15. Apparences
Une nouvelle semaine s’écoule, vide, plate et ennuyeuse. J’ai parcouru toutes les notes de Mylène sans y trouver quelque chose que je ne sache déjà ou qui m’ait échappé. Ses trouvailles sur la réaction des cristaux à la chaleur n’ont pas été consignées, ni même un traitement au rayons X qui aurait pu m’offrir une piste plus ou moins indirect sur les origines de mon pouvoir.
Hormis mes cours de close-combat avec Benji, ma semaine s’est morfondue dans l’attente de partir vivre à Rennes. Alors j’ai vécu dans l’avenir, en recherchant des appartements bretons, entre deux séances de fitness.
Il est sept heures du matin. En l’absence de séance supplémentaire avec Benji, je ne dors presque plus. Vêtue d’un boxer et d’une brassière de gym, j’enchaîne des pompes, des abdominaux, ainsi que des montées de genoux pour faire monter le cardio. Le béton armé m’assure de ne pas déranger mes vieux voisins ni ceux du dessous. Avant le petit-déjeuner, il n’y a rien de plus efficace pour puiser dans les réserves.
Le timer de mon téléphone m’indique que la séance est terminée. Dégoulinante, je regarde mon reflet dans la vitre. Les lueurs de l’aube l’effacent presque. Je passe la serviette sur mon visage puis enlève le carton devant ma webcam. Je me place de face et ensuite de profil tout en ne présentant que ma joue gauche.
Ensuite, je m’assois et regarde les photos. Les rondeurs superflues ont disparu. Adieu l’adolescente au gros cul, bonjour la jeune femme sportive. En récupérant des photos avant et après, la différence est encore plus flagrante. Je repense à ces sites pour maigrir qui mettent une photo avant et après. Je n’étais pas grosse, il me manquait juste un peu de tonicité, mais un mois et demi a suffi à changer ma propre perception de mon corps. Il y a encore deux semaines, malgré les compliments de Marion, j’étais plus proche des photos d’origine que de maintenant. Non pas que le processus s’accélère, mais plutôt qu’il met du temps à se mettre en place. Sur la photo, c’est le travail de la semaine précédente qui se voit, et rien de mon faciès de sorcière.
Je poste les deux photos sur un forum dont je suis membre depuis que je leur choppe des conseils fitness :
« Un mois et demi, trop fière de moi, impatiente de continuer. »
Puis je pars prendre une douche.
Lorsque je ressors, lavée, rasée, hydratée, mon écran m’indique que j’ai déjà trois commentaires. Je m’assois enveloppée de ma serviette.
« Bravo Petite-Martre-14, c’est la preuve qu’avec de la volonté, on peut tout faire. Sebby92 »
« Je comprends mieux quand tu disais que tu t’entraînais jours et nuit, tu n’as pas lésiné. J’aimerais avoir ta volonté. Pupuce-rêveuse. »
« T’es trop belle Petite-Martre-14, si tu veux des cours particuliers, envoie-moi un MP. Sexyprof75.»
Les trois commentaires me comblent de plaisir, car comme dirait mon psychiatre, l’ego a besoin d’être flatté. Je ne me suis jamais sentie aussi heureuse d’être complimentée sur mon physique. Moi qui ai toujours vécu dans le médiocre et l’ombre des autres, je n’ai jamais mesuré le plaisir qu’on prend à entendre qu’on est physiquement agréable. Et quoi de mieux lorsqu’on est défigurée que de lire ces mots ? Pour ces anonymes qui ne voient pas le monstre de l’autre côté, je suis une fille canon. Tout en montrant une partie de mon visage, je peux être quelqu’un d’autre aux yeux de ces inconnus, la personne que j’ai envie d’être… celle que j’aurai pu être. Paradoxalement, jamais je ne me serai mise aussi intensivement au sport sans mon accident.
Un thé noir aux éclats d’amande au creux des mains, j’attends les autres commentaires, ceux de ces filles qui voudraient me ressembler, ceux de ces mecs qui veulent me sauter. Avec un peu d’espoir, une nana me dira que je suis bonne, m’enverra une photo qui me fera fondre de désir…
Les coups sur la porte me font sursauter et mon thé se renverser sur mes jambes. Je rugis :
— Putain ! C’est qui ? !
— C’est Élisa, répond une voix timide.
Je fronce les sourcils et approche de la porte.
