Chapitre 16 - Ceux qui choisissent
Il se tenait là, face à eux.
Droit. Silencieux. Fatigué, mais debout. Les épaules encore douloureuses, les jambes raides, les doigts engourdis par la mémoire du combat. Mais ses yeux, eux, étaient clairs. Vifs. Vivants.
Devant lui, rassemblés sans bruit, les habitants de Crochebois formaient un demi-cercle inégal, posé sur la place principale. Certains étaient debout, d’autres assis sur des pierres ou des caisses. Ils n’étaient pas venus pour réclamer. Ni pour défier. Ils étaient venus… pour écouter.
Le vieux était là, assis au premier rang, son bâton posé à côté de lui. Kaïla et Nym se tenaient juste à côté. D’autres visages, moins familiers, apparaissaient derrière, les regards tendus, curieux, parfois méfiants, parfois vides.
Takuya inspira lentement.
Ce n’était pas un discours qu’il avait préparé. Il ne savait pas s’il allait trouver les mots justes. Mais il savait une chose : ce silence-là devait être brisé. Il ne pouvait pas rester dans l’ombre alors que tous les regards s’étaient tournés vers lui.
Il fit un pas en avant. Le bois craqua sous son pied.
Puis il parla.
— « Je n’ai pas de réponse parfaite. »
La voix était claire, mais posée. Pas un cri. Pas une déclaration. Juste une présence.
— « Je ne viens pas vous donner des ordres. Mais je viens vous dire ce que je vais faire… et ce que j’attends de vous. »
Quelques regards s’échangèrent. Mais personne ne détourna les yeux.
— « Ce monde… vous le connaissez. Il ne fait pas de cadeaux. Il n’attend personne. Et il ne pardonne pas l’inaction. »
Il laissa un silence, pour laisser aux mots la place de se déposer.
— « J’ai survécu. Et j’ai combattu. Seul, d’abord. Puis avec vous, indirectement. Et je me suis juré une chose : je ne recommencerai pas ça seul. »
Il planta son regard dans ceux qui l’écoutaient.
— « À partir de maintenant… ce village ne fonctionnera plus comme avant. Les jours d’indifférence, de neutralité… sont terminés. Ceux qui ne veulent rien faire… devront partir ou choisir. »
Un murmure remua dans la foule, mais personne ne parla.
— « Deux chemins s’ouvrent. Deux rôles. Le premier : participer à la culture, à la construction, à l’entretien du village. Le second : apprendre à se battre. À défendre. À devenir des remparts. »
Il marqua un temps, puis ajouta :
— « Certains d’entre vous viendront avec moi explorer la jungle. C’est dangereux, je ne vous mentirai pas. Mais c’est nécessaire. Nous devons comprendre ce monde, connaître les créatures, les ressources, les menaces. C’est vital pour notre survie. »
Il se redressa, plus droit encore.
— « Et pour cela, nous allons devoir construire. Des outils, des équipements, des réserves. J’aurai besoin de bras, d’idées, de volonté. »
Il ferma les yeux un instant, puis rouvrit doucement, appelant intérieurement :
— « CAINE, est-ce que tu peux analyser ce qui se trouve sous le sol du village ? »
La réponse fut immédiate.
— « Affirmatif. Analyse sous-terraine en cours… présence détectée : source d’eau souterraine – direction sud-est, profondeur approximative : douze mètres. »
Takuya leva le bras et désigna du doigt un point au sol, légèrement décalé derrière la place centrale.
— « Là. C’est notre première mission. Nous allons creuser. Il y a de l’eau, là-dessous. Une source. On va la faire remonter. »
Les regards se tournèrent. Personne ne parla. Certains semblèrent confus. D’autres sceptiques. Mais aucun n’osa protester.
Le poids de ses mots. De son regard. Et peut-être… de leur besoin d’y croire. Cela suffisait.
— « Ce que nous allons construire ici… ce n’est pas un miracle. C’est un point de départ. »
Il marqua une pause.
— « Et si on s’y tient… alors peut-être qu’on verra apparaître quelque chose. Quelque chose de fragile, de petit, mais de vrai. »
Il abaissa lentement son bras.
— « Les éclats d’un lendemain. »
Le silence qui suivit la déclaration de Takuya fut plus pesant que le tonnerre.
