Chapitre 18 - Les premiers pas du futur

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L'aube s'était levée sur Crochebois comme une lente main passant sur le visage d'un enfant endormi. Douce, presque hésitante, elle effleurait les toits rafistolés, les espaces dégagés, les visages crispés par la fatigue. Deux semaines s'étaient écoulées depuis le retour de l'expédition, et le village respirait différemment.

L'accès à l'eau restait encore précaire. Le forage mené par Ysilde et son groupe progressait lentement, sans avoir encore atteint une nappe stable. Pour l'instant, l'eau était fournie en très faible quantité par Takuya et le vieux Ranh, grâce à leur capacité à générer de petites sphères d'eau via la manipulation du mana. Cette production était réservée aux besoins les plus essentiels : boire, nettoyer les plaies, préparer un peu de nourriture. La tension restait perceptible autour de chaque ration.

Takuya sortit de l'abri qu'il avait choisi comme quartier personnel. Simple, fonctionnel : une pièce, un lit rudimentaire, une table basse où étaient étalés des croquis, des échantillons, des fragments de son nouveau monde qu'il tentait d'assembler comme un puzzle sans modèle.

Il s'arrêta un instant, contemplant le village qui s'éveillait. Ses yeux, plus vifs, plus perçants qu'autrefois, capturaient chaque détail. Le rythme des pas, la posture des épaules, la direction des regards. Il notait mentalement les progrès et les blocages.

Les constructions avaient évolué. Brann et son équipe avaient consolidé trois bâtiments supplémentaires, et le grand hangar central prenait forme, ses piliers ancrés profondément dans la terre humide. Plus loin, le four de Lioran fumait doucement, témoignage silencieux d'une nuit de travail et d'expérimentation. Les champs d'Ysilde s'étendaient désormais sur une bande continue, bordés par des canaux d'irrigation rudimentaires. Les cultures avaient bien poussé, et bien que les quantités restent maigres, elles commençaient à nourrir les premiers foyers de manière régulière.

Mais plus que les structures, c'était le mouvement des habitants qui captait son attention. Une femme transportait un ballot de foin séché sans se plaindre. Deux hommes empilaient des pierres selon un ordre précis, communiquant par gestes plutôt que par cris. Un enfant transportait de l'eau sans en renverser une goutte.

Takuya s'avanca lentement, son pas mesuré, régulier. Il croisait des regards qui, s'ils n'étaient pas encore confiants, n'étaient plus désespérés. Les corps se tenaient plus droits. Les respirations plus calmes.

« CAINE, analyse comparative. »

La réponse fusa dans son esprit.

« Productivité : +18% depuis la dernière observation. Coordination : +22%. Niveau de stress groupal : -12%. Trajectoire de développement : positive. »

Takuya hocha imperceptiblement la tête. Les chiffres confirmaient ce que ses sens percevaient déjà. La machine complexe qu'était Crochebois commençait à tourner avec moins de friction, moins de résistance. Pas encore parfaite, loin de là. Mais viable.

Il repéra Nym qui supervisait une séance d'étirements matinaux pour les défenseurs. Le garçon avait changé. Son dos plus droit, sa voix plus assurée, ses gestes plus économes. Il donnait des indications claires, sans hésitation, sans recherche d'approbation.

Plus loin, Kaïla aidait à organiser les stocks de nourriture. Elle ne parlait guère, mais son corps était devenu un langage à lui seul. Précis. Direct. Efficace. Elle était comme lui : elle préférait la démonstration aux discours.

Takuya s'approcha du vieux Ranh, qui observait les activités depuis son poste habituel, adossé à une poutre récemment dressée. Le vieil homme ne tourna pas la tête, mais un léger rictus indiqua qu'il avait noté sa présence.

- Ils ne sont plus les mêmes, dit simplement Ranh.

Takuya ne répondit pas immédiatement. Il observa encore, mesurant la distance parcourue depuis ce jour où il avait adressé son premier discours à la foule silencieuse.

