regarda. Et cette fois, il sentit quelque chose. Un changement.

Elle l’avait reconnu comme une menace.

Minime. Mais réelle.

Alors elle hurla. Et frappa.

Deux coups. Vifs. Croisés.

Takuya bloqua le premier, sa lame vibrante. Il tenta d’esquiver le second. Trop lent.

Une patte frappa son flanc. Il vola. Son dos heurta le sol. L’air fut expulsé de ses poumons.

Il se redressa à moitié, genoux ancrés. Son bras gauche pendait légèrement, secoué. Il n’était pas cassé. Mais engourdi.

Il se remit debout.

Il avait mal.

Mais il tenait.

Et il était encore debout.

La mante recula de deux pas, cette fois.

Et il sourit.

Faiblement.

Mais il sourit.

— « Elle te respecte maintenant, » souffla-t-il entre ses dents. « Et ça, c’est déjà un pas. »

---

La chaleur du soleil montait lentement, brûlant sans excès, mais suffisant pour faire perler la sueur sur les tempes de Takuya. Pourtant, ce n’était pas la chaleur qui oppressait. C’était l’atmosphère, chargée, comme suspendue au-dessus de son crâne, lourde comme une menace.

La mante se tenait à moins de dix mètres. Sa respiration était invisible, son silence, absolu. Takuya avait la sensation que l’air autour d’elle était figé, captif d’un champ de tension invisible. L’herbe ne bougeait pas. La poussière ne s’élevait plus. Tout attendait.

Sa main droite tenait sa lame de chitine. Il sentait la vibration sous ses doigts, non pas de peur, mais de l’arme elle-même, en tension, prête. Son bras gauche était un peu engourdi depuis l’impact précédent, mais il restait fonctionnel. Il avait encaissé. Il encaissait encore.

Il ploya légèrement les jambes, réajusta sa posture. Il s’était entraîné à ces gestes. Des dizaines d’heures. Peut-être des centaines. Chaque matin, il avait répété les positions, corrigé ses appuis avec l’aide de CAINE. Et aujourd’hui, son corps les exécutait sans réfléchir.

— « Posture stable. Équilibre corporel à 91 %. Réserve d’endurance : 68 %. Surcharge musculaire contrôlée, » annonça CAINE.

La voix était calme. Mais derrière elle, Takuya percevait l’ombre d’un avertissement.

Il pivota légèrement, affermit sa prise. Il savait que sa lame était fragilisée — de petites fêlures internes, un défaut de symétrie dans la structure. Elle pouvait tenir. Peut-être. Mais pas longtemps.

La mante ne bougeait pas.

Puis elle se mit en mouvement.

Un simple pas, vers la droite. Puis un autre à gauche. Elle avançait en arc de cercle. Elle le jaugeait, comme un prédateur joue avec une proie qu’il ne comprend pas encore entièrement. Takuya la suivait du regard, sans tourner la tête. Ses yeux seuls traçaient la trajectoire.

— « Analyse comportementale : simulation d’angle. Préparation à charge croisée probable, » chuchota CAINE.

Et soudain, la charge.

Takuya n’eut qu’un battement de cœur pour réagir. Il fit un pas de côté, fit pivoter son torse et leva la lame à l’horizontale pour parer. L’impact fut monstrueux.

La chitine de l’arme grinça, vibra, et son bras droit s’embrasa d’une douleur aiguë. Il tint bon, les jambes ployées, les talons labourant la terre, mais il fut tout de même projeté en arrière. Il roula sur plusieurs mètres, sentit une pierre entailler sa cuisse au passage. Il s’arrêta sur le flanc, haletant.

— « Fracture évitée. Micro-traumatismes internes localisés. Reprise de position conseillée. »

Il ne répondit pas. Il grimaça. Se redressa.

Sa lame était toujours dans sa main. Elle n’avait pas rompu. Mais il sentit le manche légèrement tordu. Le fil vibrait à chaque mouvement. Un avertissement sourd, douloureux, métallique.

La mante s’approchait déjà à nouveau.

Il recula de deux pas, puis bondit sur le côté. Une patte fendit l’air juste à l’endroit où son torse se trouvait une seconde plus tôt. Il roula, se remit en garde.

— « Ligne d’attaque latérale. Angle de défense sous-optimal. »

Il jeta sa lame en avant. Viser les articulations. L’entre-jointure. La base du coude. Il frôla la cible. Une éraflure apparut. Une mince ligne blanche dans la carapace.

