Chapitre 14 - Une lame pour demain
Ils ne parlaient plus.
Ils n’en avaient plus besoin.
Takuya, Varek, et CAINE se mouvaient comme les membres d’un même corps.
Une même volonté.
Une même pulsation.
Une même lame tranchante, à trois mains.
Le bruit des pattes de la mante contre le sol était désormais la seule constante au cœur du chaos. Les frappes étaient plus lourdes, plus hésitantes. Son cri, autrefois strident et insupportable, s’était fait rauque, plus bas, saturé de colère… et de douleur. Et pourtant, elle se battait toujours.
Fumante. Noire. Incandescente par endroits.
Ses pattes laissaient derrière elles des traînées de suie, sa carapace était zébrée de fissures comme des cicatrices de verre brisé. Une vapeur s’échappait de sa gueule, par à-coups, comme une bête essoufflée. Mais elle frappait encore.
Et ils répondaient.
Takuya n’avait jamais été aussi proche de ses limites. Chaque pas était un effort. Son bras droit, celui qui tenait la lame artisanale, était devenu lourd, tendu, ankylosé. Il sentait ses muscles se contracter un peu trop lentement, son souffle prendre un temps de retard à chaque impact. Sa vision, troublée par la sueur, la poussière, et le sang qui perlait de son front, lui donnait l’impression de flotter.
Mais il ne vacillait pas.
Parce que CAINE tenait avec lui.
Dans son esprit, les directives s’enchaînaient comme une partition invisible :
— « Anticipe sur droite.
Coup croisé imminent.
Varek : séquence descendante.
Laisse-le passer. Reprends à 4h. »
Et il comprenait.
Mieux encore : il ressentait.
Chaque fois que Varek frappait, CAINE calculait la résonance du choc dans l’espace, l’inclinaison du corps adverse, le flux de déplacement de la mante. Et Takuya s’insérait. Déviait une patte. Protégeait un flanc. Repoussait un contre. Ouvrait un angle.
Et Varek frappait à nouveau.
Sa lame n’émettait plus les croissants de feu d’autrefois. Mais à chaque impact, des gerbes de flammes s’échappaient des sillons rouges de son épée. Elles n’étaient plus un pouvoir offensif à part entière — mais une aura. Un halo. Une manifestation de force brute encore en vie.
Takuya bougeait dans cet éclat.
Et la scène était irréelle.
De loin, le vieux Ranh, debout, bras croisés contre le bord d’un mur éventré, ne quittait pas des yeux le cœur du champ. Autour de lui, des silhouettes silencieuses. Des hommes, des femmes, et des enfants que le fracas avait tirés de leurs cachettes.
Ils ne clamaient pas. Ils n’encourageaient pas.
Ils regardaient. Hypnotisés.
— « C’est presque fini, » murmura le vieux. Sa voix portait, malgré son calme.
Nym, debout aux côtés de Kaïla, fronça les sourcils.
— « Tu crois qu’ils vont… gagner ? »
Kaïla ne disait rien. Ses yeux étaient grands ouverts, ses mains crispées sur le tissu déchiré de sa robe.
Ranh sourit faiblement.
— « Ne loupez rien, les enfants. Ce que vous voyez là… c’est une danse qu’on n’avait jamais vue ici. C’est peut-être la seule qu’on verra jamais. »
Il ajouta, presque pour lui-même :
— « La lueur qu’on n’attendait plus… elle est là. »
Takuya fit un pas latéral. CAINE prévoyait une frappe plongeante. Il glissa à l’intérieur du mouvement, leva sa lame en biais. La patte de la mante s’écarta d’un demi-mètre. Varek bondit. Sa lame s’abattit.
Un éclat de chitine vola. Un fluide violet explosa brièvement dans l’air.
Le cri de la mante déchira le ciel.
Mais elle ne tomba pas.
Elle se tourna. Frappa. Frappe large, horizontale, visant les deux à la fois.