- Pas encore, répondit-il finalement. Mais ils avancent.

Ranh hocha la tête, son regard perçant fixé sur l'horizon.

- Et ton plan pour les prochains jours ?

Takuya se tourna légèrement vers lui.

- Trois jours avant la prochaine expédition. On va utiliser chaque jour au maximum.

Il énuméra calmement, comme s'il avait déjà répété cela pour lui-même :

- Premier axe : entraînement. Ranh, tu prends Kaïla, Nym et les défenseurs. Deuxième axe : test. J'ai des choses à vérifier - les plantes, les symboles, et la respiration. Troisième axe : prévoyance. On prépare ce dont on n'a pas encore besoin, mais qu'on devra avoir sous la main.

Ranh hocha lentement la tête.

- Pas urgent. Mais nécessaire. Tu penses bien.

Takuya ne répondit pas. Il s'éloigna en silence, ses pensées déjà tournées vers les prochaines heures.

Trois jours. Trois piliers. Pour ne plus jamais avancer à l'aveugle.

Le soleil avait entamé sa lente montée vers le zénith quand Takuya quitta les abords du village, contournant les zones d'activité pour ne pas être interrompu. Il marchait d'un pas lent, mesuré, son esprit déjà ailleurs. Son objectif était clair : tester enfin, sérieusement, la technique de respiration décodée dans le vieux livre « Maître des Barrières ».

Il s'arrêta à la lisière est, dans une zone calme bordée de pierres plates et moussues. C'était un endroit qu'il avait repéré quelques jours plus tôt : éloigné mais pas isolé, discret, propice à la concentration. Il déroula une simple toile pour s'asseoir et posa à côté de lui l'épée de Varek. Le livre « Maître des Barrières », trop endommagé pour être lu directement, avait été partiellement décodé par CAINE. Seules deux choses avaient pu être extraites et enregistrées dans son esprit : une technique de respiration avancée, et cinq symboles à potentiel magique encore mal compris.

Le chapitre qu'il voulait explorer était court mais dense. Intitulé « Respiration du Réceptacle », il décrivait une technique visant à aligner la respiration sur les flux de mana ambiants. Une méthode de canalisation douce, presque passive, basée sur l'idée que le corps n'était pas un outil à forcer mais un vase à ouvrir.

Il s'installa en tailleur, redressant la colonne, abaissant les épaules. Il ferma les yeux.

Inspire. Expire.

Il commença par stabiliser son souffle, cherchant la lenteur, la profondeur, la régularité. Très vite, il entra dans cet espace mental familier : ni veille, ni sommeil, une conscience en suspens.

Mais cette fois, il introduisit la visualisation recommandée par le texte : il s'imagina vide. Un réceptacle de pierre lisse, aux parois fines, froid au début. À chaque inspiration, une brise invisible entrait en lui. Non pas de l'air, mais une forme d'énergie douce, imperceptible, qui venait emplir ce vide.

Au fil des minutes, la sensation changea. Il avait déjà expérimenté la circulation du mana, mais jamais ainsi. Cette fois, c'était comme si tout son corps participait à l'acte de respirer. Pas seulement ses poumons : sa peau, ses muscles, jusqu'à la moelle de ses os. Il avait l'impression de respirer par ses pores.

Une chaleur douce commença à l'envahir, diffuse, non localisée. Comme si la terre elle-même répondait à son souffle. Ses membres se détendirent, ses tempes cessèrent de battre. Une clarté mentale s'installa. Pas une euphorie. Une lucidité.

« CAINE, analyse. »

« Circulation du mana : amplifiée. Fréquence stabilisée. Absorption multipliée par 2,1. Capacité de rétention accrue. »

Takuya sourit sans bouger. Il poursuivit. Visualisa des courants énergétiques autour de lui, comme des filets d'eau dans l'air. Il guida son souffle pour les faire entrer. Lentement. Respectueusement.

Le livre parlait d'une « danse intérieure ». Il comprenait maintenant. Ce n'était pas un acte de force. C'était une conversation.

