Chapitre 13 - Les flammes du seuil

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Le monde s'était figé, pétrifié entre deux battements de cœur.

Takuya, encore à genoux, la respiration rauque, sentait son pouls marteler ses tempes. Son bras tremblait légèrement sous le poids de sa lame, mais il la maintenait, pointée vers le sol, prête à remonter au moindre mouvement.

La patte de la mante religieuse s’était immobilisée à mi-course, comme suspendue dans l’air, comme si même elle hésitait. Son centre de gravité avait changé, désaxé, reculé. Elle grincait légèrement, une vibration à peine audible… jusqu’à ce qu’un bruit la remplace.

Un pas. Puis un autre.

Lourd. Assuré.

Quelqu’un s’avançait.

Et alors, entre la poussière encore en suspension et la chaleur qui collait à la peau, Takuya vit une silhouette se dresser. Large d’épaules, calme comme une falaise. Dos droit. Une lame à la main.

Varek.

Il ne l’avait pas reconnu tout de suite. Il ne portait plus la même arme que ce jour-là, celui où il avait décapité un autre homme dans la poussière, sans un mot, sans une émotion. Ce n’était plus une hache improvisée ou une lame brute. C’était une épée. Une vraie. Et pas une ordinaire.

La lame, d’un acier sombre, luisait faiblement sous les reflets cramoisis du soleil. Sur toute sa longueur couraient des motifs rouges, entremêlés, gravés à même le métal. Ils semblaient pulser, respirer. Comme si la chaleur y était vivante. Comme si du feu sommeillait à l’intérieur.

Takuya, toujours à genoux, en oublia de respirer une seconde. Il n’avait jamais vu une arme comme celle-là. Elle semblait trop parfaite pour appartenir à ce monde rugueux, trop précise pour ce village de survivants. Elle vibrait avec une autorité sourde. Et pourtant, elle était là, dans la main d’un homme aussi sale, rude et dangereux que le reste du monde.

Un cri s’éleva soudain derrière eux. Loin, dans l’une des cabanes à moitié détruites. Une voix d’homme, brisée entre la peur et l’incompréhension.

— « VAREK ! Qu’est-ce que tu fous, bordel ?! »

La silhouette ne se retourna pas.

Pas un muscle de son dos ne bougea. Pas un battement de cil. Il tenait toujours sa lame en main, le buste légèrement incliné, les jambes écartées, prêt à bondir.

Et puis, lentement, sans détourner les yeux de la mante, il parla.

— « Tu comptes encore rester à genoux ? Ou t’as fini de jouer au mort ? »

Takuya ferma les yeux un bref instant. Ce n’était pas une invitation. Ce n’était pas une aide. C’était une provocation. Mais étrangement, elle fit plus que tous les encouragements qu’il aurait pu recevoir.

Il se redressa.

Son corps protesta, mais il le força. Il planta sa lame de fortune dans la terre pour s’en servir comme appui, puis se remit debout. Raide. Tremblant. Mais debout.

Il se plaça à gauche de Varek.

Aucune parole ne fut échangée.

La mante n’avait pas bougé.

Elle les observait. Sa tête s’inclina légèrement. Comme si elle calculait à nouveau.

Et puis elle cria.

Un hurlement, strident, inhumain. Plus violent que tous les précédents. Le son vrilla l’air, fit vibrer les tympans, claqua contre les os.

Takuya grimaça. Il entendit CAINE dans son esprit :

— « Onde sonore de type prédateur. Fréquence de 8 000 Hz. Pic à 91 décibels. Risque de désorientation : modéré. Contre-indiqué : réponse sonore. »

Il ne répondit pas. Il n’avait pas besoin de le faire.

Varek, lui, n’avait même pas bougé.

Il s’était contenté de redresser légèrement sa lame, et son épée… brilla. Juste une seconde. Un éclat rouge, comme une braise qu’on ravive.

Et alors, la mante bougea.

Elle bondit. Massive. Un éclair vert.

Elle venait pour tuer.

Varek fit un pas en avant. Takuya se jeta dans son sillage.

Le combat reprenait.

Et cette fois, ils étaient deux.

---

Le choc fut immédiat.

Dès que la mante fondit sur eux, le sol se fissura sous ses pattes, et la pression de l’air vibra contre leurs torses comme une détonation contenue. Mais cette fois, elle ne rencontra pas le vide.