La mante tourna lentement la tête vers lui. Sa posture changea. Ses pattes s’abaissèrent d’un cran. Son centre de gravité descendit. Elle allait frapper sérieusement.

Takuya serra les dents.

Elle bondit. Un mouvement droit, violent. Il leva les bras en croix, absorba la moitié du coup. Le choc le repoussa encore. Il tomba à genoux. Sa respiration se fit haletante.

Du sang coulait de son arcade sourcilière. Il n’avait pas vu venir une des lames secondaires.

Il s’essuya du revers du poignet, se remit debout.

Il grogna. Pas de cri. Pas de plainte. Juste un son rauque, animal, comme pour rappeler à son propre corps qu’il était vivant.

Il fit deux pas en avant. Fléchit les jambes. Sa lame pendait dans sa main, vibrante. Il resserra sa prise. Elle tenait encore.

La mante attaqua de nouveau. Une série de frappes. Rapides. Larges. Précises. Il para deux, esquiva une, reçut la quatrième dans le flanc. Il vola, heurta une poutre de cabane. Le souffle coupé.

CAINE clignotait :

— « Endurance à 34 %. Ralentissement moteur. Réaction diminuée. »

Il se remit debout. Son torse brûlait. Sa vue se troubla un instant.

Et pourtant, il tenait encore.

Il leva la lame.

Et fit un pas en avant.

---

La poussière flottait à chaque déplacement de la mante. Une traînée de terre arrachée à chaque bond, chaque impact. Et au milieu de cette arène improvisée, Takuya, seul, face à la bête, le souffle court mais l’esprit encore clair.

Il tenait.

Pas parce qu’il dominait. Pas parce qu’il maîtrisait la situation. Mais parce qu’il refusait de céder.

Il roulait, il pivotait, il glissait. Il encaissait. Son corps, déjà marqué par des impacts sur les côtes et le bras gauche, tenait bon. Sa lame était toujours là, vibrante, mais entière. Les fissures internes de la chitine faisaient courir une gêne à chaque impact, un frisson désagréable dans son poignet, mais elle ne cédait pas.

Et la mante commençait à s'agacer.

Elle avait vu l'humain tomber, reculer, ployer — mais toujours se relever. Elle bondit à nouveau, cherchant cette fois à écraser plus qu’à trancher. Takuya sentit venir le coup, se déporta sur le flanc droit, planta ses pieds, tourna son corps comme une spirale, et frappa.

La lame mordit la carapace. Pas profondément, mais assez pour écailler une zone au niveau de la patte médiane. Un éclat vola dans les airs, accompagné d’un sifflement sec.

La créature recula d’un demi-pas.

— « Impact détecté. Dommage léger. Comportement prédateur en réajustement. » annonça CAINE.

Takuya n’eut pas le luxe de sourire. Il recula, glissa sur une pierre mal ancrée, rattrapa son équilibre de justesse.

Son souffle était de plus en plus haché. Il ne respirait plus par rythme, mais par urgence. Il sentait les muscles de ses jambes répondre un peu plus lentement. Sa main droite, à chaque mouvement, semblait devoir convaincre ses nerfs de se tendre encore.

Il était encore là. Mais la pente s'inclinait.

La mante relança une série d’assauts. Cette fois, rapide. Deux frappes hautes, une basse. Il esquiva la première, para la deuxième, bloqua la troisième avec sa jambe. La douleur remonta le long de sa cuisse. Une contusion, peut-être une fissure.

Il grogna. Mais resta debout.

Son dos se couvrit de sueur. Sa chemise déchirée collait à sa peau, et le goût de la poussière dans sa bouche était constant.

Il fit un pas, planta sa lame vers l’avant. La mante esquiva de côté, mais la distance lui permit une brève pause.

— « Endurance estimée à 41 %. Coordination neuromusculaire en dérive lente. » murmura CAINE.

Il hocha la tête, essuya le sang de son arcade ouverte.

— « Je sais. Je sens. »

Ses yeux passèrent rapidement autour de lui. Toujours aucune intervention. Aucun cri. Nym était là, debout, mais figé. La fille à côté, le visage figé dans une expression indéchiffrable. Les autres… disparus derrière des murs. Des ombres. Des rideaux clos.

Il était seul.

Mais il ne fléchit pas.