Il perçut les battements de son propre cœur, non pas comme un rythme biologique, mais comme un tambour d'ancrage. Il comprenait mieux ce qu'était le rôle d'un réceptacle : ce n'était pas d'absorber sans fin, mais de savoir quand se remplir, quand se vider. À chaque souffle, il purifiait l'ancien et accueillait le nouveau.

Mais ce flux, cette perméabilité nouvelle, n'était pas sans conséquence. Il comprit rapidement que ce lien intense avec l'environnement pouvait le rendre plus sensible à ce qui l'entourait, pour le meilleur comme pour le pire. Si cette respiration l'ancrait, elle l'ouvrait aussi.

« Ça pourrait être dangereux, si je suis pris par surprise... » pensa-t-il.

Il nota mentalement de ne pas utiliser cette technique au combat tant qu'il ne la maîtrisait pas parfaitement.

Il rouvrit les yeux. Le monde lui apparut différent. Non pas plus coloré, mais plus... présent. Chaque détail portait un poids nouveau : la forme d'une feuille, le crépitement d'une brindille. Le monde respirait avec lui.

Un léger bruit de pas attira son attention. Il tourna la tête. Kaïla et Nym approchaient, silencieux, chacun portant une gourde et une couverture légère. Ils s'arrêtèrent quelques mètres plus loin, attendant son signal.

Takuya leur fit signe de s'asseoir en face de lui. Ils s'installèrent, calquant sans le savoir la même posture.

- Ce que je vais vous montrer n'est pas une technique de combat, dit-il simplement. C'est un fondement. Une base. Un outil.

Ils hochèrent la tête. Il apprécia le silence avec lequel ils l'écoutaient. Pas de questions. Pas de fierté mal placée.

Il commença à leur enseigner les premières étapes : la posture, la respiration, la visualisation du réceptacle. Il simplifia la formulation, adapta le vocabulaire, transforma l'abstraction en image.

Kaïla comprit vite. Son souffle se ralentit presque naturellement. Son corps suivait le rythme comme s'il avait attendu cette méthode depuis longtemps.

Nym avait plus de mal. Il se tendait, cherchait à bien faire. Takuya corrigea sa position, lui fit relâcher les épaules, arrondir le dos, redresser la nuque.

- Respire comme si tu devenais le vent, pas comme si tu voulais le maîtriser, dit-il.

Ils s'exécutèrent. Petit à petit, le calme s'installa entre eux. Un calme silencieux, épais, presque sacralisé. Le mana autour semblait réagir.

Takuya les observa. Il n'était pas encore un guide spirituel. Mais il leur avait donné une clé. Et ils avaient choisi de la prendre.

Il n'était plus seul à respirer avec le monde.

Titre : Reboot dans un autre monde Chapitre 18 - Partie 3 : « Infusion »

Lorsque Kaïla et Nym quittèrent l'espace de méditation, Takuya resta seul, assis entre les pierres, le regard fixé sur l'épée de Varek posée devant lui. Le calme s'était réinstallé autour, ponctué seulement par le chant discret d'un oiseau dissimulé dans les feuillages. Il inspira lentement. Son mana était stable, réparti, fluide - un résultat direct de la Respiration du Réceptacle. Il n'aurait pas rêvé de meilleur moment pour tenter l'infusion.

L'épée, lourde, était encore marquée des combats passés. Sa lame sombre, veinée de rouge, semblait à la fois endormie et menaçante. Takuya se demanda, non pour la première fois, si elle l'acceptait comme porteur... ou si elle le considérait encore comme un intrus.

Il posa les mains de part et d'autre de la lame et ferma les yeux. Il appela doucement son mana, le fit circuler le long de ses bras, jusqu'à ses paumes, puis tenta de l'injecter dans le métal.

Rien.

Le flux se dispersa comme s'il rencontrait une surface lisse, sans prise. Il réessaya, modifiant l'angle de son émission, tentant de se synchroniser avec ce qu'il percevait comme la structure interne de l'arme.