Varek s’élança, son arme traçant un arc de feu dans l’air. Le choc entre sa lame et la patte avant de la créature fut brutal, presque métallique, suivi d’un crépitement rauque : une gerbe de petites flammes jaillit à l’impact. La mante recula d’un bond. Elle n’avait pas prévu ce contact. Elle n’avait jamais été repoussée ainsi.

Takuya, à quelques pas, sentit la différence. Le rythme du combat avait changé. Il n’était plus dicté par la créature. Il était devenu une alternance. Un échange.

Pas encore un avantage, non. Mais un équilibre. Un fil tendu entre trois corps, deux lames… et une menace qui ne cédait rien.

Varek bougeait avec économie, ses pas ancrés, son centre de gravité bas. Ses attaques étaient précises, sobres, mais chaque impact était réel. Pas une feinte. Pas une caresse. Juste de l’efficacité. La chaleur qui s’échappait de son épée formait une traînée presque invisible à l’œil, mais Takuya la sentait dans l’air — une montée progressive de température, localisée autour de lui.

Takuya, lui, n’avait ni la puissance, ni l’arme magique. Sa lame artisanale vibrait de plus en plus fort à chaque choc. Il la sentait fragile. Mais il ne reculait pas. Il ne restait pas non plus en arrière.

Il suivait. Il s’adaptait.

CAINE murmura :

— « Analyse du binôme : couverture alternée. Avantage temporaire confirmé. »

La mante tourna la tête entre les deux adversaires. Elle hésita un instant, un fragment de seconde. Et elle choisit le plus faible.

Elle frappa Takuya.

Il vit venir le coup, mais trop tard pour l’éviter. Il leva sa lame à deux mains, la positionna verticalement. L’impact résonna dans son crâne. Ses jambes cédèrent un instant. Il roula, mais se releva aussitôt.

Une coupure fine traçait une ligne rouge sur sa joue. Sa respiration s’était accélérée. Mais il ne tomba pas.

Varek n’intervint pas. Il frappa la mante à son tour, dans le dos. Une fois. Deux. De la fumée s’échappa. La créature pivota avec violence, repoussa l’attaque, et tenta une contre-charge.

Takuya intercepta.

Il n’y avait pas de stratégie. Pas encore. Mais une coordination commençait à émerger.

Ils ne se parlaient pas. Ils n’avaient rien préparé. Mais leurs positions se répondaient.

Quand l’un reculait, l’autre avançait.

Quand la mante bondissait sur un flanc, l’autre attaquait dans l’angle mort.

Leurs styles étaient opposés : Varek, tranchant, explosif ; Takuya, réactif, instinctif.

Mais cela fonctionnait.

Et la mante le sentait.

Elle accéléra.

Ses attaques devinrent plus brutales, moins calculées. Elle tentait de briser l’équilibre. De reprendre le contrôle. Mais les deux hommes tenaient la ligne.

Takuya, malgré sa fatigue, sentait quelque chose d’autre.

Une poussée. Une élévation.

Comme si le simple fait de combattre aux côtés d’un adversaire plus fort le forçait à dépasser ses propres limites. Il n’avait plus besoin de CAINE pour chaque mouvement. Il anticipait. Il lisait la posture de la créature. Il n’était pas un fardeau.

Il était un rouage. Fragile, mais utile.

Une patte fendit l’air. Il l’esquiva d’un saut désaxé, glissa sous la créature, frappa au passage l’une des jointures de la patte arrière. La lame vibra. Pas assez pour percer, mais suffisant pour déséquilibrer.

Varek enchaîna aussitôt avec un coup vertical.

Le choc fut si fort qu’une flamme jaillit sur toute la longueur de la lame, laissant une brûlure noire sur la carapace de la mante. Elle recula en poussant un cri guttural.

CAINE dans l’esprit de Takuya :

— « Coordination non planifiée efficace. Distance maintenue. Énergie adverse : stable mais pression interne en augmentation. »

Takuya n’écoutait qu’à moitié.

Il respirait fort, mais encore régulièrement. Il n’était pas hors combat. Pas encore. Il avait trop encaissé, mais il se tenait toujours sur ses jambes.

Et plus encore : il faisait partie du combat.

---

Ils tenaient.

Depuis plusieurs minutes, l’échange entre les deux hommes et la mante religieuse s’était transformé en une danse brutale, rapide, presque irréelle. Des bonds, des chocs, des cris étouffés. Le sol était labouré, les cabanes éventrées, et la créature frappait de plus en plus fort.

Et pourtant, elle ne dominait plus.

Elle s’adaptait. Elle lisait. Mais elle ne gagnait pas.