Pas un mot. Pas un souffle. Même les insectes qui rôdaient habituellement aux abords du village semblaient suspendus dans l’attente. Les regards se tournaient les uns vers les autres, mais aucun ne trouvait l’ancrage nécessaire pour bouger. C’était comme si, pour la première fois, les habitants de Crochebois avaient compris qu’il n’y aurait pas de retour arrière. Que le monde qu’ils avaient toléré jusqu’ici, dans l’ombre et l’inertie, venait de changer.
Takuya balaya l’assemblée du regard. Il ne cherchait pas à les convaincre. Pas à les forcer. Mais il savait que des mots manquants laissaient place à la confusion, et que l’ambiguïté pouvait être mortelle, ici plus qu’ailleurs.
Il s’avança d’un pas.
— « Je vais être clair, » dit-il. Sa voix n’avait pas changé. Elle était calme, posée, mais chaque syllabe tombait comme une lame bien affûtée.
— « Ceux qui ne choisiront pas d’ici demain… devront quitter le village. »
Un frémissement, cette fois. Presque un sursaut collectif. Un homme fronça les sourcils. Une femme se tourna vers ses enfants. Mais toujours, aucun ne parla.
— « Ce n’est pas une punition. C’est un fait. Nous ne pouvons plus nous permettre de nourrir, d’abriter, de protéger ceux qui refusent d’aider. Plus maintenant. Ce monde vous l’a prouvé. »
Le silence fut plus lourd encore. Mais dans ce vide, quelque chose naquit. Une tension nouvelle. Pas de peur… mais d’engagement. De responsabilité.
Takuya recula d’un pas et resta immobile.
C’est alors que Nym bougea.
Il ne dit rien. Il se leva, le visage crispé mais résolu. Il jeta un bref regard à Kaïla, puis marcha vers Takuya et s’arrêta à quelques pas derrière lui. Pas dans l’ombre, mais dans l’alignement. Une déclaration silencieuse : il avait choisi.
Un moment passa.
Puis une adolescente aux cheveux courts et aux bras noueux s’avança à son tour. Elle n’avait jamais parlé à Takuya. Il n’en connaissait même pas le nom. Mais elle se posta à côté de Nym, le dos droit.
Un jeune homme suivit. Puis un autre.
Et, lentement, le groupe de défense commença à se dessiner.
Pendant ce temps, Takuya désigna un espace dégagé à sa droite.
— « Ceux qui veulent aider à reconstruire, à cultiver, à fabriquer… allez là. On vous expliquera les priorités demain. »
Il savait ce qui allait se passer. Et il ne se trompa pas.
La majorité des mouvements se dirigea de ce côté-là. Des hommes, des femmes, plus âgés, plus prudents, ou simplement plus attachés au sol qu’à la lame. Ils n’étaient pas moins utiles. Ils étaient même essentiels.
Takuya les observa, sans jugement. Au contraire.
Ils ont choisi de construire. Et sans eux, rien ne tiendra.
C’était un bon début.
Il nota mentalement : le groupe des producteurs serait plus grand. Et c’était une bonne chose. Le village n’avait aucune chance de survie sans ressources, sans toits solides, sans cultures fiables. Les défenseurs étaient cruciaux. Mais les bâtisseurs l’étaient tout autant, sinon plus.
Il reporta ensuite son attention sur ceux qui n’avaient pas bougé.
Une dizaine de personnes. Jeunes pour la plupart. Indécis. Figés.
Il ne les regarda pas longtemps. Il n’en avait pas besoin. Il avait dit ce qu’il avait à dire.
— « Demain, à l’aube, on commence. »
Il tourna légèrement la tête, sans élever la voix.
— « Et demain soir… ceux qui n’auront pas choisi ne feront plus partie de cette communauté. »
Puis il recula, laissa les groupes se former, les choix se cristalliser, les regards se croiser, les voix s’échanger doucement entre ceux qui se demandaient déjà ce qu’ils allaient construire, ce qu’ils allaient apprendre, ce qu’ils allaient devenir.
Et dans le regard de certains… une lueur.
Petite. Fragile.
Mais bien réelle.
L’éclat d’un lendemain.
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L’aube montait lentement sur Crochebois.
La lumière, encore timide, glissait entre les interstices des toiles tendues, caressait les pierres humides, réveillait les visages marqués par les choix de la veille. Le village respirait plus lentement, plus profondément. Il n’y avait pas encore de cris, pas de coups de marteau ni de métal. Juste cette tension légère, cette attente suspendue… l’avant de quelque chose.