Toujours rien.

« CAINE ? »

« Flux de mana redirigé. Réception partielle détectée. Structure énergétique dormante. Catalyseur non identifié. »

Il fronça les sourcils.

- Tu peux me montrer ?

Une projection mentale se superposa à sa vision : un schéma tridimensionnel de l'épée, où des canaux internes apparaissaient sous forme de circuits entrelacés. Ils formaient un réseau complexe, semblable à un coeur cristallin connecté à la lame. Mais rien ne circulait. Aucune lueur, aucun flux.

« Connexion partielle établie. Infusion refusée. Hypothèse : lien spirituel ou signature émotionnelle absents. »

Takuya laissa retomber ses bras sur ses genoux. L'épée n'était pas simplement un outil. Elle avait été faite pour quelqu'un. Pour Varek. Il se souvenait de la façon dont ce dernier la maniait : pas comme une arme, mais comme une extension de lui-même. Un prolongement naturel.

« Tu ne me reconnais pas encore,» murmura-t-il.

Il soupira et posa l'arme sur ses genoux. Il la garda un moment ainsi, ressentant le poids, la texture, l'équilibre. Puis il la reposa lentement au sol.

Pas aujourd'hui.

Mais il ne perdait pas tout pour autant. Le moment était propice à d'autres tests. Il se redressa et décala l'épée de côté. Il tendit une main paume vers le haut et ferma les yeux.

« CAINE, observation active. Test de sphère d'eau. »

« Enregistrement en cours. »

Il concentra son mana, mais au lieu de le convertir directement en élément liquide - comme le faisait Ranh -, il le projeta dans l'espace devant sa paume, avec pour objectif de réunir les molécules d'eau présentes dans l'air.

L'effet fut lent. Des perles de condensation apparurent, flottant quelques secondes, se rejoignant comme des gouttes sur une vitre inclinée. Petit à petit, une sphère se forma, translucide, oscillant légèrement, instable au départ.

Il stabilisa le flux. La sphère devint ronde, suspendue à hauteur de sa paume, presque légère comme un souffle.

« Comparaison avec la technique de Ranh ? »

« Ranh : conversion directe de mana corporel en eau. Résultat : rapide, projetable, coût énergétique élevé.

Takuya : condensation via mana environnemental. Résultat : faible coût, temps de formation prolongé, sphère non cinétique. »

Il sourit. Cela confirmait son intuition. Il n'était pas un mage du feu ou de l'eau, comme ceux que l'on lui avait décrits dans ce monde. Sa magie, à lui, était modulaire, analytique. Il ne forçait pas l'élément : il le guidait, le provoquait.

Il fit glisser la sphère lentement jusqu'à son autre main, testant son poids. Elle était stable, mais fragile. Et surtout : impossible à lancer. Il pouvait la relâcher - la laisser tomber à courte distance -, mais pas la propulser.

« Limite identifiée. »

Il ferma le poing. La sphère explosa en fines particules qui s'évaporèrent aussitôt. Il rouvrit les yeux.

C'était un début. Un style. Sa façon à lui d'interagir avec les éléments. Pas efficace pour le combat direct, mais peut-être essentiel pour les longues expéditions où l'eau serait rare et où le mana serait compté.

Il fit quelques pas dans l'herbe, récupérant l'épée qu'il fixa dans son dos. Puis il nota mentalement, comme il le faisait toujours :

« La lame attend une clef. La sphère est stable mais passive. Travailler la projection. Comparer les flux. Chercher un lien. »

Le soleil montait plus haut. Une brise tiède agitait les feuilles autour de lui. Il leva les yeux vers le ciel dégagé.

Il n'avait pas eu de réponses aujourd'hui. Mais il avait posé les bonnes questions.

Et c'était suffisant pour avancer.