Takuya, haletant, peau brûlante, muscles au bord de la rupture, tenait encore sa lame artisanale. Elle vibrait plus qu’elle ne tranchait. Chaque impact la rapprochait du point de rupture. Il le sentait dans sa paume. Dans son épaule.

Mais il ne reculait pas.

Pas un pas.

Varek, à côté, bougeait sans effort apparent. Sa lame, longue, légèrement incurvée, était vivante. Chaque frappe dessinait une brume rouge dans l’air. Un souffle chaud. Une présence en elle.

Et puis la voix de Varek claqua, sèche, sans détour :

— « C’est donc ça ton stade ? Soldat niveau initial ? Tu tiens à peine debout. »

Takuya ne répondit pas. Il ne comprenait pas ce qu’il voulait dire. Soldat ? Niveau ? De quoi parlait-il ? Il avait toujours vécu dans l’ignorance. Dans le flou. Il n’y avait jamais eu de système. Juste lui, et la survie.

Mais il n’avait pas le luxe de la confusion.

Il resserra sa prise. Fit pivoter sa lame. Se remit en position, même vacillante.

Varek n’insista pas. Il tourna à peine la tête. Juste assez pour qu’on sente le mépris. Et il reprit le combat.

Le gouffre entre eux devenait de plus en plus évident.

Varek ne luttait pas. Il se mouvait. Il glissait à travers les attaques. Sa lame tranchait l’air, les pattes, les angles, avec une précision chirurgicale. À chaque frappe, de petites flammes rouges s’échappaient de l’acier, comme si l’arme elle-même réagissait au danger.

CAINE souffla dans l’esprit de Takuya :

— « Source de chaleur anormale détectée. Température en surface : 674°C. Augmentation continue. »

Et la température montait.

Les motifs rouges sur la lame de Varek s’illuminaient, lentement, comme des veines incandescentes.

Takuya ne pouvait plus suivre. Il n’était pas en dehors du combat. Il résistait, il s’interposait, il coupait un angle, il esquivait. Mais il ne suivait plus le rythme. Il luttait pour ne pas tomber. Pour ne pas faire d’erreur. Pour ne pas laisser mourir Varek seul, même si Varek n’en avait sans doute rien à faire.

Et puis tout changea.

Varek se figea un instant.

Sa lame vibra. Une chaleur plus intense l’entoura.

Les gravures rouges le long du métal s’ouvrirent, révélant un noyau de lumière, comme si une forge entière s’était logée là.

CAINE :
— « Température excédant les 1000°C. Montée d’énergie condensée. Forme de charge magique. Danger potentiel élevé. »

Takuya voulut crier. Demander ce qu’il faisait.

Mais il n’eut pas le temps.

Varek bondit vers l’avant, planta ses pieds, leva la lame au-dessus de sa tête.

Et frappa l’air.

La lame ne toucha rien.

Mais une onde surgit. Un croissant de flamme pure, dense, large de deux mètres, s’élança depuis le point d’impact.

Le monde devint rouge.

L’air brûla. La terre s’ouvrit sous l’impact. Le croissant fusa droit vers la mante, la frappa de plein fouet. Une explosion jaillit, soulevant un nuage de feu et de cendres, comme si un météore avait touché le sol.

Takuya leva le bras pour se protéger.

La chaleur le frappa malgré la distance. Son corps recula d’un pas, puis deux. Il tituba.

Quand la lumière retomba, il ne vit plus rien.

La silhouette de la mante avait disparu dans la fumée.

Il crut… que c’était fini.

Son bras se relâcha. Sa lame descendit.

Ses jambes, tendues à l’extrême, cédèrent d’un cran.

Il posa un genou au sol. Non par faiblesse. Mais par relâchement.

Un soupir.

Et CAINE murmura :

— « Analyse de l’arme : structure métallique inconnue. Conducteur de chaleur magique. Origine : inconnue. Fonction : condensation d’énergie et décharge dirigée. Probabilité d’arme magique : élevée. Besoin d’analyse approfondie. »

Il ferma les yeux. Juste une seconde.

Mais cette seconde allait coûter cher.

---

Le silence s’installa comme un drap de plomb. L’explosion s’était dissipée en une colonne de flammes montante, suivie d’une onde de chaleur qui avait recouvert la clairière comme une marée invisible. Le sol continuait de fumer, les pierres vibrantes d’une chaleur résiduelle.

Takuya n’entendait plus rien.

