14. Balance
Les sentiments sont contradictoires. Il y a peu, je voulais que samedi soit un jour sans fin. Pourtant, retrouver mon appartement, rester enfermée sans plus croiser aucune fille capable d’éveiller un désir charnel exacerbé, c’est apaisant.
Nous sommes mercredi, et je m’installe dans le fauteuil du docteur Leroy avec le verre de Chivas. Il observe mes phalanges couvertes de sang coagulé et s’étonne :
— Ce sont les cours avec Benji ou vous vous êtes acharnée sur un mur.
— Il a voulu pousser mes limites, j’ai frappé pendant une heure et demi, je n’ai pas lâché.
— Et bien… Et donc qu’avez-vous de nouveau à me raconter ?
— J’ai appelé les enquêteurs. L’instruction va prendre minimum un an ! C’est n’importe quoi, le temps que ça prend. Toutefois, ça sera en huis clos, ça m’arrange, mais du coup il y aura des jurés, et j’ai contacté un avocat.
— Avez-vous parlé à l’avocat de votre homosexualité ?
Je fusille le psychiatre du regard, presque certaine de ne lui avoir jamais dit. Les deux femmes sur le cheval sont une évocation trop floue à mes yeux pour parler de saphisme. Puis, je me rappelle que ce connard de chirurgien le savait, et que le psychiatre est en lien avec l’enquête. Je réponds :
— Je ne l’ai pas encore rencontré.
— Pensez-y, c’est dans le dossier de l’instruction, mais les jurés n’auront pas accès à l’instruction. Cela peut alourdir la peine de votre agresseur.
— Mais si les jurés sont homophobes ?
— Quoi qu’il en soit, c’est un détail qui se trouve dans l’instruction. J’ai reçu la convocation, j’interviendrai en tant qu’expert. Ne racontez rien sur la façon dont j’organise mes séances, et je ferai en sorte d’être moins neutre en évoquant les séquelles psychologiques que peuvent provoquer non seulement l’agression, mais également le traumatisme à long terme de ne pas avoir de visage.
Un rictus m’échappe :
— Pourquoi, vos séances sont illégales ?
— Pas conventionnelles. Si nous en restions à quelque chose de conventionnel, je vous prescrirais des anxiolytiques, quelques antidépresseurs, mais vous n’en n’avez pas besoin.
— Pourquoi ? Peut-être que j’irais mieux.
— Vous avez besoin d’être entourée et soutenue. Vous êtes une personne qui a toujours été solitaire, un peu isolée, mais vous ne mesurez pas l’importance des interactions sociales. Au-delà de ça, vous êtes une personne parfaitement équilibrée.
— C’est parce que je ne vous raconte pas tout.
— Alors racontez-moi.
Je fixe le triptyque du regard et je me confie :
— Je suis en train de me transformer, c’est ma mère qui m’a fait comprendre pourquoi. J’ai enfoui trop de chose dans ma vie. À cause d’une gifle de mon père, j’ai appris à enfouir ma colère, à ne jamais la montrer. Et sans doute à cause de ça, j’ai fait pareil avec mes sentiments. Quand j’ai compris qu’être gouine dans ma famille était un parjure, j’ai tout enfoui. Je racontais même à ma mère des aventures avec des garçons et je cassais tout au moment où elle posait trop de question ou qu’elle voulait le rencontrer. Quand je tombais amoureuse, j’imaginais des tactiques d’approche, des trucs romantiques qui finissaient en baisers et en caresses. Maintenant, dès que quiconque insiste trop ou me manque de respect, j’explose de colère et je deviens vulgaire. Quand une fille me plaît, je n’ai plus la seule envie de la séduire, de partager un dîner et un câlin sous la couette. C’est plus bestial que ça. Je pense que c’est le même genre de pulsion que doivent ressentir les violeurs.
— Vous allez un peu fort.
— Vous pensez que ça vient d’où ?
— Vous l’avez dit lui-même. Vous avez eu une très bonne introspection. Toutefois, j’ai une expérience dans le domaine qui dédramatisera votre vision. Tout d’abord, avoir des pulsions, des désirs exacerbés ça arrive à tout le monde. La seule chose qui distingue le commun des gens des violeurs ou des tueurs, c’est le passage à l’acte.
— Et si la pulsion est plus forte ?
— Alors dans ce cas je diagnostiquerai un déséquilibre mental. Un de mes premiers patients était dégoûté par la vieillesse. Toute la journée il était tourmenté par l’envie de tabasser des personnes âgées. Néanmoins, il ne l’a jamais fait.
— Il était cinglé.
— Oui. Et vous ?
— Quoi, moi ? C’est vous le docteur.
— Le genre humain veut oublier qu’il appartient au règne animal. Les sentiments lui appartiendront toujours. Ressentir de la colère et la laisser s’exprimer, c’est important, surtout si vous ne voulez pas finir avec le syndrome de Tourette. Quant au désir charnel, il est ce qu’il y a de plus vital à toute espèce pour se reproduire.
