Chapitre 15 - L'après-silence

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Il n’entendit pas le choc de la tête de la mante lorsqu’elle toucha le sol.

Il ne vit pas l’aura rouge se dissiper.

Il ne sentit même pas la lame de Varek, encore chaude dans sa main, tomber dans la poussière comme une étoile filante à bout de course.

Son corps céda d’un bloc, sans préavis.

Ses jambes se replièrent sous lui. Ses bras retombèrent, vidés de toute force, et sa conscience sombra dans une obscurité tiède, douce, presque accueillante. Ce n’était pas la mort. Ce n’était même pas la fatigue. C’était l’épuisement d’un homme qui avait tout donné, jusqu’à la dernière cellule.

Takuya s’effondra.

Le monde, lui, était figé.

Une demi-seconde plus tôt, l’onde de choc s’était répandue depuis son corps comme une vague invisible, frappant l’air, le sol, les sens. Une pression avait traversé la plaine, inversé le vent, fait reculer les animaux tapis aux lisières de la jungle.

Puis le silence.

Et à travers ce silence… un homme s’était écroulé.

Le village ne réagit pas tout de suite.

Ils regardaient. Tous. Encore sous l’effet de cette puissance inconnue, de cette lumière sans flamme, de ce souffle sans feu. Ils regardaient le garçon debout au cœur d’un champ dévasté… avant qu’il ne tombe.

Et alors, sans un mot… ils bougèrent.

Ce ne fut pas une ruée.

Pas un élan désordonné.

Mais un mouvement collectif, fluide, presque naturel.

Les premiers à courir furent deux adultes — l’un portait un large bandage autour du torse, l’autre avait une jambe mal remise. Ils atteignirent le corps de Takuya avec une prudence extrême, comme si le toucher pouvait réveiller quelque chose de dangereux.

Puis un troisième les rejoignit.

Un quatrième.

Kaïla et Nym, à distance, observaient, immobiles. Le vieux Ranh, bras croisés, hocha lentement la tête. Il n’avança pas. Il n’avait pas besoin.

Deux bras se glissèrent sous les épaules de Takuya.

Deux autres sous ses genoux.

Ils le soulevèrent avec un soin qu’on aurait réservé à un enfant blessé… ou à un roi endormi.

Ils le portèrent.

Et à leur passage, chaque villageois encore debout fit le même geste :

Poing sur la poitrine.

Inclinaison de la tête.

Aucun cri. Aucune exclamation.

Juste le silence.

Et ce signe universel, né dans un village sans loi, sans hiérarchie, sans armée.

Un geste venu du fond des temps.

Un salut aux héros.

Ils ne le portèrent pas vers la place centrale. Ni vers un abri quelconque.

Ils le ramenèrent à son abri à lui.

Celui qu’il avait occupé depuis son arrivée.

Celui qu’il avait défendu. Protégé. Transformé en quelque chose de plus.

Le feu n’y brûlait plus. Le sol y était encore poussiéreux, les murs de pierre bruts. Mais on y déposa Takuya comme on dépose une promesse.

Ils ne prononcèrent toujours pas un mot.

L’un d’eux posa une peau grossière sur lui, pour couvrir son torse blessé.

Un autre déposa à ses côtés un morceau de bois poli — un simple geste.

Et un troisième, avant de partir, murmura sans le regarder :

— « Tu peux dormir. On veille, maintenant. »

La porte fut refermée.

Et le silence… reprit sa place.

Dehors, la nuit approchait.

Mais personne ne pensait à dormir.

Car dans ce village perdu entre la jungle et le désespoir, pour la première fois…

ils avaient vu quelqu’un se lever.

Et tomber pour eux.

Et cela changeait tout.

---

À l’aube, le village était déjà éveillé.

Le ciel était teinté de gris et d’orange, comme s’il hésitait entre la fin de l’orage et la promesse du jour. La vapeur stagnait encore entre les ruines, et l’odeur âcre du combat imprégnait l’air, mêlée à celle plus douce du bois humide.

