3. Errance
Je suis rentrée sur mon lieu de travail à pied, pour croiser le moins de visage horrifié. Puis j’ai pris ma voiture pour retourner chez moi, et j’ai dormi le plus longtemps possible, dans l’espoir que tout ça ne soit qu’un mauvais rêve.
Dans mon esprit se confrontent en permanence la douceur du baiser et la violence de mon agression, la beauté féminine et la laideur masculine, le besoin d’amour et le désir de vengeance.
Le téléphone vibre. Deuxième appel de ma mère. Je n’ai pas envie de lui dire que j’ai été agressée, pour ne pas qu’elle sache que je suis une broute-minou, comme elle les appelle. Je pensais que le jour où j’aurais à faire mon coming-out, ce serait parce qu’il y aurait quelqu’un pour partager ma vie. Prendre le risque de couper tout avec ses parents, ça n’a pas de sens quand on est seule.
Néanmoins, c’est le second appel, alors je décroche en priant pour que la gendarmerie ne l’ait pas contactée.
— Allô ?
— Oui, ma chérie ! Je t’appelais pour le cadeau de ton père. Donc j’ai trouvé un taille-haie tout neuf, si tu n’as toujours pas d’idée, tu peux participer.
— Un taille-haie ?
— Oui, tu sais, pour tailler la haie du jardin.
— Je sais ce que c’est qu’un taille-haie. Mais il ne veut pas autre chose ?
— Tu sais, c’est ton père.
— Laisse tomber, je lui achèterai une chemise.
— Il n’ose jamais les porter tes chemises, ma chérie, il a toujours peur de les salir.
— Ce n’est pas vrai. Quand je viens, il les porte toujours.
— Enfin, tu fais comme tu veux, je vais en parler à tes frères. Je suis trop impatiente de vous revoir.
— Moi aussi. Bisous, Maman.
— En plus il y aura Elisa, la petite amie de ton frère ! Il va nous la présenter !
— Super !
— Je t’embrasse ma chérie. À dans une semaine !
Elle raccroche, surexcitée à l’idée d’avoir ses trois enfants à la maison. Je dirai que je suis malade la veille, ça m’évitera de montrer mon visage.
Je me lève, vêtue de mon pyjama de soie rouge, puis je me traîne jusqu’à la salle de bains, les yeux fermés pour ne pas voir mon reflet. Tout en fixant le lavabo, je tâte le reposoir pour me saisir de mon verre. Je bois puis finis par ouvrir les yeux. Malgré la pénombre, je discerne parfaitement mon visage défiguré de moitié. Le vert s’étend un peu sur ma gorge, mais ma peau est douce jusque sous mon menton. L’arrête de mon nez est parfaitement délimité, le milieu de mon crâne ciselé. S’il avait voulu faire preuve de géométrie, Aymerick n’aurait pu mieux s’y prendre.
J’allume les spots pour affronter mon reflet. Mon œil normalement marron est vert, la sclérotique est jaune. Je ne veux pas montrer ce profil hideux à mes parents. Malheureusement, difficile de le cacher derrière des cheveux, puisque c’est ce même côté qui en est désormais dépourvu.
Je place mon miroir à l’arrière. La géométrie est bien moins réussie. Je questionne à mon reflet :
— Comment s’est passée ta journée ?
— Comme un lundi. Et mon esthéticienne m’a ratée.
— Pas de chance.
Même en me forçant, impossible de le prendre avec humour. Mes larmes recoulent d’elles-mêmes.
Assise dos à ma baignoire, après une demi-heure de complainte monosyllabique, je me décide à me lever. Je traîne des pieds jusque dans la cuisine. Des pâtes, du riz, des légumes surgelés… putain de vie de merde. J’ai envie d’un kebab bien gras et d’une bouteille d’alcool. J’ai bien mérité de me bourrer la gueule, non ?
J’enfile à la hâte un survêtement à capuche, une paire de basket, puis je quitte l’appartement. Malgré l’incident d’il y a quelques heures, les effleurements de la capuche sur mon visage ne m’irritent pas. Je dévale l’escalier à la normale, presque pleine d’énergie.