Takuya se tenait debout sur la place, les bras croisés, le regard calme. Il avait dormi peu, mais profondément. Son corps protestait encore, mais son esprit était clair. Il avait fait ses choix. Aujourd’hui, les autres allaient poser les premiers pas dans ce qu’il avait initié.
Il repéra les premiers arrivants. Nym, naturellement, en tête. Puis l’adolescente, suivie de quelques jeunes hommes. Les membres du groupe de défense s’étaient levés tôt. Mais ce matin, Takuya avait décidé de ne pas les encadrer lui-même.
Il s’approcha du vieux Ranh, qui s’était installé comme à son habitude à l’ombre d’un muret.
— « Je vais me concentrer sur le groupe de production aujourd’hui. »
Le vieux leva les yeux vers lui, sans surprise.
— « Et tu veux que je m’occupe des autres. »
Takuya hocha simplement la tête.
— « Ils ont besoin de discipline. Tu sais faire ça mieux que moi. »
Ranh haussa un sourcil, puis fit un signe de tête.
— « Très bien. Ils apprendront à se tenir debout avant de vouloir frapper. »
Sans un mot de plus, il se leva, saisit son bâton, et s’éloigna vers les apprentis défenseurs. Takuya le regarda s’éloigner un instant, puis tourna les talons.
Le groupe de production s’était rassemblé. Une bonne quinzaine de personnes. Hommes et femmes, jeunes et moins jeunes, certains aux traits fermés, d’autres encore hésitants. Tous l’attendaient.
Il s’arrêta devant eux.
— « Avant de répartir les tâches, j’ai besoin de savoir : est-ce que certains parmi vous ont déjà des compétences ? Quelque chose qu’ils savent faire, ou qu’ils faisaient avant ? »
Un instant de flottement. Puis un homme s’avança.
Grand, le visage buriné par le soleil, les épaules larges, les mains calleuses. Sa voix était grave, posée.
— « Je m’appelle Brann. Certains bâtiments de ce village, je les ai construits. Avec mes outils, avec mes mains. J’ai jamais dirigé personne, mais… je sais comment on élève un mur qui tient debout. »
Takuya l’observa une seconde, puis hocha lentement la tête.
— « À partir d’aujourd’hui, tu es responsable de la construction. Tu restes avec moi après cette réunion. »
Brann acquiesça sans un mot et recula d’un pas.
Un autre homme s’avança.
Plus mince. Plus jeune. Des gestes nerveux, mais une assurance dans la voix.
— « Je m’appelle Lioran. J’étais un voleur. C’est la vérité. Je volais dans les marchés, dans les sacs, dans les abris. J’avais les mains rapides. Mais je sais aussi réparer ce que je casse. Et j’ai toujours su bricoler. Fabriquer des pièges. Des outils simples. Je suis plus doué pour créer que pour piller maintenant. »
Takuya ne sourcilla pas.
— « Bien. Tu seras responsable de l’artisanat. Toi aussi, reste après. »
Lioran hocha la tête avec un petit sourire, puis recula.
Enfin, une femme s’approcha.
Elle était plus âgée que la majorité. Grande, solide, le regard clair. Takuya la reconnut immédiatement : elle avait été la première à l’aider dans les champs, à comprendre ses gestes sans avoir besoin d’un mot.
— « Ysilde, » dit-elle simplement.
— « Je sais, » répondit Takuya. « Tu t’occuperas de l’agriculture. Tu sais déjà comment la terre respire ici. »
Elle acquiesça, sans un mot de plus.
Takuya se tourna vers les autres.
— « Vous allez vous diviser en trois groupes. Placez-vous derrière la personne dont vous voulez suivre les directives : Brann pour la construction, Lioran pour l’artisanat, Ysilde pour les cultures. »
Il n’y eut pas d’hésitation. Les gens bougèrent, naturellement, presque soulagés d’avoir une direction claire. Certains allèrent vers Ysilde, la majorité. D’autres vers Brann, quelques-uns vers Lioran.
Takuya les observa. Il les compta. Il nota les répartitions.
Mais un détail attira son attention.
Kaïla.
Elle était là, en retrait. Elle n’avait pas bougé.
Takuya s’approcha d’elle doucement, sans brusquerie.
— « Tu ne choisis aucun groupe ? »
Elle le fixa sans ciller.