Là où le corps de la mante religieuse avait été réduit à l’inaction, la terre avait noirci, brûlée jusqu’au fond des racines. Des fissures s’étaient formées, témoignant de la violence du dernier affrontement. Le champ de bataille était devenu un sanctuaire temporaire : un endroit où la terre et le silence se souvenaient.

Mais c’était ailleurs que l’attention du village s’était déplacée ce matin-là.

Au centre de la place, là où se dressait jadis une structure effondrée, un cercle de pierres avait été dressé. Au milieu, un corps avait été lavé, couvert d’un tissu de lin grossier, attaché aux poignets et aux chevilles. Les gestes avaient été exécutés avec soin. Pas d’ornement. Pas de décor. Seulement l’essentiel. Ce que les vivants doivent aux morts : la dignité.

Varek.

Allongé, les mains croisées sur le ventre, son visage avait été nettoyé, ses paupières fermées. Son expression, même dans la mort, conservait une certaine sévérité. Mais pour la première fois, cette sévérité ne semblait pas menaçante. Elle était paisible.

Autour de lui, le village s’était rassemblé. Tous.

Hommes, femmes, enfants. Les anciens, les artisans, les éclaireurs et même les silencieux, ceux qui vivaient en marge. Personne n’était resté à l’écart. Ils étaient venus, sans être appelés. Par devoir, par respect… ou peut-être simplement par reconnaissance.

Aucune larme. Aucun cri.

Ils s’étaient rassemblés sans bruit, comme l’eau coule vers le creux naturel. Une gravité invisible les avait réunis là.

Il n’y avait pas de prêtres dans le village. Pas de chants rituels. Pas de textes sacrés.

Juste une mémoire collective.

Et un silence qui disait tout ce que les mots auraient trahi.

Kaïla fut la première à s’avancer. Elle tenait dans sa main un petit objet rond : un morceau de bois, gravé d’un symbole à peine discernable. C’était un pendentif, cassé il y a longtemps, que Varek avait gardé malgré tout. Elle le connaissait. Elle l’avait vu un jour, pendu à son cou. Peut-être un souvenir. Un talisman. Peut-être rien.

Elle se pencha, le déposa sur la poitrine de l’homme allongé, puis recula d’un pas, sans baisser les yeux. Son visage restait dur. Figé. Mais ses mains tremblaient.

Nym s’approcha à son tour. Il ne disait rien. Il serrait dans sa main une fine branche qu’il avait taillée toute la nuit, à l’aide d’une pierre aiguisée. Une imitation d’arme, maladroite, disproportionnée. Mais dans cette branche, il y avait toute la sincérité d’un enfant. Il la planta dans la terre, juste à côté de Varek, droite, fière, comme un symbole silencieux.

Les autres suivirent.

Certains apportèrent une fleur. D’autres un simple caillou, ou une poignée de terre. Chacun à leur manière déposait quelque chose, non pas pour embellir la tombe… mais pour dire : « Nous étions là. Et nous savons. »

Personne ne prononça son nom. Personne ne raconta son histoire.

Car tous savaient qu’ils n’avaient connu que l’ombre d’un homme. Et que ce n’est qu’au moment de sa mort qu’ils avaient vu sa lumière.

Takuya n’était pas là.

On aurait pu croire à une absence. Une erreur. Mais personne ne le pensa. Tous savaient qu’il reposait encore. Qu’il récupérait d’un combat qu’ils n’auraient même pas pu envisager. Il n’avait pas à être là. Il avait déjà donné plus que ce que l’on attend d’un homme.

Le vieux Ranh restait à l’écart. Debout, le regard fixe sur le corps sans vie de son ancien élève. Il n’avait pas bougé depuis une heure. Il ne disait rien. Mais ses poings, derrière son dos, étaient serrés si fort que ses jointures blanchissaient.

Quand la lumière du matin toucha le sommet du cercle de pierres, ils levèrent le corps.

Six hommes. Choisis sans mot.

Et ils quittèrent la place, en file lente, vers la périphérie du village, là où l’herbe poussait encore, là où les morts reposaient depuis les premiers temps.