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Takuya avait réintégré son abri temporaire en fin d'après-midi. La lumière descendante baignait la pièce d'une lueur oblique, chaude, tranchant les ombres avec une précision qui plaisait à son regard d'analyste. Devant lui, sa table de travail : brute, creusée de marques, mais parfaitement ordonnée.

Il avait disposé les échantillons collectés lors de l'expédition dans de petites boîtes en bois ou sur des feuilles de pierre-papier. Quatre spécimens en particulier retenaient son attention. Ils représentaient, chacun à leur façon, un potentiel. Une ouverture.

Il commença par la tige rougeâtre, rigide, striée de fines veinures sombres.

Avec prudence, il la coupa en deux avec une lame stérilisée. Une odeur amère s'échappa immédiatement, piquante, presque acide. Il en racla un fragment et l'approcha d'une des pierres chauffantes issues du test précédent.

La réaction fut instantanée : une étincelle, un claquement sec, et une brève flamme bleuâtre jaillit avant de s'éteindre.

- « CAINE ? »

> « Substance instable. Propriétés combustibles confirmées. Température d'activation : basse. Réaction auto-entretenue : absente. Rôle potentiel : catalyseur d'inflammation ou amorce explosive. »

- « Noté, » dit Takuya en griffonnant dans son carnet.

Ensuite, il prit la baie noire. Elle avait une peau lisse, presque huileuse, et émettait une légère odeur sucrée qui ne trompait pas son instinct.

Il l'ouvrit avec précaution. La pulpe était dense, d'un violet sombre. Il en préleva une micro-dose avec une aiguille qu'il glissa dans un réactif de test. La solution vira au rouge sombre.

- « CAINE ? »

> « Présence de composés neuroactifs. Symptômes probables en cas d'ingestion : vertiges, nausées, altération cognitive. Statut : toxique. »

Il la referma soigneusement et la rangea dans une petite boîte noire qu'il scella avec de la cire.

- « Interdite sans test complet, » murmura-t-il.

Il s'attaqua ensuite à la baie argentée. Celle-ci brillait doucement sous la lumière, presque vivante. Il en coupa un fragment, inspecta les strates internes, puis décida de goûter une infime portion.

La pulpe fondit sur sa langue, fraîche, presque mentholée. Il sentit un frisson parcourir son échine. Rien de violent. Juste une nette sensation de clarté, de réveil.

- « CAINE ? »

> « Légère stimulation de la circulation magique interne. Régénération partielle du réservoir de mana : +3,7 % en moyenne. Délai de réaction : instantané. Durée : 2 minutes. Aucun effet secondaire détecté. »

Takuya hocha la tête, satisfait. Une ressource de soutien, peut-être même utilisable dans des rituels ou des activations de symboles.

Enfin, il prit la liane tressée, qu'il avait laissée sécher depuis quelques jours. Sa surface était devenue plus rugueuse, plus dense. Il en coupa une section et se dirigea vers l'atelier improvisé de Lioran, à quelques pas de là.

L'artisan l'accueillit sans un mot. Il comprenait désormais que Takuya n'avait pas besoin de préambules. Ensemble, ils tressèrent une corde de trois mètres, qu'ils suspendirent ensuite entre deux poteaux. Lioran tira d'un côté. Takuya de l'autre.

Elle ne céda pas.

- « Résistance équivalente à un matériau de type cuir renforcé, » estima Lioran en hochant la tête. « Et bien plus légère. »

- « Parfait, » répondit Takuya. « Il nous en faut plus. Beaucoup plus. »

Il retourna à sa table, annota toutes ses observations. CAINE sauvegarda l'ensemble des données.

Il regarda les quatre spécimens un instant, puis se laissa aller contre le dossier de sa chaise. Chacun de ces éléments était un fragment d'avenir. Une ressource en puissance. Une promesse.

Il ne souriait pas.

Mais il était satisfait.

Et surtout, il savait exactement ce qu'il allait chercher lors de la prochaine expédition.