— T’es toute seule ?
— Non. Avec Tristan et Lucas.
— Attendez, je suis à poil !
— Ne t’habilles pas complètement, on a ton costume, me dit Lucas.
Leur sortie geek ! Je l’avais complètement oubliée ! J’enfile mon pyjama rouge à la hâte puis leur ouvre. Lucas est à moitié à poil, les cheveux teints en roux, avec juste un boxer vert et du lierre enroulé autour du buste. Tristan est habillé avec une salopette ample. Une jambe est rouge, l’autre est noir. Le blouson qu’il porte par-dessus également a un bras rouge et un bras noir, mais c’est inversé par rapport aux jambes. Son visage est peint en blanc, il a un masque noir sur les yeux et un bonnet rouge et noir à clochettes. Je ne peux me retenir de lui dire :
— Ça te va bien le déguisement de bouffon.
Ma belle Élisa porte un pantalon de cuir violet moulant qui lui sied si bien qu’il ne lui écrase pas les hanches. Sa veste de costume violette est courte, ouverte, laissant ses hanches et son nombril nu. Une magnifique orchidée rose ressort de sa poche. Un bustier orange lui fait un décolleté audacieux, d’autant qu’elle a pris soin de peindre sa peau en blanc des mains jusqu’à son visage en passant son ventre et sa gorge généreuse. Elle arbore une tignasse de cheveux verts et ses lèvres sont rouge ferrari. J’adore les filles pas comme les autres ! Partir à Rennes me paraît, à cette seconde, complètement irréfléchi.
— C’est quoi ces déguisements ? Vous êtes pas mal, mais…
— On t’explique après ! lance Élisa. Je t’habille d’abord, pour voir si je n’ai pas de retouche de dernière seconde à faire. Prends une culotte et un soutif.
Elle me pousse vers ma propre salle de bain. Je pioche dans ma commode. Elle en profite pour fouiller, s’empare de deux paires de socquettes puis s’exclame :
— T’as des strings ?
Elle s’en saisit sans demander, puis m’enferme dans la salle d’eau, excitée comme un furet sous cocaïne. J’enlève mon haut de pyjama et je surprends mon clown en costume violet se mordre la lèvre en regardant mon ventre.
— Tu t’es fait des abdos en deux semaines !
— Je viens de m’entraîner, c’est pour ça que ça se voit, ajouté-je en baissant sciemment mon bas de pyjama face à elle.
J’aimerais lui demander si elle n’est pas bisexuelle, mais mes frères entendraient toute la conversation. Je conserve précieusement le souvenir de ces yeux affamés.
— Je ne pourrais pas être comme toi. Quand je cours une heure, j’ai besoin de me bouffer un pot de pâte à tartiner.
— Le secret, c’est de résister.
Elle attend que j’ai enfilé mon string et mon soutien-gorge, puis elle me présente un pantalon de costume taille haute. La jambe droite est blanche, la jambe gauche est noire. Elle défait mes socquettes et me donne la couleur correspondant à chaque jambe.
C’est assez mystérieux. Elle sort de son sac un chemisier. Le côté gauche est blanc, cette fois-ci, et le côté droit est noir avec des motifs brodés. Elle est cintrée, idéale pour mettre en valeur le pendentif en argent représentant le yin et le yang. Ensuite, elle défait de son cintre la veste assortie au pantalon.
— Putain, ça te va trop bien !
Je me tourne face au miroir, dubitative, puis elle passe derrière-moi pour me coiffer d’une perruque.
— C’est celle de Cruella d’Enfer dans les 101 Dalmatiens.
— Attends, je n’ai pas mis mon masque.
— C’est ça le truc, pas de masque ! Tu ne nous reconnais pas ?
Elle noue mes cheveux châtains, place la perruque, coiffe les cheveux bruns, puis ébouriffe les blancs.
— Je devrais ?
— Le Joker et Double-Face ! Les pires ennemis de Batman.
Ayant été beaucoup plus dessin animés féminins malgré mes frères, lisant surtout des mangas, et n’allant pas beaucoup au cinéma, je ne peux que reconnaître une lacune culturelle dans le domaine de la bande-dessinée.
— Le Joker, c’est un homme, non ?
— Ben c’est ça le thème ! Et si les sexes des méchants de Batman étaient inversés ! Toi tu es Double-Facette, moi Jokerine.