La marche dura une dizaine de minutes. Pas de tambour. Pas de chant. Seulement le bruit de leurs pas sur le sol sec.

La fosse avait été préparée la veille. Loin du tumulte. À l’ombre d’un arbre tordu.

Ils y déposèrent Varek sans bruit.

Le vieux Ranh fut le seul à s’approcher.

Il se pencha lentement, et murmura :

— « Tu étais tombé si bas. Et pourtant, tu t’es relevé plus haut que tous. »

Puis il fit un signe de tête.

Les pelletées commencèrent. Une à une. Le son de la terre retombant sur le linceul fut la seule musique de cette cérémonie. Les enfants regardaient, graves. Les anciens fermaient les yeux.

Quand la fosse fut comblée, personne ne demanda de discours. Personne ne resta pour pleurer.

Ils avaient dit leur adieu avec leur silence.

Et c’était suffisant.

Le vieux Ranh resta encore un moment. Seul.

Puis il murmura, à mi-voix, comme à l’attention de la terre elle-même :

— « Tu as terminé ton combat, Varek. Il prend la suite maintenant. »

Il tourna les talons, et rejoignit le reste du village.

Et le vent, à nouveau, souffla entre les pierres.

---

Le soir tombait lentement sur Crochebois.

La chaleur du jour s’était dissipée, laissant une brise plus douce glisser entre les pierres et les toiles du village. L’air était lourd d’odeurs de terre, de bois brûlé, de vie qui reprenait son souffle après l’orage. Dans l’abri, Takuya était couché, enveloppé dans une couverture simple, le torse bandé, la peau couverte de bleus et de coupures cicatrisantes.

Il ne dormait pas. Il ne parlait pas non plus.

Son regard fixé sur le plafond rugueux, il écoutait le silence. Le vrai. Celui d’après. Celui qui vient lorsque la mort est passée, que les cris se sont tus, que l’on se demande : et maintenant ?

La porte de l’abri grinça doucement. Une silhouette familière se glissa à l’intérieur. Le vieux.

Ranh.

Il ne dit rien en entrant. Il ne frappa pas. Il n’attendit pas d’être invité. Il posa son bâton contre le mur, s’assit sur un rondin usé à quelques pas de Takuya et resta là, les mains croisées, la tête légèrement baissée.

Ils restèrent ainsi plusieurs minutes. Takuya aurait pu parler. Il avait mille questions. Mais il attendit.

C’est Ranh qui brisa le silence.

— « Je pense que tu as beaucoup de choses à me demander… mais avant ça, laisse-moi te dire merci. »

Sa voix était posée, plus rauque qu’à l’accoutumée. Fatiguée, mais claire.

— « Pendant un instant… j’ai retrouvé le Varek que j’ai connu. Mon élève. Mon erreur aussi. Et tu sais quoi ? Il est mort de la façon la plus noble qui soit. Et c’est grâce à toi. »

Takuya ne répondit pas tout de suite. Il hocha la tête, doucement, presque imperceptiblement.

— « Je ne l’ai jamais compris. Pas jusqu’à la fin. Et je crois que lui non plus. Mais… il t’a vu. Il a vu quelque chose en toi. Et moi aussi. »

Le silence retomba un instant.

Puis Takuya ouvrit la bouche, la voix encore brisée par les efforts passés :

— « Quand il s’est battu… il a dit quelque chose sur mon niveau. Soldat de niveau un. Qu’est-ce que ça veut dire ? »

Ranh sourit légèrement, comme s’il attendait cette question.

— « Ah. Tu y arrives enfin. »

Il se redressa légèrement.

— « Le monde… ou ce qu’il en reste… évalue la force d’un individu en “rangs”. C’est une vieille tradition. Et elle a ses raisons. Elle n’est pas parfaite, mais elle dit assez pour comprendre qui est devant toi. »

Il leva un doigt pour accompagner ses mots.