— Sauf que je suis lesbienne.
— Est-ce que ça change le fonctionnement de votre corps ? Pensez-vous qu’être attirée par les femmes fasse de vous un être qui sait respirer sous l’eau.
Son exemple pitoyable me fait soupirer, mais j’en ai saisi le message.
— Il faut que j’accepte cette nouvelle part de moi.
— Ce n’est pas une nouvelle part, c’est une part que vous avez ignoré, c’est vous-même qui l’avez dit.
Un soupir m’échappe à nouveau et souriant il me demande :
— Un petit verre pour tout assimiler ?
Le lendemain, après mûre réflexion, j’ai l’impression d’en avoir trop dit au psychiatre, que j’aurais pu comprendre tout ça toute seule.
Le tailleur sur les épaules, en pantalon et non plus en jupe, j’arpente la rue, perdue dans mes pensées. Dans ce quartier où on n’a pas l’habitude de me voir, on me dévisage du coin de l’œil. Les gamins qui ne sont pas à l’école demandent à leurs mères pourquoi la dame porte un masque. C’est presque aussi triste que de se promener sans masque.
Quelle déprime. L’avocat choisi sur Internet travaille dans une rue assez chic. Les démarches me font chier, les tarifs m’angoissent, mais les idées de vengeances de Marion ont fait un peu de chemin. Si pour le moment, je n’ai pas d’envie de meurtre, il me siérait qu’Aymerick encoure la peine maximale.
Le cabinet est neutre, moderne, sectionné par des bureaux vitrés en contreplaqué. Face à moi, une porte ouverte dévoile deux femmes derrière des montagnes de papiers. Surgissant du couloir, un jeune homme de mon âge se présente en me tendant la main :
— Madame Tournier, je présume.
— Oui.
— Maître Lecomte.
Belle gueule, costard impeccable, on le croirait sortie d’une série télévisée. Nous passons à son bureau et je m’assois avant qu’il me le demande :
— Bien, vous vouliez nous rencontrer pour vous défendre dans le procès de votre agresseur.
— Je n’ai jamais pris d’avocat, je voulais vous voir avant de vous désigner comme mon représentant.
— Mais c’est normal. Expliquez-moi un peu en détail. Dans votre courriel, vous disiez juste que vous aviez été défigurée.
— Ça s’est passé au travail. Comme je l’ai dit au major en charge de l’enquête, je n’ai jamais eu de heurts avec Aymerick, mon agresseur. Il a eu une pulsion…
Me rendre compte que ces sentiments violents que je ressens, sont similaires à ceux qui ont poussé Aymerick à nous agresser m’effraie. Je marque un silence, puis poursuis :
— Je pensais que nous étions seules dans le laboratoire. Moi et Mylène, une fille de mon équipe un peu garçon manqué, très mignonne et qui me plaisait bien. Bref, dans la conversation, quelque chose est bien passé, un feeling et nous nous sommes embrassées.
— Mylène était majeure ?
— Oui, bien sûr.
— Excusez-moi, poursuivez.
— C’est là qu’Aymerick nous est tombées dessus…
L’avocat ne m’interrompt plus, il écoute chaque détail, chaque mot qui ont été prononcés pendant l’agression. Évoquer la mort de Mylène me fait pleurer, mais je n’interromps pas mon récit sur le passage à l’hôpital. Je lui fais comprendre à quel point mon visage me répugne, que le chirurgien prétend ne rien pouvoir faire. Lorsque je termine, l’avocat a les yeux si trempés que j’ai l’impression qu’il va chialer. Avec une voix nouée, il me dit :
— Veuillez me pardonner.
Il tamponne ses yeux avec son mouchoir de tissu.
— Bien, si on écarte le meurtre et qu’on s’intéresse uniquement à votre cas. Aux vues de ce que vous m’avez exposé, je gage que la séance se tiendra à huis clos. Normalement, il devrait prendre pour vingt ans car il y a les mutilations au visage, parce qu’il a agi avec des complices, et parce qu’il a agi en raison de votre orientation sexuelle.
Il réfléchit et je répète :
— Normalement ?
— L’avocat de votre agresseur va plaider une agression sexuelle, mais pas un viol. Il y a eu ni pénétration, ni avec un objet, ni aucune partie de son corps.
— Parce qu’il n’en a pas eu le temps.
— Oui, mais le jugement portera sur les faits, bien plus que sur ses intentions. Au minimum, il prendra cinq ans.
— Cinq ans ?
— Au minimum. Le fait qu’il ai agi avec des complices et qu’il ait entraîné des lésions, on monte direct à sept ans. Et comme il a agi en raison de votre orientation sexuelle, et il faudra bien insister là-dessus, on peut le condamner à dix ans et lui réclamer pour le préjudice moral… au bas mot dix mille euros.
— C’est tout ?
— Les larmes n’ont pas de prix, peu importe l’indemnisation. Ces montants sont plafonnés. C’est la somme qu’il paiera pour chacun des parents de votre collègue décédée et huit mille par frères et sœur.