CAINE :
— « Recule. Pivot gauche. Contourne. Ne bloque pas. »
Takuya esquiva. Varek recula d’un pas. Le souffle du coup passa entre eux.
Et Takuya repartit. Il avait déjà repositionné ses appuis. Il feinta une attaque à la gorge, détourna un membre avant. Varek surgit par l’autre côté, planta sa lame dans l’une des articulations. Une gerbe de flammes. Un choc.
La mante hurla.
Mais encore, elle resta debout.
Le sol était noirci. Craquelé.
Le combat avait duré.
Il avait trop duré.
Mais aucun d’eux ne reculait.
CAINE :
— « Coordination stabilisée. Dégâts cumulatifs sur la cible : sévères.
Probabilité de rupture complète de l’exosquelette : 19 %. »
Takuya grimaça. Ce n’était pas assez.
Mais ils continuaient.
Leur respiration formait un rythme. Une pulsation.
Leurs frappes s’enchaînaient.
Une roulade. Une esquive. Une lame qui claque.
Un saut. Une torsion. Un cri de douleur.
Et à cet instant, Takuya comprit.
Il n’était plus en train de survivre.
Il n’était plus en train de tenir.
Il était en train de vaincre.
Peut-être pas seul.
Mais avec eux.
Avec Varek.
Avec CAINE.
Et avec ce feu qu’il sentait grandir en lui.
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Le vent s’était levé.
Léger, mais constant. Il balayait les cendres au sol, emportant par moments un pan de tissu calciné, ou une feuille détachée des rares arbres autour du village. Il passait entre les ruines, sifflant doucement comme pour respecter le silence sacré qui régnait dans les rues désertes.
Tous les regards étaient tournés vers le même point.
Vers ce cercle noirci, ce théâtre de poussière et de sang où les deux combattants tournaient autour d’un monstre encore fumant. Leurs ombres, déformées par les lueurs rougeoyantes des flammes résiduelles, dansaient contre les murs.
Parmi les observateurs, dans l’ombre d’un pan de mur écroulé, le vieux Ranh était immobile. Son dos légèrement voûté, ses bras croisés sous la cape élimée qui lui tenait lieu de manteau, il ne clignait presque pas des yeux.
À ses côtés, Nym serrait la pierre anguleuse sur laquelle il était assis, les phalanges blanchies. Il suivait les échanges comme on suit la surface d’un torrent en furie : avec admiration et peur mêlées.
Juste derrière lui, Kaïla. La fille aux yeux larges, au visage durci par l’adversité, mais aux lèvres entrouvertes dans un souffle muet.
Elle ne parlait pas.
Mais ses yeux brillaient.
— « Ils vont gagner ? » murmura Nym. C’était plus une question au vent qu’une interrogation posée.
Ranh ne répondit pas tout de suite.
Il tourna lentement la tête. Observa le jeune garçon. Puis la fille. Puis reporta son regard vers le champ de bataille.
Takuya venait d’esquiver un coup. Varek enchaînait avec une frappe basse, qui fit jaillir une gerbe de feu sur l’une des pattes de la mante. Le cri de la créature parvint jusqu’à eux, étouffé, mais encore chargé d’une haine pure.
— « Tu poses la mauvaise question, » répondit Ranh, finalement. Sa voix était comme toujours : grave, lente, chargée d’un calme étrange.
Nym fronça les sourcils, mais ne répondit pas.
— « Ce que t’es en train de regarder, là… ce n’est pas un combat à mort. Pas vraiment. » Il fit une pause, puis ajouta :
— « C’est un basculement. Un “avant-après”. »
Kaïla murmura, à peine audible :
— « Ils sont beaux… à leur manière. »
Ranh acquiesça, à peine.
— « Ce qu’ils font, on l’a jamais vu ici. Pas de notre vivant. Ni même dans les histoires de ceux d’avant. »
Autour d’eux, d’autres villageois approchaient. Pas bruyamment. Comme poussés par un instinct primaire, une fascination irrépressible. Ils se glissaient entre les décombres, les tentes effondrées, les bords des habitations calcinées.