— « Les plus faibles commencent au rang des soldats. Dix niveaux : du premier au dixième. Chaque niveau est divisé en quatre stades : initial, confirmé, avancé et maîtrise. »

— « Après les soldats viennent les guerriers. Même structure. Même division. »

— « Et ensuite… il y a d’autres rangs. Des sphères que je n’ai jamais approchées. Des existences qui ne vivent plus comme nous. Qui ne pensent plus comme nous. Mais elles existent. »

Takuya fronça les sourcils.

— « Et je suis… soldat de niveau un, stade initial ? »

Ranh acquiesça.

— « Oui. Tu viens d’émerger. Tu as franchi le seuil. Et tu as survécu à ta première vraie ascension. »

Takuya se redressa un peu, soutenu par le mur derrière lui.

— « Et cette… énergie ? Celle que j’ai absorbée à la mort de la mante religieuse ? Qu’est-ce que c’était ? »

Le vieux hocha lentement la tête.

— « L’énergie spirituelle. Elle est partout autour de nous. Invisible, mais réelle. C’est elle qui nourrit ce monde. La terre, l’eau, l’air. Et les créatures qui y vivent. »

— « Certaines bêtes, avec le temps, évoluent. Elles deviennent plus fortes. Leur corps change. Et elles accumulent cette énergie en elles. »

Il posa une main sur son propre torse.

— « Et toi… tu l’absorbes. Tu ne la laisses pas fuir. Tu la retiens. Tu la transformes. Ton corps la renforce. Et une partie de cette force devient ce qu’on appelle le mana. »

— « Mana… » répéta Takuya.

— « Un carburant. Une essence. Ce que Varek manipulait, par exemple, quand il faisait brûler sa lame. »

Takuya baissa les yeux.

— « Et plus j’en absorbe… »

— « …plus ton corps se renforce. Ta longévité augmente. Ton esprit se stabilise. Tu deviens… autre chose. »

Le silence retomba.

Puis Takuya leva à nouveau les yeux vers lui.

— « J’ai fait le tour du village. On est cernés. Par la jungle. Il n’y a rien d’autre. »

Ranh soupira.

— « Non. Et tu sais pourquoi ? »

Il regarda Takuya droit dans les yeux.

— « Tu es sur un monde abandonné. Une prison naturelle. Ce n’était pas censé être ainsi. Ce monde… il était beau. Riche. Vivant. »

— « Mais avant même ma naissance, des êtres venus d’ailleurs ont commencé à le piller. Ils ne volaient pas notre or, ni nos pierres. Ils prenaient notre force. Notre énergie. Notre lumière. »

Il désigna la terre du bout du pied.

— « Et à chaque génération, la surface a rétréci. La jungle a tout repris. Ce qu’il reste aujourd’hui… c’est une poche. Un refuge. Une coquille vide. »

Takuya écoutait en silence.

— « Et pourtant… tu es là. Tu n’étais pas censé y être. Mais tu y es. Et tu nous as montré quelque chose qu’on croyait perdu. Une autre façon de vivre. De se battre. D’exister. »

Il se leva.

— « Varek l’a vu. Moi aussi. Et maintenant, je te le dis franchement : je place mes espoirs en toi. »

Il prit son bâton.

— « Tu n’as pas demandé à porter ça. Mais tu l’as pris. Et tu l’as mérité. »

Il s’arrêta à la porte. Se retourna une dernière fois.

— « Repose-toi. Ce que tu as fait n’est qu’un début. »

Et il sortit.

Takuya resta seul. Le souffle encore court. Mais son regard… n’était plus le même.

Le silence dans l’abri était devenu compagnon.

Takuya était resté immobile un long moment après le départ du vieux. Non pas par fatigue, cette fois. Mais parce qu’il réfléchissait. Les mots du vieil homme tournaient dans sa tête, se mêlant à ses propres souvenirs, ses ressentis, et ce qu’il savait être en train de changer en lui.

Il leva les yeux vers le plafond de pierre brute, son souffle lent et contrôlé.

— « J’étais un scientifique… » murmura-t-il à voix basse.

C’était la première fois qu’il le disait à haute voix depuis son arrivée.