---

La soirée était tombée sur Crochebois. Le ciel, teinte de cuivre et de lavande, s'étirait lentement au-dessus des toitures en bois brut. Le tumulte de la journée s'était apaisé, remplacé par le crépitement des foyers et les voix basses près des abris. Takuya s'éloigna du village avec un but précis. Sous son bras, une pierre plate soigneusement sélectionnée. Dans sa poche, un burin prêté par Lioran. Et dans son esprit, un schéma transmis par CAINE : le premier des cinq symboles extraits du livre de Ranh.

Il arriva dans la clairière qu'il utilisait pour ses tests. L'endroit était silencieux, protégé par les feuillages. Il s'assit, cala la pierre sur ses genoux, et inspira lentement.

Le symbole était simple en apparence : une spirale concentrique brisée par trois lignes verticales. Mais il savait que chaque trait comptait. Chaque courbe dictait le flux du mana. Il ne pouvait pas se permettre d'erreur.

Avec lenteur, précision, il grava le motif. Chaque coup de burin résonnait dans la pierre et dans son propre souffle. Il suivait le schéma à la lettre, écoutant son intuition autant que ses souvenirs. Lorsqu'il eut terminé, il posa l'outil, essuya la poussière et observa.

Le symbole était là. Froid. Immobile. Endormi.

Il posa les deux mains autour, fit circuler son mana, et l'infusa lentement dans les lignes gravées. Rien, d'abord. Puis une légère tièdeur monta sous ses doigts. Il intensifia le flux. La chaleur augmenta.

En moins de deux minutes, la pierre était chaude. Comme un galet laissé au soleil. Puis plus encore.

« CAINE, relevé thermique ? »

« Température de surface : 67 degrés. Stabilité : constante. Émission résiduelle : présente. »

Takuya sourit. Il augmenta l'infusion, poussant davantage de mana dans les sillons du symbole. La pierre monta encore : elle était brûlante, mais pas dangereuse. Une chaleur stable, contrôlée.

Il arrêta le flux. La pierre conserva sa température. Le symbole fonctionnait comme un convertisseur : il stockait l'énergie magique et la relâchait sous forme de chaleur.

« Utilisation potentielle : cuisine, chauffage, séchage, réchaud de camp. Durée estimée : 47 minutes avant dissipation naturelle. »

Takuya prit son carnet, nota les données. Il dessinait le schéma à côté, annotant chaque point sensible. Puis il s'immobilisa. Il observa la pierre. La manière dont elle émettait une chaleur constante, presque vivante.

Ce n'était pas seulement une réussite technique. C'était une preuve. Les symboles n'étaient pas que des théories mortes sur des pages oubliées. Ils fonctionnaient. Et ils étaient à lui.

Il jeta un coup d'œil au carnet où les quatre autres schémas restaient tracés. Il les connaissait par cœur. Mais il les laissa fermés.

Non. Pas maintenant.

Il voulait comprendre le premier. L'user. Le maîtriser jusqu'à l'intuition. Il voulait que sa main le grave sans réfléchir, que son mana le nourrisse sans forcer.

Il regarda la pierre briller doucement dans la nuit tombante.

Sans le savoir, il venait de poser la première pierre d'un savoir qui le dépassait.

---

Le soleil se tenait bas sur l'horizon, projetant de longues ombres sur le sol terreux de l'aire d'entraînement improvisée, derrière les cultures. Le sol était battu, marqué par les pas répétés, et les lignes grossièrement tracées délimitaient des zones d'exercice. Quelques mannequins en bois, faits de troncs grossiers, portaient les traces de lames, de chocs, de labeur silencieux.

Ranh était au centre. Immuable. Bras croisés dans son manteau léger, les yeux fendus comme des lames. Il n'avait pas besoin de crier. Il levait la main, donnait un ordre bref, et tout le groupe obéissait sans discuter.

Ils étaient neuf aujourd'hui. Sept membres du groupe de défense, Kaïla, et Nym.

Le rythme était saccadé, mais soutenu : exercices de réflexes, esquives, roulades, travail des postures. Ranh corrigeait sans commentaire. Il touchait une épaule, redressait un dos, tapait d'un coup sec sur une jambe mal posée.