Ils regardaient.
Et pour la première fois depuis longtemps… ils ne détournaient pas les yeux.
Certains portaient encore les marques de blessures anciennes, des bandages sales, des visages creusés. Mais ils étaient là. Immobiles. Le souffle suspendu.
Et le vieux ajouta, presque pour lui-même :
— « Ce qu’il y a là-bas, c’est peut-être pas la victoire. C’est pas sûr. Mais c’est une possibilité. »
Kaïla tourna les yeux vers lui.
— « Une possibilité ? »
Il la regarda longuement, puis sourit. Un sourire doux, fatigué, mais sincère.
— « Oui. Une que ce monde n’offre plus depuis longtemps. Une autre voie. Un autre chemin. Quelque chose qu’on croyait impossible. »
Il se redressa un peu. L’air grave.
— « La lueur qu’on n’attendait plus… elle est là. »
Et il désigna du menton les deux silhouettes en mouvement, encerclées de braises, d’eau, de poussière et de cris.
Sur le champ, la danse continuait.
Mais quelque chose changeait.
Takuya, concentré, le sentait aussi : le regard.
Ce n’était plus un combat privé.
C’était devenu un feu qui se reflétait dans d’autres yeux.
Et il n’avait plus le droit de tomber.
Pas encore.
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CAINE parla dans l’esprit de Takuya d’un ton qu’il n’avait jamais entendu auparavant : net, rapide, et plus grave que d’habitude.
— « Phase finale du plan enclenchée. Fenêtre de synchronisation optimale dans trois secondes. Préparez-vous. »
Takuya sentit un frisson le traverser. Il était couvert de sueur, de poussière et de sang séché. Son bras ne répondait presque plus. Mais il se mit en mouvement. Parce qu’il le devait. Parce qu’il était temps.
La mante avançait. Chancelaient légèrement. Sa patte avant gauche traînait par moments, ses mouvements étaient désorganisés, spasmodiques… mais elle ne tombait pas. Elle poussait toujours, mue par une volonté brute, déformée, furieuse.
Takuya tourna la tête vers Varek.
— « Enflamme-la. Maintenant. »
Sa voix était rauque, hachée, arrachée de ses poumons comme un cri de fin de course. Mais elle porta.
Varek ne répondit pas tout de suite. Son épée pendait à sa main comme un poids mort. Il saignait à la tempe, à l'épaule, à la hanche. Ses vêtements n’étaient plus que des lambeaux fumants. Et pourtant, ses yeux… ses yeux brûlaient encore.
— « Tu crois que c’est aussi simple ?! » gronda-t-il, sans même le regarder.
Il tituba d’un pas. Puis deux.
Takuya serra les dents. Il ne cria pas une deuxième fois.
Varek ferma les yeux. Respira. Puis il leva son épée.
Lentement.
Très lentement.
Et les veines de feu le long de la lame s’illuminèrent à nouveau.
Un rouge profond. Dense. Non plus une flamme vive, mais un brasier contenu, concentré, menaçant.
Il leva son bras en arrière, tendit tout son corps, serra la mâchoire. Une onde de chaleur se propagea dans l’air. Le sol vibra sous ses pieds.
Et il frappa.
Un arc de feu jaillit de la lame.
Mais ce n’était pas une onde comme les précédentes.
C’était un jet concentré, un flux de flammes tournoyantes qui enveloppa la mante religieuse dans un torrent incandescent.
Elle hurla. Instantanément.
Le feu s’enroula autour de ses pattes, grimpa le long de son dos, entra dans les fissures de sa carapace comme un venin brûlant. Son cri vrilla l’air, fit trembler les vitres restantes, fit reculer les villageois dans un réflexe instinctif.
Mais ce n’était pas fini.
Takuya était déjà en train de canaliser son mana.
Il avait commencé avant même que Varek ne frappe.
Il rassemblait tout ce qu’il avait.