— « Ce monde a fait de moi un combattant. »

Il le dit sans fierté. Sans regret. Simplement comme un constat. Il le sentait. Dans ses mains. Dans ses réflexes. Dans sa façon de respirer.

Ce n’était plus seulement une question de survie. C’était devenu une transformation lente, mais irréversible.

— « CAINE, analyse mon évolution depuis l’arrivée… en te basant sur les données de ce monde. »

L’IA ne tarda pas à répondre.

— « Évaluation locale : approximative. Selon mes relevés internes, votre niveau actuel ne correspond pas à “soldat de niveau 1 – stade initial”. Vous êtes désormais classé “soldat de niveau 1 – stade confirmé.” »

Takuya haussa un sourcil.

— « Le vieux s’est trompé ? »

— « Il se base sur une observation externe. Ma lecture est plus précise. Votre affinité énergétique, vos réactions corporelles et vos pics d’endurance ont dépassé les seuils initiaux. »

Takuya soupira.

Ce n’était pas une surprise. Mais l’entendre posément confirmait ce qu’il ressentait depuis le combat. Il n’était plus le même.

Il serra doucement le poing gauche. Il ne tremblait plus. Son équilibre était meilleur. Il le sentait dans la façon dont son corps reposait sur la couche.

— « D’après ce que le vieux m’a dit, il y a des ennemis bien plus dangereux. »

— « Affirmatif. Le système de classification implique des adversaires potentiellement dix à cent fois plus puissants. Recommandation : lancer plan de sauvegarde stratégique. Préparation de protocoles tactiques, ajustements biologiques, prévisions défensives. »

— « Durée estimée ? »

— « Deux semaines minimum. »

Takuya hocha la tête.

Il allait répondre, lorsqu’il aperçut un détail à côté du siège que le vieux avait occupé quelques heures plus tôt.

Un objet sombre. Rectangulaire. Poussiéreux.

Un livre.

Il plissa les yeux. Se redressa lentement, très lentement, grimaçant sous l’effort. Ses muscles protestèrent, mais il força son corps à bouger. Il s’approcha, glissant un pied à la fois, jusqu’à atteindre l’objet.

Il le saisit. Pesant. Ancien. Le cuir qui recouvrait la couverture était craquelé, mais encore solide.

Il ouvrit la première page.

Certains caractères lui étaient lisibles — des fragments proches de la langue du village. Mais d’autres semblaient faits d’arabesques, de courbes et de lignes inconnues.

— « CAINE. Tu peux lire ça ? »

— « Scan en cours. Traduction automatique partielle possible. »

Quelques secondes passèrent.

— « Titre identifié : Maître des barrières. Langue hybride, pré-convergence. Lecture complète impossible sans décodage avancé. »

— « Tu peux le faire ? »

— « Traduction possible. Temps estimé : un mois. Dois-je lancer la tentative ? »

Takuya fixa le titre une dernière fois.

— « Lance-la. »

— « Scan et processus enclenchés. »

Il ferma le livre lentement. Le reposa sur ses genoux.

Et resta là. Le regard fixe. La respiration posée.

Le silence avait changé de nature. Il n’était plus vide. Il était… chargé.

Le soir s'était définitivement couché sur Crochebois.

À travers l'ouverture étroite de l'abri, le ciel se couvrait d'étoiles dispersées, isolées dans un voile d'encre. L'air s'était rafraîchi, et un silence étrange planait au-dessus du village. Pas celui de la peur ou de la tension… mais un silence d'attente, de transition, d'après-bataille.

Takuya, encore éveillé, retourna s'allonger lentement sur sa couche de fortune. Ses muscles protestaient, ses articulations tiraient, mais son esprit, lui, ne demandait aucun repos. Son regard errait dans l'ombre au plafond. Là-haut, il ne voyait qu’un motif de fissures brutes… mais en dedans, il revoyait tout.

La jungle. L’arrivée. Les baies toxiques. La mante religieuse. La peur. Varek.

Et cette lame brûlante qu’il avait tenue à la fin.