Kaïla se distinguait par son économie de mouvement. Elle absorbait les consignes sans un mot, adaptait son corps avec une fluidité presque animale. Chaque geste semblait précis, anticipé, et sa respiration restait stable même après plusieurs enchaînements.

Nym, de son côté, ne brillait pas par la technique, mais par l'endurance. Il tombait, se relevait, recommençait. Il corrigeait ses erreurs sans protester, répétait jusqu'à maîtrise. Et surtout, il gardait un œil sur les autres. Quand un défenseur se décalait mal, il rééquilibrait la formation sans que personne ne le lui demande.

Takuya observait depuis le rebord d'un vieux muret, assis, les bras posés sur les genoux. Il ne disait rien. Il était là pour voir, comprendre, mesurer. Il avait confié à Ranh la charge de les former, et il tenait sa parole : il n'intervenait pas.

Mais il notait tout.

Les failles. Les automatismes. Les choix.

Kaïla avait trouvé une manière de se glisser dans les postures martiales avec la même intuition qu'elle mettait dans la chasse ou le silence. Nym construisait son style comme on bâtit un mur : solide, à force de blocs répétés.

Ranh les fit enchaîner une simulation de défense : un assaut à trois contre un, rotation des rôles, contrôle de souffle, recul maîtrisé. L'exercice était répétitif, presque abrutissant, mais dans le regard des défenseurs, il n'y avait pas de lassitude.

Juste une attente. Une conscience que bientôt, ils quitteraient la sécurité relative du village.

Lorsque le dernier cycle prit fin, Ranh leva la main. Les respirations s'apaisèrent. Les membres se relâchèrent.

Le vieux guerrier ne fit pas de discours. Il regarda un à un les visages fatigués mais tenaces. Puis dit simplement :

- Encore demain. Vous serez prêts.

Et il tourna les talons.

Takuya resta un moment, les yeux posés sur Kaïla et Nym, restés en position. Ils ne se levèrent pas tout de suite. Ils respiraient. Ensemble.

Et cela suffisait à tout dire.

---

Le soleil était haut lorsque le sol vibra.

Au sud du village, là où Ysilde et son groupe creusaient depuis des jours, la terre battue s'était changée en une plaie à ciel ouvert. Le trou était profond, irrégulier, ses bords renforcés par des planches de fortune. Le silence était lourd, tendu. Chaque pelletée arrachée au sol ressemblait à une dernière tentative.

C'était aujourd'hui ou jamais.

Ysilde, agenouillée, sa chemise collée à la peau, ses doigts saisis de crampes, sentait que le sol changeait de texture. Il était plus meuble, plus humide. Elle frappa encore. Encore. Une dernière fois.

Et alors, il y eut un craquement sourd. Une onde de pression remonta dans les bras de tous ceux présents.

Un souffle.

Puis le sol explosa.

Un jet de boue jaillit sans prévenir, propulsé par une pression accumulée, montant jusqu'à dix mètres de haut. La terre vola en gerbes brunes. Certains reculèrent en criant, d'autres tombèrent à genoux par réflexe. Le geyser, d'abord sale, colmaté de gravats, se mit à changer de couleur.

La boue se décantait. L'eau apparaissait.

Claire. Vive. Froide.

Une clameur monta.

Des cris de stupeur, puis de joie. Les visages durs s'effondrèrent en éclats d'émotions. On s'agrippa, on pleura, on riait sans bruit. Ysilde resta figée un instant, incapable de comprendre, puis elle posa les mains sur son visage et s'écroula en larmes.

Takuya arriva peu après. Il n'avait pas accouru. Il avait senti. L'éclat dans l'air, la pression, l'appel. Il traversa les champs sans dire un mot, contourna les abris, et s'arrêta en bordure de la foule.

Il ne parla pas.

Il regarda.