Ses bras tremblaient. Son souffle s’accélérait.
CAINE analysait en arrière-plan, donnant des chiffres qu’il ignorait presque :
— « Sphère de condensation aqueuse en expansion. Volume estimé : 4,1 unités sphériques standards. Température ambiante instable. Contrôle : 51 %. »
Takuya ne répondit pas.
Il leva les deux mains au-dessus de sa tête.
Et une sphère d’eau gigantesque flottait au-dessus de lui. Gonflée, agitée, lumineuse par l’éclat des flammes en contrebas. Des gouttelettes en tombaient déjà. Elle vibrait. Il sentait qu’il ne pourrait pas la tenir plus longtemps.
Alors il la laissa tomber.
Elle chuta droit sur la mante.
Le choc thermique fut immédiat.
Une explosion de vapeur.
Un souffle blanc recouvrit tout le champ. Une onde de choc humide, brûlante et glacée à la fois, fit siffler les tympans. Le hurlement de la mante s’éleva comme un cri d’outre-tombe, déformé par la pression, la douleur, l’agonie.
La créature se tordit sur place. Les flammes s’éteignaient sous l’eau, mais la vapeur qui s’en dégageait semblait la faire cuire vivante.
Takuya recula, titubant.
Il tomba à genoux.
Ses bras étaient vides. Il avait tout donné.
De loin, les villageois observaient.
Même les plus craintifs, même ceux qui n’avaient pas osé approcher jusque-là, s’étaient levés.
Et lorsque la vapeur s’éleva dans un pan de lumière, masquant toute la scène pendant un instant…
Un silence total s’installa.
Puis… des fissures.
Un craquement.
Et la silhouette de la mante apparut à travers le brouillard.
Figée.
La carapace fendue.
Les pattes ancrées dans le sol.
Les ailes disloquées.
Et elle ne bougeait plus.
Le cri de joie du village fut unanime.
Pas un cri. Une clameur.
Certains tombèrent à genoux. D’autres s’embrassèrent. On cria le nom de Varek. Celui de Takuya. Des gens pleuraient. D’autres riaient. Un enfant se mit à courir, avant d’être stoppé par une main adulte.
Kaïla éclata en sanglots.
Ranh hocha lentement la tête. Un fin sourire au coin des lèvres.
— « Voilà, » murmura-t-il.
Mais sur le champ de bataille… Takuya et Varek ne souriaient pas encore.
Ils se relâchèrent.
Oui.
Ils tombèrent presque assis, l’un à côté de l’autre, haletants.
Mais leurs yeux… restèrent ouverts.
Et dans les yeux de Takuya, il n’y avait pas encore de victoire.
Seulement la fatigue.
Et un soupçon de méfiance.
Car il savait…
Ce monde n’en avait pas fini avec lui.
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Ils ne sentaient plus leur propre souffle.
Takuya tomba à genoux, son corps se relâchant d’un coup comme une corde trop tendue depuis trop longtemps. Sa lame, si longtemps agrippée à ses doigts blanchis, glissa entre ses paumes ouvertes pour retomber mollement dans la poussière, sans bruit.
Il ferma les yeux.
Il n’y avait plus rien.
Juste le silence intérieur qui s’installe quand tout est enfin terminé.
À ses côtés, Varek s’était laissé tomber en arrière, assis, le torse penché en avant, les coudes posés sur ses genoux. Ses épaules, larges et marquées de brûlures, s’élevaient à chaque inspiration laborieuse. Sa main droite pendait mollement. L’épée, toujours tenue, touchait à peine le sol.
Il n’avait pas parlé depuis le choc final. Il ne parlait jamais sans nécessité. Et là, il n’y avait rien à dire.
Le champ de bataille, noircit par la fumée et les flammes, ressemblait à un cimetière de verre, un terrain calciné par quelque fléau ancien. La mante gisait, à plusieurs mètres d’eux, toujours debout sur ses pattes, mais figée, comme figée dans la mort. De sa carapace, couverte de fissures, s’échappaient encore des volutes de vapeur. Son corps n’avait plus rien de vivant.