Il avait frôlé la mort. Plusieurs fois. Trop de fois pour pouvoir les compter encore. Il ne se souvenait plus du nombre de fois où il avait cru que tout allait s’arrêter là. Mais chaque fois, son corps s'était relevé. Et chaque fois, quelque chose en lui avait changé.

Il souffla longuement, sans bruit.

— « Je ne suis pas Varek… » murmura-t-il, les yeux toujours vers le plafond.

Non. Il n’était pas ce guerrier brut, formé pour tuer, survivre, porter une rage silencieuse. Et pourtant, il avait combattu. Il avait tué. Il avait survécu.

— « Je suis un scientifique… et un combattant. »

Il avait beau chercher à l’intérieur de lui, il ne pouvait nier l’un ou l’autre. La logique, l’analyse, l’observation faisaient partie de lui depuis toujours. Mais ce monde lui avait imposé autre chose. Il avait dû apprendre à frapper, à esquiver, à sentir la mort avant qu’elle ne tombe.

— « Si je veux survivre ici… je vais devoir être les deux. »

Il ferma les yeux, inspira doucement. Puis, dans un souffle, parla :

— « CAINE. Peux-tu me dire s’il est possible de fabriquer des appareils de chimie rudimentaire dans ce monde ? »

L’IA répondit aussitôt, comme toujours.

— « Conditions de fabrication d’outils d’analyse : partiellement favorables. Disponibilité naturelle de verre (silice), terre réfractaire pour fours rudimentaires, métaux simples présents dans certaines zones de la jungle. Conception possible de tubes, récipients, alambics de fortune, filtres, balances, cuves. »

— « Et pour les réactifs de base ? »

— « Dépendra de l’analyse locale des plantes, roches et liquides. Données actuellement insuffisantes. »

Takuya hocha lentement la tête. C’était faisable. Lentement. Mais faisable.

Il se redressa légèrement sur le coude.

— « La jungle… regorge de plantes, de fruits, de champignons. On a vu leurs effets. Hallucinogènes, sédatifs, énergisants… Je veux créer une base de données. Tout répertorier. »

— « Objectif enregistré. Base Botanique sauvage locale créée. Ajout de modules de classement, propriété biochimique estimée, compatibilité avec échantillons futurs. »

Il eut un faible sourire. Enfin, une mission qui ressemblait à celle qu’il aurait pu avoir dans son ancienne vie.

Mais ses pensées ne restèrent pas là.

Son regard dériva vers la porte fermée de l’abri.

Le village.

Il n’avait pas oublié les visages. Ni leurs silences. Ni leurs gestes. Leurs poings sur leurs torses. Leur absence de mot… mais pas d’attention. Depuis la mort de Varek, il avait compris une chose : qu’il le veuille ou non, il était devenu un centre.

Un point de référence.

Leur défenseur.

Leur repère.

Et cela n’était pas un rôle. C’était une responsabilité.

Il se passa une main sur le front, lentement.

— « Je suis le plus fort ici… »

Pas une fierté. Un fait.

Et cela voulait dire qu’il devait agir.

— « Je vais reprendre ce que j’avais commencé. »

Il parlait tout haut, pour s’ancrer dans sa décision. Il visualisait déjà les prochaines étapes.

— « On va agrandir les champs. Il nous faut plus de nourriture, plus de stockage, plus de régularité. Et je vais réorganiser le travail. »

Il se redressa un peu plus, malgré la douleur.

— « Ceux qui veulent rester passifs… non. Ça ne marchera pas. »

Il inspira profondément.

— « Il y aura deux voies. Ceux qui veulent participer à l’agriculture, à la construction, à l’aménagement… ils auront leur place. Mais ceux qui veulent apprendre à se battre… à défendre ce village… eux aussi auront leur place. »

— « Je ne peux pas être le seul à porter ça. »

Sa voix avait pris un ton ferme. Posé. Décidé.

CAINE ne répondit pas. Mais elle n’en avait pas besoin. Elle enregistrait tout. Chaque mot, chaque idée, chaque ordre.

Takuya s’allongea de nouveau, le souffle plus calme.