Devant lui, les villageois dansaient presque autour de la source. Certains s'étaient mis torse nu pour se rincer de poussière. D'autres s'accroupissaient pour simplement poser les mains sur l'eau.

« CAINE, rapport. »

« Nappe phréatique percée. Pression naturelle stable. Pureté de l'eau : 87 %. Température : 13 degrés. Débit moyen : 1,2 litre par seconde. Source renouvelable identifiée. »

Takuya ne sourit pas. Mais quelque chose en lui se détendit. Un muscle invisible. Une attente.

Il vit Ysilde relever la tête. Elle croisait les regards de ceux qui l'avaient suivie. Et il vit ce qu'il avait espéré : elle ne baissa pas les yeux.

Ce jour-là, le village n'avait pas reçu une aide. Il avait conquis quelque chose.

Takuya recula, laissa l'espace à ceux qui vivaient l'instant. Il n'avait rien à ajouter.

Ils n'avaient pas simplement survécu. Ils avaient gagné.

Et Crochebois, pour la première fois depuis son effondrement, leva les yeux vers le futur.

---

La nuit était tombée, douce et silencieuse, enveloppant Crochebois d'une paix fragile. Le village dormait, bercé par le murmure de la source nouvelle. Mais un homme était encore debout.

Takuya s'était éloigné, comme toujours, vers son aire de test préférée. La pierre chauffante qu'il avait gravée plus tôt émettait encore une chaleur stable, douce au toucher. Il la regardait fixement, l'esprit en mouvement.

Il avait réussi à stabiliser un symbole. Il était temps de pousser plus loin.

Il choisit une nouvelle pierre, plus grande, et traça dessus deux symboles de chaleur identiques, côte à côte. Gravure propre. Symétrique. Infusion de mana.

La réaction fut brutale.

La pierre vibra. Une lueur rouge pulsa dans les lignes... puis un craquement sec fendit l'air. La roche se brisa en deux morceaux nets, la chaleur s'évanouissant aussitôt.

Takuya recula d'un pas. Il avait atteint un seuil. La structure ne supportait pas un double circuit.

Il ne renonça pas.

Il reprit une autre pierre, cette fois plus dense. Mais avant de graver, il ferma les yeux, concentra son mana... et l'infusa dans le burin lui-même. La lame vibra doucement, répondant à son flux.

Lorsqu'il traça le symbole, la gravure fut différente. Plus nette. Plus profonde. Presque parfaite.

Il infusa.

La pierre devint chaude, bien plus rapidement. Plus intense. Et surtout : la chaleur dura plus de deux fois plus longtemps que dans ses tests précédents.

« Liaison outil-support amplifie la canalisation. Taux de perte : réduit de 43 %. »

Takuya sourit faiblement. Il venait d'ouvrir une autre porte.

Mais il ne s'arrêta pas là.

Il voulait tester une idée. Quelque chose de théorique, mais plausible.

Il tendit la main et forma une petite sphère d'eau, comme il en avait l'habitude. Puis, en maintenant la sphère stable, il concentra son mana pour former le symbole de chaleur à l'intérieur du liquide.

La réaction fut immédiate : l'eau vibra, une buée légère s'en dégagea, puis elle entra brièvement en ébullition, bouillonnant dans sa propre structure.

Mais après deux secondes, la sphère s'effondra. Takuya chancela, le souffle coupé.

Sa réserve de mana avait chuté brutalement. Il mit un genou à terre, les mains posées sur le sol froid. Son front ruisselait de sueur. Il respirait lourdement.

Il n'avait pas échoué.

Il avait touché une limite. Et aperçu, juste au bord, quelque chose de nouveau.

Un potentiel.

Il ferma les yeux, laissa son souffle revenir. La pierre devant lui était encore chaude. Le sol portait la trace d'une évaporation incomplète.

Il ne le savait pas encore.

Mais ce qu'il venait de faire - ce symbole, cette fusion, cette brûlure - c'était un premier pas.

Et ce chemin, invisible encore, le mènerait bien plus loin qu'il ne pouvait l'imaginer.

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