Ou du moins, c’est ce qu’ils croyaient.
Du côté du village, l’explosion de joie avait été immédiate.
Un hurlement. Puis un autre. Et une clameur s’était répandue comme une traînée de feu dans la foule. Ceux qui étaient restés cachés sortirent. Ceux qui étaient à genoux se relevèrent. On cria les noms, des mots, des larmes.
Des enfants sautèrent sur place, sans comprendre vraiment pourquoi. Des vieillards tombèrent dans les bras de leurs voisins. Les hommes se frappaient les épaules. Les femmes s’agrippaient les unes aux autres.
Pour la première fois depuis des années, peut-être depuis toujours…
Ils criaient de soulagement.
Nym bondit en avant, les yeux pleins d’eau, le souffle tremblant.
— « Takuya ! Il a… ! Ils ont… ! »
Mais une main sèche le retint.
— « Pas encore, » souffla Ranh.
Kaïla s’arrêta à côté de lui, le regard tendu.
— « C’est fini… non ? »
Le vieux ne répondit pas. Il fixait le champ, immobile. Son regard ne quittait pas la silhouette effondrée de Takuya, ni la masse silencieuse de la mante.
— « Regarde bien, » dit-il enfin. « Regarde jusqu’au bout. »
Sur le champ, CAINE parla pour la première fois depuis la chute :
— « Menace neutralisée. Niveaux d’alerte désactivés. Séquence post-combat enclenchée. Analyse en cours. »
Takuya laissa tomber sa tête en avant.
Il n’avait plus d’énergie. Plus de peur non plus.
Il y avait un silence dans sa tête qu’il n’avait jamais connu. Pas le vide… la paix.
Le vent soufflait doucement.
Les braises se refroidissaient.
Tout était enfin… calme.
Mais ce calme avait une saveur étrange. Trop douce. Trop facile.
Et alors, il l’entendit.
Pas un cri.
Un grondement.
Sourd. Lointain. Comme un écho mal digéré par la terre elle-même.
Il rouvrit les yeux.
CAINE ne dit rien. Pas tout de suite.
Mais le sol vibra. À peine.
Et dans la brume épaisse de vapeur, une lumière rouge apparut.
Faible.
Puis plus vive.
Un éclat, comme un cœur qui se rallume.
Takuya leva la tête, lentement.
Ses muscles protestèrent.
Son cœur, lui, battit plus fort.
La silhouette de la mante, pourtant immobile, se redressa d’un millimètre. Son corps craqua. Une lueur rouge s’étendit sous sa carapace fissurée, comme une énergie nouvelle, ancienne, dangereuse.
CAINE déclencha une alerte, plus urgente que toutes les précédentes :
— « Signature énergétique instable.
Éveil d’urgence détecté.
Aura hostile en phase d’expansion. »
Takuya se força à se lever.
Varek, à côté, ouvrit un œil.
Le calme… venait de s’effondrer.
La mort… n’était pas encore tombée.
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Le temps se déchira.
Il n’y eut ni tremblement de terre, ni cri. Juste une vibration, comme une faille invisible dans l’air. Quelque chose changea. Quelque chose que les yeux ne pouvaient pas expliquer, mais que le corps ressentit d’instinct.
Takuya sut.
Il sut avant même que la silhouette ne bouge.
La vapeur, encore épaisse, se teinta d’un rouge malsain, comme si une braise monstrueuse venait de s’allumer dans les entrailles du champ de bataille. Des lueurs pulsatiles s’échappaient de la carapace fissurée de la mante religieuse, comme des veines incandescentes montant à la surface.
Et elle hurla.
Pas un cri de douleur.
Un cri de résurrection.
Le hurlement fit frissonner la terre elle-même. Une onde sonore frappa les tympans de tous les vivants autour. Certains villageois tombèrent à genoux. Les enfants se bouchèrent les oreilles. Même CAINE, dans l’esprit de Takuya, grésilla une demi-seconde.