Et dans l’obscurité de son abri, il resta là, les yeux ouverts, la tête pleine, le cœur lourd.

Mais son esprit… clair.

Le matin se leva sans bruit.

Pas de cris. Pas de marteaux. Pas même le chant d’un oiseau. Le village entier semblait suspendu dans cette lumière pâle et froide de l’aube, où le monde retient son souffle avant de se remettre à tourner. L’humidité de la nuit s’accrochait encore aux toits en toile et aux pierres grises, et la jungle, en bordure, gardait ses secrets sous la brume.

Dans l’abri, Takuya était éveillé depuis longtemps.

Il avait senti l’approche du jour sans le voir. Son corps encore douloureux, mais stabilisé, réagissait différemment maintenant. Il n’était pas guéri. Mais il était prêt. Ou plutôt… prêt à bouger. Prêt à sortir.

Il s’était levé lentement, sans précipitation. Il avait nettoyé ses bras, réajusté ses vêtements, enroulé une bande de tissu autour de ses côtes encore sensibles. Il ne savait pas exactement ce qu’il allait faire, ni comment il allait le dire. Mais il savait que le moment était venu de sortir.

De parler.

Il s’approcha de la porte. La lumière filtrait par les interstices de bois. Une lumière douce, pas encore écrasante. Il inspira profondément.

Et ouvrit.

Le battant grinça, et la brise du matin le frappa doucement. Pas de cris. Pas de mouvement. Mais deux silhouettes l’attendaient.

Kaïla. Et Nym.

Ils étaient là, debout tous les deux, à quelques pas de la porte. Ni trop proches, ni trop loin. Kaïla, droite, les bras croisés, le regard dur mais clair. Nym, le visage plus tendu, comme s’il cherchait les bons mots depuis des heures.

Takuya sortit entièrement. Il ne dit rien tout de suite. Il les regarda. Puis détourna les yeux vers la place du village, encore vide.

— « Ils t’attendent, » dit simplement Nym.

Sa voix n’était ni joyeuse ni triste. Juste… directe.

Kaïla ajouta, après un moment :

— « Pas pour savoir ce que tu veux qu’ils fassent. Mais pour savoir ce que tu vas faire. »

Takuya acquiesça. Il comprenait. Ce n’était pas un appel à l’autorité. C’était un appel à la clarté.

Un bâton frappa trois fois la pierre, doucement.

Le vieux Ranh s’approcha, comme tiré du néant. Il n’avait pas besoin de lever la voix pour exister. Sa présence suffisait.

— « Je leur ai dit d’attendre. Pas pour te juger. Ni pour te suivre. Mais parce qu’ils veulent t’écouter. »

Il s’arrêta à côté de lui.

— « Il est temps. Ce que tu as en tête. Ce que tu portes. Ce que tu veux faire de ce village. Dis-le. Même si c’est imparfait. »

Takuya resta encore un instant immobile. Il regarda ses mains. Leurs cicatrices. Leur force nouvelle. Puis leva les yeux vers le ciel, pâle et haut, sans nuages.

— « Je suis prêt, » dit-il.

Il avança.

Ses pas étaient lents, mais sûrs. Il passa entre Kaïla et Nym. Ni d’eux ne le retint. Il descendit les quelques marches de pierre qui menaient vers la place centrale.

Et là, il les vit.

Les gens.

Ils s’étaient rassemblés. Pas en rang. Pas en ordre militaire. Mais en un demi-cercle fluide, comme une vague immobile. Ils n’avaient pas crié. Pas appelé. Mais ils étaient venus. Tous. Même ceux qu’il ne connaissait pas encore. Même ceux qu’il pensait indifférents.

Ils attendaient.

Takuya s’arrêta à quelques mètres d’eux. Il vit des visages tendus. D’autres fatigués. Quelques enfants, cachés derrière les jambes de leurs parents. Des hommes qui n’avaient jamais parlé. Des femmes qui n’avaient jamais approché la place. Tous là.

Il inspira. Lentement. Expira.

Et il ouvrit la bouche.

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