La mante fonça à nouveau. Cette fois, le coup était frontal. Il pivota sur son flanc, fit un arc inversé de sa lame pour rediriger l’impact. Il réussit à dévier la patte — partiellement. Le choc le projeta de côté, son épaule heurta une poutre de bois. Il sentit une élancement. Mais pas de craquement. Pas encore.

Il retomba sur ses pieds. Boita. Mais resta debout.

Il ferma les yeux une fraction de seconde. Puis les rouvrit.

— « Si elle pense que je suis déjà mort, elle se trompe. »

Il chargea à son tour.

Un bond court. Pas puissant. Mais précis. Il visa une intersection dans l’articulation de la patte arrière gauche. La lame frappa, glissa… puis mordit.

Une éclaboussure de fluide vert sombre jaillit.

La mante recula de deux mètres.

CAINE, soudain plus vif :

— « Dégât confirmé. Segment blessé. Mobilité altérée à 6 %. »

Mais ce fut bref.

La créature poussa un hurlement strident, puis bondit avec plus de rage.

Elle n’était plus dans la posture de domination. Elle venait pour tuer.

Takuya comprit à cet instant que le combat venait de changer de niveau. Ce n’était plus un jeu d’évitement. Ce serait l’épreuve finale.

Et il n’était pas prêt pour ça.

Mais il leva sa lame. Et il avança.

---

Le bruit du vent s'était éteint depuis longtemps. Même les insectes alentours, ceux qui d'habitude gazouillaient, hurlaient ou cliquetaient dans la végétation, avaient disparu du décor sonore. Il n’y avait plus que la poussière, les battements de cœur… et le rythme irrégulier des pattes de la mante contre la terre.

Takuya tenait encore debout.

Il haletait, mais son souffle suivait un schéma qu’il contrôlait : inspiration courte, expiration longue, verrouillage de la cage thoracique. Il gardait le tronc droit, la nuque relâchée, le regard fixe.

La mante faisait des cercles. Pas larges. Juste assez pour changer d’angle à chaque pas. Elle testait, encore et encore, le centre de gravité de son adversaire. Chaque changement de posture, chaque mouvement de doigt.

Takuya ne pensait plus à l’extérieur. Pas un regard vers Nym. Pas un souvenir de la fille. Pas une pensée pour CAINE — bien qu’il l’entendait, en arrière-plan, transmettre des analyses en temps réel.

Il ne faisait plus qu’être là. Présent. Tranchant. Dense.

Et quand la mante frappa, il bougea.

La patte géante fusa en diagonale, visant son épaule. Il se pencha sous l’impact, fit glisser ses appuis sur un demi-cercle, leva sa lame à angle brisé, et contra la trajectoire.

Le choc le traversa jusqu’au bassin. Son bras trembla, mais il encaissa. Il ne fut pas projeté. Pas cette fois.

Il poussa sur ses jambes et contre-frappa.

La lame mordit à l’intersection d’un des segments. Un jet de fluide verdâtre jaillit. Une seconde. Puis la bête s’écarta en émettant un sifflement.

— « Articulation atteinte. Mobilité partiellement réduite. Fenêtre d’action : 1,4 secondes, » déclara CAINE.

Il savait. Il n’attendit pas.

Takuya bondit. Pivot à gauche, poids sur l’extérieur du pied arrière. Il leva la lame pour frapper à nouveau la patte blessée.

Mais la mante était déjà revenue.

Elle tourna son tronc avec une souplesse monstrueuse, recula légèrement, puis abattit une de ses lames verticalement.

Takuya leva la sienne pour parer, mais l’angle était mauvais.

L’impact le projeta contre un mur de pierre. Il sentit ses côtes vibrer, sa clavicule grincer. La douleur explosa dans son flanc gauche.

Il tomba. Une seconde.

Mais il ne lâcha pas la lame.

Il roula, se remit debout. Les jambes fléchies. L’œil encore accroché au moindre micro-mouvement de son adversaire.

Pas de place pour la douleur.

Pas de place pour la panique.

Seulement des calculs. Des automatismes.

Des réflexes affûtés jusqu’à l’obsession.

La mante fit un mouvement sec, une feinte. Il ne bougea pas. Il vit à la courbe de son centre qu’elle n’allait pas frapper. Il attendit. Juste ce qu’il fallait.

Elle revint de l’autre côté. Cette fois il esquiva d’un pas glissé, souple, enroulé. Sa lame remonta, grimaça contre une carapace.