— « Nouvelle fréquence de menace.
Niveau : absolu.
Signature énergétique en mutation violente. »
Mais Takuya n’écoutait plus.
Il voyait.
La mante fonçait.
Ses pattes, partiellement brisées, frappaient encore le sol comme des piques de fer. Sa trajectoire était irrégulière, imprécise… mais rapide. Bien trop rapide. Une vitesse qu’elle n’avait jamais atteinte jusqu’ici.
Et elle venait droit sur lui.
Takuya, les jambes encore affaissées par la chute précédente, n’eut pas le temps d’anticiper.
Pas d’esquive.
Pas de garde.
Pas de cri.
Juste un mouvement flou, comme une ombre surgissant entre lui et la mort.
Et Varek s’interposa.
Son corps vola littéralement au devant de la trajectoire.
Il n’y eut pas de pose héroïque.
Pas de déclaration.
Juste un impact.
Un bruit sourd, organique.
La patte de la mante transperça Varek de part en part, de l’abdomen au dos, ressortant dans un gerbe rouge noir.
Il ne hurla pas.
Il ne s’effondra pas.
Il resta là, cloué sur la lame de chitine, la tête penchée en avant, les bras relâchés.
Du sang coula de sa bouche, de ses flancs, de ses doigts.
Takuya, encore figé, le regarda avec une stupeur absolue.
Varek leva les yeux vers lui.
Et dans ce regard…
Il n’y avait pas de peur.
Il n’y avait pas de haine.
Seulement… quelque chose de calme.
Puis, avec un effort surhumain, Varek leva son bras encore libre. Il fit glisser l’épée qu’il tenait jusque-là. Elle tomba. Glissa au sol. Rampa presque jusqu’aux pieds de Takuya.
Et alors il parla.
Une seule phrase.
— « Attrape-la. Maintenant. »
Puis il tomba.
Son corps glissa le long de la patte de la mante, qui le rejeta d’un mouvement sec comme un chiffon vide.
Il s’écroula dans la poussière, dans le sang.
Silence.
Le cœur de Takuya battait comme un tambour de guerre. Il n’avait pas bougé. Il regardait encore le corps de Varek. L’homme le plus fort qu’il ait jamais vu. Celui qui s’était dressé face à la peur, à la douleur, à la mort.
Et qui avait choisi… de tomber pour lui.
— « Takuya, » appela CAINE, sa voix étrangement douce.
— « Arme détectée. Signature identifiée : lame de Varek. Accès tactique autorisé.
Transfert de synchronisation. Activation partielle. »
Takuya bougea.
Pas par décision.
Par instinct.
Il se pencha, saisit la lame encore chaude.
Sa main la reconnut.
Elle était plus lourde que son arme de fortune.
Mais elle était… vivante.
Une chaleur parcourut son bras. Pas douloureuse. Une pulsation. Comme une mémoire qui le traversait.
CAINE confirma :
— « Lame en phase de transmission. Stabilisation énergétique en cours. Utilisation possible : immédiate. »
Il se redressa.
La mante, encore rougie, encore bouillante, replia sa patte, prête à frapper à nouveau.
Et Takuya…
Se tint debout.
Dans le silence.
La lame de Varek à la main.
Derrière lui, le vieux Ranh ferma lentement les yeux.
— « Voilà… » murmura-t-il.
— « Le passage est fait. »
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La lame vibrait dans sa main.
Elle n’avait pas encore tranché. Elle respirait. Elle vivait. Elle brûlait doucement dans ses doigts, une chaleur contenue, différente du feu de Varek. Plus profonde. Plus ancienne.
Takuya n’avait pas de pensée claire. Tout était flou, rapide, distordu. Le sang battait dans ses tempes comme un tambour. Son souffle était irrégulier. Sa vision dansait entre larmes, vapeur et lumière.
Mais il était debout.