La somme sur la balance me paraît dérisoire. Il ajoute :
— Pour Pretium doloris, on ajoute huit mille euros, pour le préjudice esthétique permanent à quinze mille euros.
Cela représenterait trente-deux mille euros, sans nous être penchés sur le cas des complices. Pour maître Lecomte, le procès est gagné d’avance, car l’agression ne fait aucun doute, il n’y a rien à départager. Son seul rôle est de s’assurer qu’il paiera le maximum, et donc d’influencer la cour dans le récit de l’enfer que je vis.
Il a été courtois, agréable, sans connaître ses véritables qualités, je le quitte avec dans l’idée d’indiquer au procureur qu’il me représentera.
Parmi mes réflexions post-psychiatrie, il y a une autre étape de ma vie que je souhaite balayer : mon job. Les entraînements au quotidien m’épuisent et je tourne vite en rond. Je me dois de reprendre une activité. Pour être honnête, j’ai pensé à plein d’autres métiers, mais peu d’autres m’intéressent, d’autant plus que j’ai toujours mes recherches sur le vieillissement sur le feu.
Après un sandwich subway, j’ai repris ma voiture en direction du laboratoire.
Cela fait étrange de me garer devant cette façade, comme une habitude qui ne m’aurait jamais quittée, comme si la parenthèse de ma vie n’avait duré qu’un week-end. Cependant, affronter ces murs me paraît soudainement plus difficile. Mes mollets ont du mal à quitter la voiture. Les nuages grise le ciel, le vent doux est chahuteur. Les épaules droites et dignes, je m’avance vers le hall. Deux de mes collègues à la machine à café m’aperçoivent et affichent rapidement consternation, provoquée par mon masque. Le visage du barbu s’illumine par sympathie
— Hello Élo ! Ça fait plaisir de te revoir.
Il serre mes épaules entre ses mains sans oser me faire la bise. La laborantine ne parvient pas à cacher son malaise peiné. Elle me dit :
— On est de tout cœur avec toi, c’est horrible ce qui s’est passé.
Une part de moi voudrait être cynique, mais la politesse domine. Ils me racontent tous deux que personne n’a été remplacé. Ni les trois licenciés, ni Mylène, ni moi, et que la partie production tourne encore, mais que les commerciaux s’inquiètent des contrats à venir.
Lorsque je rejoins le bureau de notre directrice, je passe le long du couloir où se trouve mon laboratoire. Mon cœur se met à battre frénétiquement, mes mains tremblent, alors j’accélère le pas.
La directrice est une femme grande qui cache ses formes avec un tailleur bien ajusté. Elle me tend la main.
— Bonjour Élodie. Comment vas-tu ?
Repensant au psychiatre, je réponds :
— Mieux.
Nous passons dans le bureau, puis par politesse, je me mets dans sa vision des choses.
— Et vous ?
— Nous ?
— Cinq employés en moins d’un seul coup, dont trois à la production, je sais ce que ça représente pour une petite société.
— Sans compter la mauvaise publicité. Mais si vous désirez vraiment continuer à travailler pour nous, je vous demanderai de nous laisser communiquer là-dessus.
— En vérité, je pensais que je pourrais reprendre. Mais juste repasser devant le laboratoire, j’ai eu envie de fuir.
Elle prend un air pincé, puis après quelques secondes de silence, elle me confie :
— Je me doutais un peu et j’ai une solution qui peut vous arranger, mais qui nécessite un déménagement. Notre succursale de Rennes va se doter d’un secteur recherche et développement. C’est peut-être une opportunité pour diriger un service complet.
— Vous me proposer de devenir chef de service ?
— Je mets de côté vos penchants pour les femmes, ce n’est pas là-dessus que je juge mes employés. Vous êtes une femme de caractère, après tout, vous revenez ici un mois après l’accident à demander du travail. Vous n’aurez peut-être pas le loisir, dans un premier temps de poursuivre certains de vos travaux commencés ici, mais c’est ma proposition. Donnez-vous une semaine pour réfléchir.
Je lui reprocherai bien d’avoir souligné sa désapprobation sur mes penchants saphiques. Toutefois elle n’a pas pris ça en ligne de compte puisque sa proposition est plus qu’honnête. Changer de vie me ferait un grand bien. Et à Rennes, il y a Marion.
— Je vais réfléchir. Quand est-ce que ça commencerait ?
— Tout se met en place, nous avons prévu de fonctionner à plein en septembre. Mais plus tôt vous commencerez, plus vous pourrez guider les aménagements et préparer en amont le travail.
— Je suis vraiment tentée.
Me manquerait Benji et ses entraînements, mais j’aurais Marion… Marion…
— D’ici là, j’ai réuni les dernières recherches de votre équipe et de Mylène. Si ça peut vous aider à occuper votre temps.
Elle me tend un dossier sur lequel repose une clé USB. D’un regard entendu, je lui fais comprendre que je travaillerai à domicile. Je me lève, elle me serre la main, puis je lui dis :
— Préparez le contrat pour Rennes.
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