Chapitre 1 - Lucie et Marcel

Lundi 3 mars 2014. Fort de France à l'aube

Lucie ne décolérait pas. Marcel n'était pas rentré de la nuit ! Inquiète, comme à chacune de ses expéditions nocturnes, elle attendait le retour du noceur de pied ferme tout en maugréant qu'on ne l'y reprendrait plus. La veille il lui avait fait la promesse de revenir à temps pour le « vidé*en pyjama » qui se déroulait dès quatre heures du matin et annonçait les prémices du carnaval. À peine débarquée sur l'île, elle avait trouvé l'idée originale, presque exotique, de courir au milieu de la foule dans les ruelles  de la capitale en petite tenue, entourée d'orchestres de rue pour accompagner le lever du soleil. Sans parler du côté jubilatoire de réveiller des centaines de personnes au beau milieu de leur sommeil, en toute légalité, sans se faire injurier. Marcel n'ayant pas tenu sa promesse de rentrer avant l'aube, elle avait dû renoncer à ce plaisir et se coucher folle de rage. 

Marcel n'en était pas à son premier verre de rhum... Il louchait depuis le début de la soirée sur une câpresse*aux yeux d'ébène, dont la croupe ondoyait au rythme lancinant des tambours. Mais il n'était pas le seul... À quelques pas de celle qui enflammait son désir, se trouvait celui qui devait être son mari. Il en avait la quasi-certitude aux regards qu'il lui lançait, fiers mais furieux de celui qui ne comptait pas partager. Mais peu lui importait, il attendrait le moment propice, tel un félin prêt à fondre sur sa proie.

Lucie avait passé une fin de nuit agitée. Elle ne comprenait pas l'attitude de son compagnon. Pendant les deux mois de préparation du carnaval, qui avait débuté en janvier avec la Foyal* Parade, il disparaissait au gré de ses envies, la laissant souvent seule. Elle se demandait aujourd'hui si ses parents n'avaient pas eu raison au bout du compte... Elle n'obtiendrait jamais ce qu'elle recherchait, une certaine stabilité affective. De toute évidence, leur vision du couple différait à bien des égards. Marcel ne semblait heureux qu'entouré de ses amis avec lesquels elle n'avait tissé que peu de liens. Mais comment aurait-il pu en être autrement ? Elle les voyait comme d'éternels adolescents passant leurs soirées à taper le domino et à boire du rhum, tout en se comportant en véritables machos avec la gent féminine.

*Foule qui suit un groupe à pieds pendant la période du carnaval.

*Ou mulâtre, terme qui désigne, dans les anciens empires coloniaux, ceux qui ont une ascendance à la fois européenne et africaine.

*Les habitants de Fort de France, la capitale, s’appellent les foyalais et foyalaises