La silhouette monstrueuse face à lui s’apprêtait à bondir. La mante rougeoyante, craquelée, difforme, animée par une dernière poussée de rage, se ramassait sur ses pattes, prêtes à frapper.
Il ne bougea pas.
Pas encore.
Dans sa tête, CAINE parla. Plus précise que jamais. Plus calme encore qu’à l’habitude.
— « Analyse en temps réel enclenchée.
Zone de vulnérabilité identifiée.
Trajectoire de décapitation viable.
Angle d’impact : 33,8°.
Vitesse minimale requise : 87 %.
Point de contact : jonction cervicale droite. »
Il inspira.
Un pas.
Et il s’élança.
Le monde bascula en silence.
La mante bondit à ce moment exact. Mais son mouvement était trop large, trop brutal, déséquilibré par la douleur. Takuya, centré, ancré, guidé par la voix dans sa tête et le feu dans ses bras, se glissa sous le bras fendu de la bête, pivotant sur son flanc blessé, poussant sur sa jambe encore stable.
Et il frappa.
La lame s’éleva dans un arc parfait, précis, tranchant.
Il ne cria pas.
Il ne pensa pas.
Il frappa.
Le métal de Varek, chargé d’une dernière mémoire, s’enfonça dans la jonction brisée de la nuque de la mante. Un bruit sourd. Un éclat. Une onde de choc. La lame passa, trancha, traversa la chair dure, le cartilage fendu, les fibres brûlées, et ressortit de l’autre côté dans une gerbe noire et fumante.
Le corps de la mante trembla.
Un spasme parcourut l’ensemble de sa carcasse. Elle recula d’un demi-pas.
Puis, lentement… sa tête roula sur le côté.
Et tomba.
Le reste de son corps, déjà disloqué, perdit toute cohésion et s’effondra.
Un fracas. Un nuage de cendres.
Puis… plus rien.
Takuya restait debout.
Sa main tenait toujours l’épée.
Mais son corps… réagissait différemment.
Il sentit une chaleur monter depuis ses pieds.
Une onde.
Comme si quelque chose entrait en lui.
Une pression. Une force.
Un poids… non, une énergie.
Elle se glissa sous sa peau, dans ses veines, dans ses os.
CAINE hurla dans son esprit :
— « Transfert énergétique en cours ! Valeur inconnue ! Fluctuation élevée ! Réaction corporelle immédiate ! »
Et alors…
Un frisson le traversa.
Puissant. Brutal.
Il gronda. Ses dents se serrèrent. Ses muscles se contractèrent tous à la fois, comme une onde de choc interne. Il recula d’un pas, puis deux, tomba à genoux…
Et l’explosion eut lieu.
Une onde de choc invisible jaillit de son corps.
Pas une explosion visuelle. Pas une flamme. Pas un flash.
Mais l’air se comprima en un instant autour de lui, et un souffle circulaire balaya toute la zone, sur plus de 500 mètres.
Les villageois reculèrent, certains projetés au sol. Les flammes restantes furent éteintes. Les braises soufflées. La vapeur chassée. Le champ devint une bulle de silence absolu.
Takuya haletait.
Il ne comprenait pas.
Mais il sentait. Quelque chose en lui… avait changé.
CAINE parlait toujours :
— « Transfert complet.
Signature énergétique stabilisée.
Paramètres vitaux en hausse.
Capacité d’adaptation corporelle détectée.
Enregistrement… en cours. »
Mais il ne l’écoutait plus.
Il regardait devant lui.
La tête de la mante gisait à ses pieds.
Son corps fumait encore.
Et derrière lui…
Le village.
Silencieux.
Chaque homme, chaque femme, chaque enfant… regardait.
Fixait ce survivant debout au milieu d’un champ noirci.
Un garçon devenu porteur de feu.
Un scientifique devenu lame.
Takuya leva la tête.
Il ne sourit pas.
Il ne pleura pas.
Il souffla.
Et l’air… était différent.
---
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