L’avantage d’habiter en ville, c’est qu’il y a toujours un kebab ou un bistrot ouvert tard. Je commence par le petit épicier turc. Tête basse je pénètre dans le rayon, alors aussitôt il s’exclame :
— Hey ! La caillera ! Je t’ai à l’œil !
Il n’a pas le temps de retourner à son écran de vidéo-surveillance que je reviens avec une bouteille d’Eddu Silver. Parce que s’il faut se bourrer la gueule, autant que ça soit avec du bon whisky français. Je garde mon profil droit enseveli dans ma capuche, tout en extirpant ma carte bancaire de l’étui de mon téléphone.
— Ça va, Mademoiselle ?
— Oui.
— Vous êtes sûre ?
— J’ai un torticoli.
— Si vous le dîtes. Mais si vous essayez de cacher que votre mari vous bat, il faut aller à la police. Ce n’est pas en lui achetant de l’alcool que ça va s’arranger.
Une partie de moi veut lui donner raison en le regardant droit dans les yeux, une autre, plus forte, m’intime de ne rien dire, afin qu’il encaisse et me fiche la paix.
En quittant l’épicerie, je sens au fond de moi cette colère qui gronde, qui me dit que j’aurais pu être cash et lire l’horreur dans ses yeux. Mais il était gentil, il a même pris le parti de la femme battue. Et la télé qui veut nous faire croire que les types comme lui sont tous des machos !
Je débouche la bouteille et bois la première gorgée. Elle m’arrache les boyaux, mais c’est toujours comme ça. Celles qui suivent sont plus douces. Dieu que c’est bon de se sentir réchauffer de l’intérieur.
Un petit garçon passe sur le trottoir en face :
— T’as vu, la dame a l’œil qui brille.
Sa jeune mère ou sa baby-sitter accélère le pas. Me tournant face à une vitrine éteinte, je découvre alors mon œil vert luminescent. Effarée, je ne peux que jurer :
— Putain de bordel !
Je bois une nouvelle gorgée, et alors que mon corps se réchauffe, l’éclat de mon iris s’intensifie. Les paroles de Mylène au sujet des cristaux me reviennent, puis son baiser, puis sa mort… Je serre le goulot au creux de ma main pour me retenir de chialer sur le trottoir, puis je me glisse dans une ruelle pour trouver un kebab.
La bouteille à demi-vide, le pas chancelant, je parviens à un kebab. Assis sur les tables, les pieds sur les chaises, un groupe de racaille, toutes couleurs d’origines confondues, coupe de cheveux façon footballer gay, se tapent la discute. Mon premier réflexe est de passer mon chemin, mais après tout, qui voudrait violer un laideron comme moi ?
Je passe devant eux en tendant ma capuche avec la main pour cacher mon profil. Mais aussitôt la vitrine passée, j’entends :
— Hey Mademoiselle, fais pas ta timide !
— Ouais, on va pas te croquer ! On croque pas les jolies filles, nous !
— Hey vas-y regarde nous quand on te parle ! De qui tu te caches, derrière ta capuche ! Tu nous insultes là !
J’entends les olas des autres qui le soutiennent. Alors je me tourne vers eux en enlevant ma capuche. Leurs visages se déforment.
— Oh, désolé, on ne savait pas.
Je masque à nouveau mon visage avant de marcher vers le comptoir, toujours en me masquant. J’entends l’un deux pouffer :
— ‘Tain, elle est trop laide.
— Ta gueule, bouffon, elle t’entend !
— Ça se trouve, c’est son keum qui lui a fait ça !
— Grave, elle a dû trop lui faire une crasse. Genre, elle l’a trompé.
— Qu’est-ce que vous en savez ! C’est les gonzesses de la gare qui font ça aux autres filles du clan pour les bannir !
Je fais celle qui n’entend pas, puis je récupère mon sandwich. D’un sens, je suis rassurée, ce n’est pas eux qui me feront du mal ce soir. Lorsque je passe devant eux, celui qui m’a provoquée et qui a été le premier à s’excuser me dit :
— Encore désolé. Mais ne buvez pas madame. Je comprends, mais ce n’est pas la solution.
— Y a pas de solution.
Je m’éloigne sur ces mots et j’entends juste :
— T’as vu son œil de ouf ! Genre c’est un Terminator !
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