Plus de pas. Plus de souffles. Juste le battement sourd de son cœur dans ses oreilles.

Devant lui, une traînée noire marquait le passage du croissant de feu. La végétation sur plusieurs mètres avait été réduite à un tapis de cendres. Même la roche semblait avoir fondu par endroits, striée de veines vitrifiées.

Takuya crut, pendant un instant suspendu, que c’était terminé.

La mante n’était plus visible.

Il la chercha des yeux dans la brume brûlante.

Rien.

Pas une patte. Pas une ombre. Pas une silhouette au-delà du rideau rouge et gris.

Ses muscles se relâchèrent.

Il laissa sa lame baisser lentement, comme si elle devenait soudain trop lourde pour ses bras. Sa respiration, haletante jusque-là, ralentit malgré lui. Son flanc blessé pulsa. Il posa un genou au sol. Pas par faiblesse. Par relâchement. Par instinct.

C’était fini.

CAINE murmura dans son esprit :

— « Analyse en cours de l’arme ennemie. Absence de données définitives sur l’intégrité de la cible. Source de chaleur résiduelle supérieure à 1000°C. Risque de persistance non exclu. »

Mais Takuya n’écoutait que d’une oreille. Il voulait croire à l’épuisement. Il voulait croire que cette scène, ce paysage calciné, était la preuve qu’ils avaient gagné.

Puis il sentit quelque chose.

Pas un son.

Un frisson. Une vibration. Dans la terre. Sous sa paume posée.

Il releva lentement la tête.

Et il la vit.

D’abord une ombre. Puis une forme.

La mante religieuse sortit du cœur des flammes.

Noircies. Fumante. Ses pattes craquaient sous l’effet de la chaleur. Sa carapace était fissurée par endroits, écaillée, mais elle bougeait encore.

Elle n’avait pas été tuée.

Elle avait été ralentie.

Et maintenant, elle était furieuse.

Elle poussa un cri.

Pas un hurlement comme les précédents. Ce cri-là était plus grave, plus long. Il descendait dans les entrailles. Il transperçait les nerfs. Un son de rage pure, déformée par la douleur.

CAINE hurla dans l’esprit de Takuya :

— « Signature sonore extrême. Fréquence destructrice. Niveau de menace : critique. L’adversaire a dépassé son seuil de régulation. »

Takuya se redressa en sursaut.

Son cœur bondit dans sa poitrine.

Et Varek parla, pour la première fois depuis l’attaque.

— « Il est pas mort, abruti. Bouge-toi. »

Il ne criait pas. Il énonçait.

Takuya bondit presque par réflexe. Sa jambe gauche vacilla, il se rétablit de justesse. Sa main tremblait, mais il serra la garde de sa lame. Il ne pouvait pas penser. Il ne devait pas. Il devait simplement se remettre en place.

Face à lui, Varek n’avait pas bougé.

Mais quelque chose avait changé.

Il respirait plus fort. Ses épaules, toujours droites, s’élevaient un peu plus vite. Et sa main droite, celle qui tenait l’arme… tremblait légèrement.

Pas de manière évidente. Mais perceptible.

CAINE le confirma.

— « Surchauffe musculaire détectée. Varek : activité énergétique en baisse. Endurance en perte de 18 %. Niveau de stabilité magique incertain. »

Takuya regarda la lame de Varek.

Les motifs rouges pulsaient encore… mais plus faiblement.

La chaleur s’était dispersée.

Et la mante chargea à nouveau.

Elle n’avait plus la précision d’avant.

Elle frappait avec une sauvagerie animale. Des mouvements désordonnés, larges, destructeurs. Elle ne testait plus. Elle ne calculait plus. Elle voulait détruire.

Takuya para un coup de patte. Le choc le fit glisser sur plusieurs mètres. Il roula, se remit debout.

Varek frappa en retour. Une gerbe d’étincelles s’échappa de sa lame. Mais cette fois, aucune flamme.

La magie s’était tue.

Il l’avait vidée.

Et la créature ne ralentissait pas.

Ils reculèrent ensemble, centimètre par centimètre.

Plus de feu. Plus d’avantage.

Seulement deux lames.

Et un monstre encore debout.

---

Le sol trembla sous l’impact d’un coup que Takuya évita de justesse. Un éclat de pierre lui frôla la joue, le griffant. Il fit une roulade maladroite, se réceptionna avec le flanc gauche, et se remit debout en un mouvement d’instinct, trop rapide pour être propre, trop tardif pour être sûr.