Elle recula.

Et il sentit un frisson.

Elle devenait plus rapide.

— « Accélération des frappes : 11 % sur les dix dernières secondes. Augmentation anormale du tempo. Hypothèse : adaptation comportementale. »

Il respira, essuya son front d’un revers de manche.

Il avait de l’endurance. Il avait la volonté.

Mais cette créature était un puits de menace sans fond.

Et il… il avait une ligne. Une limite.

Elle frappa à nouveau.

Cette fois, il para trop tard. La lame glissa sur la sienne et le heurta à l’épaule. Il vacilla. Sa jambe plia.

Il planta un genou au sol.

Mais releva sa tête immédiatement.

Son regard était fixé. Froid. Présent.

Et la mante, elle, recula d’un pas, puis bondit dans une trajectoire plus directe encore.

Elle venait pour tuer.

Et Takuya, le genou encore dans la terre, la lame entre les doigts, attendait.

Il ne flancherait pas.

---

La terre semblait retenir sa propre gravité. Chaque centimètre de poussière restait suspendu, chaque vibration s’était tue. Takuya était à genoux, la jambe droite légèrement en avant, la main crispée autour de sa lame. Son flanc gauche pulsait, sa respiration sifflait. Mais il tenait encore.

Devant lui, la mante avait cessé de bouger.

Elle se contentait de le fixer. D’attendre.

Non pas comme un prédateur qui savoure sa victoire. Mais comme une entité qui constate. Qui mesure. Qui reconnaît que le combat touche à sa fin.

Et pourtant, Takuya ne tremblait pas.

Il n’avait pas la force de bondir. Ni même de feinter. Il n’avait plus de stratégie. Plus de réserves. Mais il avait encore la position. Et cela suffisait. Une dernière garde. Une dernière respiration.

CAINE ne disait presque plus rien. Elle n’énonçait plus que des données vitales, sobres, tranchantes.

— « Surcharge musculaire modérée. Dérive cognitive minimale.
Délai estimé avant perte de stabilité posturale : 24 secondes.
Aucun signal d’aide détecté. »

Il inspira.

Regarda droit devant.

La mante leva une patte.

Elle ne bondit pas. Elle leva. Lentement. Délibérément. Pour trancher. Pour clore.

Le bras de Takuya se tendit, non pas pour attaquer, mais pour rester levé. Il savait que le choc viendrait. Il espérait simplement que sa lame tienne encore un peu. Juste assez pour que la mort ne soit pas instantanée. Juste assez pour lui laisser le droit de mourir comme un combattant.

La lumière passa sur la lame de la mante, brillant comme un scalpel dans l’air.

Il ne détourna pas les yeux.

Il ne pensa à rien d’autre.

Le monde était cette courbe qui descendait.

Et alors…

Un bruit. Un cri.

Non pas un hurlement de bête.

Un cri humain.

Un impact.

Un souffle d’air violent. Un choc dans la terre.

Quelque chose percuta la mante sur le flanc.

Takuya bascula légèrement sous la décharge d’énergie, sentit la pression de la patte changer d’angle. La créature fut déstabilisée, glissa, pivota.

Un rugissement. Une lame heurta quelque chose de dur. Un bruit de chitine fendue.

Et puis… un silence plus lourd encore que tous les précédents.

Takuya ouvrit grand les yeux.

Une silhouette se tenait là.

Debout.

Massive.

Une arme dans la main.

Pas un mot. Pas un regard vers lui.

Mais Takuya reconnut.

C’était lui.

L’homme du village. Celui qui avait tué sans un mot, devant l’abri du vieux. Celui que tout le monde craignait, que personne n’avait jamais osé affronter.

Et il était là.

Entre lui et la mort.

La mante s’était reculée de quelques pas. Elle ne fuyait pas. Elle reprenait sa position. Recalculait.

Takuya, le souffle encore haché, planta la pointe de sa lame dans le sol, s’en servit pour se redresser. Il n’osait pas parler. Il n’osait pas rompre ce fragile équilibre.

L’homme leva légèrement son arme.

Takuya se plaça à côté de lui.

Ils ne se regardèrent pas.

Ils n’en avaient pas besoin.

La mante releva la tête.

Les deux hommes levèrent les bras.

Le combat allait recommencer.

Mais cette fois… ils étaient deux.

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