— Hun hun.
— Tristan c’est mon amoureuse Harleyquinn et Lucas, c’est Poison Ivy !
— Désolée, je ne connais pas trop l’univers de Batman. Mais hors de question que je sorte comme ça.
— T’as promis !
— Et alors ? Les promesses se brisent.
Elle sort un comics de sa poche et me présente les méchants en question. Je lui fais la réflexion :
— Ton Double-Face, il a le visage brûlé à gauche et il est rouge, et il a les lèvres qui pendent et l’œil qui ressort.
— Dans certaines versions, il a le visage bleu-vert et des cheveux blancs. On s’en fout que ça soit inversé ! Pourquoi la Double-Face féminine serait défigurée du même côté que l’original ? Tout le monde dira que ton maquillage est génial ! Allons voir ce que les garçons en pensent !
Elle ouvre la porte, et je lui emboîte le pas à contrecœur.
— Trop bien ! s’exclame Tristan. J’adore !
— Je revis les dessins animés de notre enfance, ajoute Lucas.
— À l’expo, ils vont trop nous kiffer ! En groupe là, comme ça ! Du pur génie !
À voir Tristan heureux comme un môme à Noël, on a envie de lui pardonner toutes ses gaffes. Élisa me supplie avec ses grands yeux bleus :
— Tu viens ?
— Je suis à poil, t’as pas le choix, me dit Lucas. Tu ne sais pas combien ça me coûte de faire ça.
Je soupire, brusquée par mes trois tortionnaires, et cède. Élisa me demande de mettre une boucle d’oreille sur la seule qu’il me reste puis me tend mon dernier accessoire :
— C’est la pièce du film Batman Forever. Ma référence ! Tout le monde le critique, mais moi je l’ai vue, j’étais toute petite et c’est un de mes plus beaux souvenirs de la télé chez mes parents. Tommy Lee Jones est génial.
Lucas grimace de désaccord. L’accessoire est léger, il représente de profil la statue de la liberté sur les deux côtés de la pièce. La différence est que l’un des deux côtés est rayé. Je place mon pouce dessous et la fais sauter. Elle part à l’opposé et Tristan la rattrape.
— Il te faut un peu d’entraînement.
Élisa la reprend, se blottit contre moi, et la glisse dans la poche intérieure de ma veste. D’une voix douce et féline, elle me dit :
— On va vraiment s’amuser.
Je plante mes yeux dans les siens et la sens trembler contre moi. Désir inconscient ou malaise face à mon visage ?
— Allez, go ! soupiré-je.
Une fois mes chaussures à talons aux pieds, nous quittons l’appartement pour prendre la voiture de Lucas.
C’est un soulagement de ne pas prendre le RER dans ces tenues. Après une heure fastidieuse de route, Lucas nous engouffre dans un parking souterrain, tandis qu’Élisa, toujours en overdose d’adrénaline, nous montre le plan de l’exposition, les tickets qu’elle a imprimés.
La voiture s’arrête sous les néons jaunes, les pneus crissant sur la peinture noire. À quelques places de parking, la princesse Peach, Sailor Moon et un Power Rangers rouge qui a un peu forci, sont en train de faire des photos.
— Hé ! C’est le Captain ! On va attendre qu’ils approchent pour descendre.
Tristan m’explique qui sont les princesses et de quels jeux vidéo elles sont issues.
— Tu vois, on sera entre gens funs !
Cela ne me rassure pas plus que ça que les seuls présents dans ce parking soient des geeks. Je reste défigurée, à moitié belle, à moitié à vomir, et je ne suis pas persuadée qu’ils prennent ça pour des effets spéciaux. La main tremblante sur la clenche, mon courage puise dans toutes ses réserves pour descendre au top d’Élisa. Lucas ouvre le coffre et Tristan en ressort une grosse masse rouge en mousse. Élisa lâche un rire sadique avant de balancer :
— Alors, on se balade la nuit dans Gotham ?
— Élisa ! s’exclame le Power Rangers.
Elle s’avance vers lui et il enlève son masque de plastique pour lui faire la bise.
— Comment tu vas ? J’espérais bien te voir aujourd’hui. T’es quoi, le Joker ? Et Tristan, Harley Quinzel ?
— Ouais. On a inversé les sexes des personnages.
Sa bouche se déforme d’admiration.