Devant lui, la mante se cabrait à nouveau, ses pattes dans une position prête à broyer. Varek, à droite, para une attaque, puis recula d’un pas. Juste un pas. Mais pour Takuya, ce petit mouvement était un avertissement.

Le rythme basculait. Ils allaient céder.

Il n’y avait plus de feu, plus d’avantage magique, plus de flamboyance. Il ne restait que la poussière, les jambes lourdes, les bras engourdis, les gorges sèches, les yeux écarquillés. Le combat était revenu à sa nature brute : survivre.

Et ça ne suffirait pas.

Takuya leva la tête, essuya le sang sur son front, et murmura dans son esprit :

— « CAINE… un plan. Maintenant. »

Silence. Puis la voix de l’IA résonna, calme, sans panique.

— « Élaboration stratégique en cours. Temps estimé : deux minutes. »

Takuya grimaça.

Deux minutes.

Deux minutes à tenir.

À survivre.

Il commença à compter.

Une.

Il sauta à gauche, esquiva un coup. Sa cheville glissa. Il se redressa.

Deux.

Varek para une frappe, mais son bras mit un dixième de seconde de trop à revenir. Une entaille fine apparut sur sa joue.

Trois.

CAINE murmura :

— « Maintenir la distance. Surcharge musculaire détectée sur partenaire. Coordination non synchronisée. »

Quatre.

Takuya planta un pied, repoussa une patte de justesse avec le plat de sa lame. Elle vibra. Une des fissures internes craqua un peu plus.

Cinq.

Il respirait fort. Il ne cherchait plus à attaquer. Il défendait. Il restait vivant.

Six.

Varek gronda. Pas un mot. Un grognement. Il repoussa un coup, riposta mollement. Il ne visait plus les articulations. Il cherchait à gagner du temps. Lui aussi.

Sept.

CAINE ajusta :

— « Prédiction de trajectoire modifiée. Angle droit prioritaire. »

Huit.

Takuya leva sa lame à l’instant exact où une patte fondait sur lui. Le choc fut amorti. Il recula de deux pas, mais resta debout.

Neuf.

Il ferma un œil. Le sang coulait dans l’autre. Il ne pouvait pas l’essuyer.

Dix.

Une onde de chaleur passa près de lui. Non pas de la magie. Juste l'air brûlant du corps de la mante.

Onze.

Varek fit un bond vers l’arrière. Takuya se glissa à sa place sans même y penser.

Douze.

Il para un coup qui n’était pas pour lui. Il encaissa. Son bras hurla. Mais il ne lâcha pas la garde.

Treize.

CAINE souffla :

— « Niveau de stabilité : critique. Taux de réactivité de l’ennemi toujours élevé. »

Quatorze. Quinze. Seize.

Les chiffres se brouillaient. Il ne savait plus s’il comptait juste. Il savait juste que s’il arrêtait, il mourrait.

Vingt.

Une patte le frappa à l’épaule. Il roula. Pas de fracture. Une brûlure. Il se releva.

Trente.

Varek reprit la place. Son épée sifflait encore. Mais plus aucune flamme.

Quarante.

Takuya para, sa lame fendit l’air. Elle se fissura encore.

Cinquante.

Il sentit une chaleur dans sa jambe. Une coupure. Mais il tint.

Soixante.

Une minute. Il n’en était qu’à la moitié.

CAINE :
— « 50 % de calculs tactiques terminés. Analyse des schémas de partenaire en cours. »

Il voulait crier. Mais il n’avait pas de souffle à perdre.

Il compta encore. Chaque mouvement. Chaque vibration.

Soixante-dix. Soixante-douze. Quatre-vingts. Quatre-vingt-dix.

Les battements de son cœur étaient des tambours de guerre.

Cent. Cent dix. Cent vingt.

Deux minutes.

Et alors CAINE parla.

— « Élaboration du plan terminée. Analyse complète du partenaire de combat.
Directives de synchronisation prêtes. »

Takuya, haletant, couvert de sueur, sourit.

Un rictus. Douleur, victoire, instinct.

Il leva sa lame.

Et se prépara à bouger.

---

La mante était toujours debout.

Et fumante.

Sa carapace craquait par endroits. Des lignes noircies parcouraient ses pattes avant. L’éclat vert lustré de son exosquelette avait laissé place à un ton mat, brûlé, terni par les flammes de Varek. Une patte arrière semblait légèrement désaxée, une autre laissait échapper un fluide translucide aux reflets violets. Mais elle se tenait encore. Plus basse. Plus compacte.