— « Je ne suis pas faite pour suivre. »
Takuya ne répondit pas immédiatement. Puis, calmement :
— « Je sais. C’est pour ça que tu n’es pas dans les groupes. »
Il fit une pause.
— « Tu ne le sais pas encore, mais j’ai une place à part pour toi. On en parlera plus tard. »
Elle ne répondit pas, mais son regard changea. Moins de défi. Plus d’attention.
Takuya se retourna vers le reste du groupe.
— « Les responsables, restez ici. Les autres : prenez la matinée pour faire un état des lieux avec eux. Ce soir, on fera le point. »
Et le premier jour d’un nouveau village commença à se poser. Lentement. Mais fermement.
Ils étaient cinq autour du plan rudimentaire que Takuya avait dessiné dans la poussière avec une branche sèche. Une carte grossière du village, de ses abris, de ses points faibles. Un croquis sans prétention, mais chargé de sens.
Brann, Lioran, Ysilde, Kaïla… et lui.
Le vieux était déjà reparti avec les combattants. Takuya, lui, avait choisi de poser les bases du socle qui ferait vivre le reste. Sans nourriture, sans outils, sans toit… même les meilleurs guerriers tomberaient.
Il releva la tête vers Brann.
— « Ta première mission est simple : tu évalues les abris existants. S’il y en a que tu peux sauver, tu les répares. Ceux qui sont trop endommagés… tu les démontes et tu récupères tout ce que tu peux. Bois, clous, pierre. »
Brann acquiesça lentement, les yeux déjà rivés sur la carte.
— « Et je veux deux bâtiments en priorité. »
Il traça deux carrés à côté des emplacements dégagés.
— « Un pour la production artisanale. L’autre pour le traitement des cultures, le séchage, le stockage. On commence à bâtir du long terme. »
Brann fit claquer sa langue contre son palais.
— « Va falloir de la main-d’œuvre. Et de bons appuis. »
— « Tu auras ce que tu peux, pas plus. Mais tu auras mon appui. »
Il se tourna vers Lioran.
— « De ton côté, je veux que tu me construises un four. Solide. En pierre. Pas juste une marmite sur trois cailloux. Un foyer que tu pourras rallumer et entretenir. »
Lioran haussa un sourcil.
— « Un four ? Bien. Et après ? »
— « Ensuite, il te faudra du bois. Beaucoup. Pour faire tes outils, tes pièces, mais aussi pour alimenter le feu. Bois sec, bois tendre, bois dur. On va en avoir besoin pour tout. »
Il s’approcha.
— « On va faire un test. Voici tes deux premières missions : le four, et le bois. »
Lioran afficha un rictus.
— « Compris. »
Takuya regarda Ysilde. Elle n’avait pas bougé. Elle le fixait comme elle fixait la terre : avec calme, patience, détermination.
— « Tu sais ce que tu fais. Continue. Dis-moi seulement ce qu’il te manque. »
Elle hocha la tête.
— « Des outils. Et deux bras de plus. »
— « Tu les auras. »
Puis il tourna enfin son regard vers Kaïla.
Elle était restée debout, bras croisés, silencieuse, attentive à tout sans s’impliquer nulle part. Takuya s’approcha lentement.
— « Toi… tu ne seras dans aucun groupe. »
Il marqua une pause.
— « Ou plutôt… tu seras dans tous les groupes. Tu feras ce que je te dirai. En temps et en heure. Sans discuter. »
Elle le fixa longuement. Puis, contre toute attente, elle acquiesça. Aucun mot. Juste un léger hochement de tête.
Il se redressa, regarda la carte, puis ferma les yeux une seconde.
— « CAINE, dis-moi. Est-ce qu’on peut commencer une forge rudimentaire avec ce qu’on a ici ? »
La voix mentale fut immédiate.
— « Oui. Recommandations : construction d’un foyer en pierre, soufflet en cuir ou toile renforcée, enclume improvisée (roche dure et plate). Marteau substituable par pierre lourde ou os compact. »
— « D’accord. »
Il rouvrit les yeux.
— « On ne sait pas combien de temps ça prendra. On apprend tous en avançant. Rien n’est garanti. Mais on commence aujourd’hui. »
Brann, Lioran, Ysilde et Kaïla hochèrent la tête. Chacun à sa manière.
Et le plan se mit en marche.
Le soleil n’était pas encore haut dans le ciel quand Takuya fit signe à Nym et Kaïla de le suivre. Sans un mot, il quitta la place du village, contournant les premières habitations restaurées, traversant la bande de terre humide où Ysilde avait commencé à tracer de nouveaux sillons. Il avançait à grands pas réguliers, le regard tourné vers la lisière de la jungle sans réellement l’atteindre.
Ils marchèrent quelques minutes jusqu’à une butte de terre aplatie, juste à la limite d’un petit bois de broussailles où les sons du village s’effaçaient. Là, il s’arrêta.
Takuya se retourna lentement, observant les deux visages face à lui. Nym semblait tendu, mais droit. Kaïla, elle, gardait ses bras croisés, le regard dur, incisif, attentive sans montrer d’émotion.
Il les fixa tour à tour.
— « Vous écoutez. Pas un mot. »
Ils hochèrent la tête.
Takuya inspira profondément.
— « Le vieux… et vous deux. Voilà les seules personnes en qui j’ai confiance ici. Pas parce que vous êtes parfaits, ou loyaux, ou fiables. Parce que vous êtes là. Parce que vous avez choisi. »
Kaïla ne détourna pas le regard. Nym serra les poings.
Takuya reprit.
— « Kaïla… tu vas rester à mes côtés. Tu vas apprendre. Observer. Comprendre. Je veux que tu voies tout. Les décisions, les doutes, les erreurs. Et un jour… tu décideras à ta place. Tu prendras la suite. »
Elle ouvrit légèrement la bouche, puis se ravisa. Elle acquiesça lentement, comme si elle mesurait pour la première fois le poids de ce qu’il disait.
— « En attendant… tu apprends. Tu prends tout ce que tu peux. Tu absorbes. Et tu ne discutes pas. »
Il se tourna ensuite vers Nym.
— « Toi, tu vas seconder Kaïla. Mais pas seulement. »
Il s’approcha d’un pas, planta ses yeux dans ceux du jeune garçon.
— « À partir d’aujourd’hui, tu prends en charge le groupe de défense. »
Nym écarquilla les yeux. Il ouvrit la bouche pour parler, mais Takuya leva la main.
— « Ce ne sera pas seulement pour protéger le village des bêtes ou des menaces extérieures. Ce sera pour y maintenir l’ordre. La structure. La cohésion. »
Il marqua une pause.
— « Le groupe de défense… ce n’est pas une milice. C’est le lien entre les murs et les cœurs. Les bras du village. Pas une arme. »
Nym déglutit difficilement, puis hocha la tête avec lenteur. Il était jeune. Mais Takuya lisait dans ses yeux ce qu’il avait vu en lui depuis le début : une graine. Une volonté prête à pousser, pourvu qu’on la nourrisse.
Takuya recula d’un pas.
— « Tu t’entraîneras plus dur que les autres. Tu apprendras à encaisser plus. À te relever plus vite. »
Puis, plus bas :
— « Ce monde ne respecte que les forts. »
Kaïla n’avait pas bougé.
Takuya se tourna vers elle à nouveau.
— « Et toi… tu participeras aussi aux entraînements. »
Elle haussa un sourcil.
— « Pourquoi ? »
Il sourit légèrement.
— « Pas parce que tu es faible. Parce que tu vas diriger des gens forts. »
Elle le fixa longuement, puis hocha la tête. Cette fois, sans froideur. Presque avec gravité.
Ils restèrent là encore quelques instants, dans un silence chargé de choses à venir. Le vent soufflait doucement entre les hautes herbes. Le village, au loin, s’agitait lentement.
Takuya prit une dernière inspiration, puis tourna les talons.
— « On y retourne. »
Et les murs invisibles commencèrent à se dessiner dans les cœurs plutôt que dans la pierre.
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Kaïla revenait seule.
Elle n’avait pas prononcé un mot depuis leur échange avec Takuya. Elle n’avait pas croisé Nym non plus. Elle avait laissé les autres s’éparpiller à leurs tâches respectives, pendant qu’elle marchait, lentement, entre les ruelles à moitié effondrées du village. Les gens la regardaient du coin de l’œil, puis détournaient le regard. Elle n’en voulait à personne. Ils savaient qu’elle n’était pas comme eux. Elle aussi le savait.
Mais aujourd’hui… quelque chose était différent.
Les mots de Takuya résonnaient encore dans sa tête.
“Tu seras dans tous les groupes. Tu feras ce que je te demande. Et tu apprendras.”