Et plus meurtrière que jamais.

Takuya haletait. Son bras droit tremblait sous le poids de sa lame de fortune. Sa tunique n’était plus qu’un tissu arraché, collé à sa peau par le sang, la sueur et la poussière. Une entaille lui zébrait la clavicule gauche, déjà partiellement coagulée. Ses jambes, couvertes de terre, répondaient encore — mais lentement. Chaque mouvement était une négociation. Un pari.

À sa droite, Varek ne parlait pas. Son torse était découvert jusqu’à la taille, sa tenue carbonisée sur tout le flanc gauche. Du sang avait coulé de son sourcil jusqu’à la mâchoire, qu’il n’avait même pas essuyé. Sa lame pendait à sa main, plus basse que tout à l’heure. Il ne brillait plus. Mais il brûlait encore. D’une autre façon.

Takuya inspira profondément.

— « CAINE… je suis prêt. »

Dans son esprit, la voix familière se manifesta, mais différente. Plus dense. Plus structurée.

— « Analyse complète du partenaire terminée. Séquences comportementales isolées. Élaboration du modèle de coordination… validée.
Transfert de données active.
Directives prêtes. »

Et alors il sentit l’interface s’ouvrir.

Pas une carte. Pas un plan.

Mais un flux.

Des flèches. Des points. Des ajustements.

Des ordres.

Non pas imposés. Suggérés. Glissés entre les pensées.

“Demi-pas gauche. Anticipe pivot. Intercepte patte latérale. Prépare relai.”

C’était un murmure constant. Mais pas envahissant.

Il s’y adapta. Comme on s’adapte à la pluie. Comme on accepte le vent sur la nuque.

Et il bougea.

La mante bondit.

CAINE :
— « Angle sud-ouest. Varek : rotation offensive dans 0,6s. Intercepter sur trajectoire 2. »

Takuya se déplaça sans y penser. Il s’inséra entre la patte et le corps de la mante, leva sa lame dans l’angle prescrit.

Le choc dévia la patte. Un espace s’ouvrit.

Et Varek frappa.

Sa lame heurta la jointure exposée. Un éclat de carapace vola.

Un râle sourd s’échappa de la bouche de la créature.

Elle recula.

Un pas.

Puis deux.

Takuya recula aussi. Se repositionna.

Il ne souriait pas. Il ne célébrait pas.

Il continuait.

À l’écart du combat, dans une allée en retrait entre deux abris à moitié effondrés, Nym et la fille observaient. Les yeux ronds. Le souffle court. Elle, penchée en avant, une main sur la bouche.

— « Il… il bouge comme s’ils se connaissaient depuis toujours, » souffla-t-elle.

— « Il copie Varek ? » murmura Nym.

Une voix rauque leur répondit, derrière eux.

— « Non. L’un apprend vite. L’autre… suit son instinct. »

Ils se retournèrent.

Le vieux. Ranh. Toujours voûté. Toujours silencieux.

Mais ses yeux étaient ouverts. Clairs. Fixés sur le centre du champ.

— « Et ensemble… ils deviennent plus que ce qu’ils étaient. »

Takuya suivait.

Pas Varek.

Pas la créature.

Il suivait le rythme.

CAINE adaptait les données en continu. Chaque mouvement de Varek était analysé, décomposé, répercuté dans le système. Chaque micro-expression de la mante était prédite, fléchée, notée.

Et Takuya, dans cette pluie d’informations, dansait.

Deuxième séquence.

La mante chargea par le centre. Varek para un coup.

CAINE :
— « Trajectoire de repli. Ouverture dans 1,2 secondes. Engage-toi. »

Takuya s’élança. Son flanc protesta. Il poussa quand même.

Il frappa en diagonale. Non pas pour tuer.

Pour exposer.

La patte se décala. Varek glissa dans l’ouverture. Sa lame entailla l’abdomen de la mante. Un cri. Une gerbe. Un recul violent.

Et Varek se tourna. Pour la première fois.

Il regarda Takuya.

Pas de mot.

Mais son œil s’était élargi. Moins méfiant. Moins dur.

Peut-être un soupçon de reconnaissance.

Peut-être pas.

Mais le regard existait.

CAINE murmura doucement.

— « Coordination stabilisée. Augmentation des probabilités de réussite.
Ligne d’attaque commune disponible. »

Takuya serra la lame.

Il n’était plus une victime.

Il n’était plus un bouclier.

Il était une lame.

Et ensemble, ils allaient couper le destin.

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