Elle n’aimait pas ça. L’idée d’obéir. L’idée de suivre. Et pourtant… ce n’était pas cela qui l’avait marquée. C’était ce qu’il avait dit après.
“Un jour, tu décideras.”
Ce n’était pas un ordre. C’était une annonce. Une prédiction. Une promesse.
Et elle ne savait pas encore si elle la détestait ou si elle en avait peur.
Elle bifurqua entre deux rangées d’abris à moitié réparés, longea les champs où Ysilde donnait des instructions en silence, puis s’arrêta en hauteur, sur une petite plate-forme naturelle formée par une butte effondrée.
De là, elle voyait le terrain vague que le vieux Ranh avait désigné comme zone d’entraînement. Une dizaine de jeunes s'y tenaient, répartis en deux lignes approximatives. Le vieux les corrigeait avec son bâton, sans crier, juste par la position et le regard. Chaque mot était rare. Chaque geste, précis.
Kaïla resta là un instant, à les observer. Elle vit Nym s'entraîner avec plus d’intensité que les autres, transpirant, tombant, se relevant. Il n’avait pas vu qu’elle était là.
Elle descendit la pente, lentement.
Pas un mot.
Pas un bruit de plus que ses pas dans l’herbe.
Elle traversa le terrain, passa devant deux jeunes qui s’arrêtèrent de s’exercer pour la regarder. Elle ne détourna pas le regard. Elle alla droit vers le deuxième rang. Et elle prit place.
Nym la vit enfin.
Son visage s’éclaira immédiatement, d’un sourire discret mais sincère.
— « Je suis content que tu sois là, » dit-il simplement.
Elle hocha la tête.
— « Moi aussi. »
Ranh ne dit rien. Il la fixa une seconde. Puis reprit sa marche le long du rang.
Kaïla s’inclina, mains sur les genoux, et commença à copier les mouvements des autres.
Elle n’était pas prête. Elle ne savait pas où cela la mènerait. Elle avait encore mille résistances en elle.
Mais elle était venue.
Et ça, c’était déjà un commencement.
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Le ciel s’assombrissait lentement, teinté d’un orange terne et d’un gris lointain. Le vent s’était calmé. Le bruit des marteaux et des bêches s’était tu, remplacé par celui plus discret des pas et des souffles. Le village entrait dans cette heure suspendue entre l’effort du jour et l’incertitude de la nuit.
Takuya s’était installé avec ses responsables près d’un abri en pierre au toit grossier, en forme de cercle ouvert. Il n’avait convoqué que ceux qu’il considérait comme essentiels à la direction : Brann, Lioran, Ysilde, Kaïla, Nym, et le vieux Ranh qui était venu de lui-même, silencieux, comme s’il avait toujours su qu’il aurait sa place ici.
Takuya ne s’assit pas. Il resta debout, les bras croisés, le regard tourné vers eux.
— « Dites-moi ce que vous avez vu. Les gens. Leur investissement. »
Brann fut le premier à parler, d’une voix grave et lente.
— « Ceux qui ont bougé ont travaillé sans rechigner. Pas tous avec méthode, mais personne ne s’est planqué. Certains savent manier la hache, d’autres apprennent vite. »
Lioran enchaîna, assis en tailleur, une brindille coincée entre les dents.
— « Pareil de mon côté. On manque de tout, mais les gars ont bricolé des manches, affûté des pierres. Y’a de l’envie. Pas d’excuses. »
Ysilde hocha la tête.
— « Les champs avancent. J’ai marqué les premiers sillons, arrosé ce que j’ai pu. Deux femmes m’ont aidée sans que je le demande. Ils veulent faire leur part. »
Takuya écouta sans interrompre. Il se tourna vers Ysilde.
— « Une récolte est pour bientôt ? »
Elle pinça les lèvres.
— « D’ici quelques jours, quelques pousses, oui. Mais… »
Elle le fixa, droit.
— « Pas assez pour nourrir tout le village. Même pas la moitié. »
Un silence pesa sur le groupe.
Takuya baissa légèrement la tête, puis redressa le menton. Il n’hésita pas longtemps.
— « Alors on ira chercher ce qu’il nous manque. Dans la jungle. »
Kaïla haussa un sourcil. Nym le fixa, concentré. Le vieux ne broncha pas.
— « Le groupe de défense ira en éclaireur. »
Il regarda Nym en particulier.
— « Tu mèneras ceux qui sont prêts. Tu ne t’éloignes pas. Tu analyses. Tu sécurises. »
Puis il se tourna vers Lioran.
— « Une fois qu’ils auront trouvé un axe sûr, tu prendras quelques hommes de ton groupe. Vous rejoindrez les défenseurs pour récolter du bois. Et tout ce qui est comestible. »
Lioran hocha la tête, plus sérieux qu’à l’accoutumée.
— « Quand ? »
— « Demain. À l’aube. »
Brann croisa les bras.
— « On commence à peine ici. Tu veux qu’on prenne ce risque déjà ? »
— « On n’a pas le choix. »
Takuya planta son regard dans le sien.
— « Si on attend trop, on mourra avec des fondations solides mais vides. »
Le vieux Ranh acquiesça lentement. Kaïla, toujours silencieuse, observait, bras croisés, mais ses yeux suivaient chaque mot, chaque mouvement.
Takuya conclut :
— « C’est notre première mission en dehors. Pas pour chasser. Pas pour fuir. Pour survivre intelligemment. »
Et personne ne protesta.
---
Le feu de la réunion s’éteignait lentement derrière lui, consumant les dernières brindilles comme les dernières paroles. Takuya s’en éloigna sans un mot. Aucun des autres ne le suivit. Ils savaient. Ce moment n’était pas pour eux.
Il marcha dans la pénombre naissante, les bras croisés, le regard fixe, traversant les premières ombres des bâtiments encore partiellement réparés. Le sol était inégal, l’air lourd d’humidité, mais le silence… le silence était vivant. Pas celui de l’abandon. Celui de la concentration. Le village dormait peu, mais il respirait enfin comme un être en formation.
Il franchit l’entrée de son abri et laissa le tissu retomber dans son dos. Là, dans l’ombre à peine trouée par un rai de lumière, il resta un moment debout. Ses épaules étaient lourdes, mais pas d’épuisement. D’un poids nouveau. Celui des décisions.
Il alluma un petit foyer dans un recoin, assez pour ne pas être dans le noir complet. Il s’assit lentement sur la dalle plate qui lui servait de table. Sortit une planche taillée, un morceau de charbon. Puis il écrivit, non pour l’instant, mais pour les jours à venir.
Liste des responsables :
Brann – Construction.
Lioran – Artisanat.
Ysilde – Agriculture.
Nym – Défense.
Kaïla – Liaison & Appui tactique.
Manques critiques :
Outils métalliques.
Conteneurs d’eau.
Zone de stockage isolé.
Système de signalisation périphérique.
Ressources à identifier :
Bois de qualité (résineux).
Pierre résistante à la chaleur.
Plantes médicinales / comestibles.
Zone de chasse secondaire.
Il observa la planche, puis ajouta quelques symboles discrets pour marquer ce qui était urgent, ce qui pouvait attendre. CAINE s’activa dans son esprit.
— « Synthèse complète : 100 % des villageois actifs durant cette journée. Aucune inaction détectée. Aucun refus de tâche. Moral collectif : stable. Cohésion en développement. Risques potentiels : fatigue cumulative, tension hiérarchique latente, surcharge logistique sur les trois prochains jours. »
Takuya ferma les yeux, laissa les mots glisser dans son esprit. Il savait que tout pouvait basculer. Ce n’était pas un système stable. C’était un échafaudage fragile. Mais pour l’instant, il tenait.
Il rangea la planche, souffla doucement sur les braises pour les éteindre. La fumée monta lentement, s’élevant comme une pensée sans mot.
Il se leva, marcha lentement vers l’entrée de l’abri. L’air du soir avait rafraîchi. Les bruits s’étaient dissipés. Il ne restait plus que le murmure du vent, le craquement lointain du bois, le froissement d’un tissu quelque part.
Il regarda le ciel. Il était noir profond, percé d’éclats d’étoiles, denses, presque agressifs. Dans un monde aussi hostile, même la nuit brillait avec intensité.
Il n’y avait pas de lune ce soir-là. Juste lui, son souffle, et cette masse noire qui s’appelait “demain.”
Et il murmura :
— « Demain, on entre dans la jungle. »
Pas comme des survivants. Mais comme des bâtisseurs. Comme ceux qui allaient, pas ceux qui fuyaient.
Et derrière lui, dans la pénombre du village… des braises dormaient encore.
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