— Putain, mais excellente idée ! Tu m’aurais dit on aurait fait un groupe énorme. Je me serai travesti en Catwoman ! Et ma chérie en épouvantail. Ça aurait été fendart !
L’imaginer en tenue encore plus moulante me fait sourire et je crois qu’il s’en aperçoit, car son sourire se baisse et il lève un sourcil pour me faire la réflexion :
— Double-Face, c’est le côté gauche, normalement.
— Oui, mais c’est Double-Facette, pas Double-Face, réplique Élisa.
— Dans ce cas, il aurait fallu inverser le costume.
— Tsssk ! Tu ne comprends rien ! Et je te présente la sœur et le frère de Tristan qu’on a trop soûlé pour qu’ils nous accompagnent, alors soit gentil !
Il retrouve sa bonne humeur d’un seul coup
— Excuse-moi, j’ai le souci du détail. Tu sais, moi et DC Comics ! C’est une longue histoire. Et du coup, sérieusement ! Les costumes, trop nickel, je parie que c’est toi qui les as faits. Regarde, on dirait du sur-mesure.
— Mais c’est du sur-mesure !
— Et pour le masque de Double-Facette, tu as utilisé quoi ?
Une réponse bien méchante fait briller l’iris de mon œil droit, mais Élisa me coupe l’herbe sous le pied :
— Secret professionnel !
— Je te ferai parler ! lance-t-il avec une voix théâtrale.
Avant qu’il n’ouvre encore la bouche car je le sens trop bavard, je suggère :
— Si on y allait ?
— Attendez ! Photo avant !
Il parle, il parle, il parle, même pendant la photo. Il prend des poses. Après cinq ou six clichés, nous prenons enfin la direction de la cage d’escalier.
Masquant ma déprime, j’ouvre la marche avec Lucas et ses claquettes en fibre végétale tressée. Il m’ouvre la porte coupe-feu et murmure :
— Redresse les épaules.
— Je n’ai pas envie de sourire comme une idiote. En plus quand je souris, ça déforme ma joue.
— Ne souris-pas. Mets-toi dans ton rôle.
— Parce que j’ai un rôle ?
— Double-Face est un ancien procureur, c’est quelqu’un de froid, habité par la vengeance, qui n’a pas le sens de l’humour. Sois une méchante. Rôle-play, hein ?
— Et toi, tu es qui, donc ?
— Moi je suis un séducteur qui utilise une hormone pour que toutes les femmes tombent à mes genoux. Peut-être que si je me tiens à ce rôle, je ne repartirai pas célibataire.
— Et Marion ?
— Pour le moment, on refait connaissance, et puis elle est loin. Je ne la sens pas prête à s’engager, je pense qu’elle prend son temps.
Nous parvenons à l’extérieur, Lucas cache qu’il a froid, et d’un pas accéléré, il ouvre la marche le long de la rue. Dehors, une file immense zigzague derrière des barrières disposées sur l’esplanade. Lucas échange un simple regard avec moi, mais ne montre pas qu’il a froid.
Élisa nous indique de faire la queue du côté des billets prépayés.
— Ça ira plus vite.
À peine sommes-nous dans la file que l’adolescent boutonneux aux cheveux gras devant nous s’exclame tout ébaubi de nos costumes :
— Whaaaao ! Je peux faire une photo avec vous ?
Ce n’est que le début d’une des nombreuses séances de clichés et de selfies que tout le monde veut faire avec nous. J’aurais presque envie de reprocher à Élisa de ne pas m’avoir prévenue, cependant elle a eu raison sur un point : personne ne me regarde avec un œil inquiet.
Alors je joue le jeu, montrant mon profil le plus dégueulasse à l’objectif, autorisant quelques accolades pour des selfies. Lucas a encore moins de mal à se mettre dans la peau de son personnage. Les adolescentes prennent des poses lascives, une main sur son buste, une jambe repliée devant lui. Autant dire qu’il oublie vite le froid et regrette moins son costume.
Une heure et trente photos plus tard, nous pénétrons enfin dans le bâtiment. L’espace d’accueil est envahi par le brouhaha en provenance des halls. Élisa agite la main hors de la poche de sa veste :
— C’est moi qui ai les billets !
Les hôtesses prennent ses papiers. Aucune d’elle ne prête attention à moi. Ici je ne suis qu’un personnage de fiction. À dire vrai, c’est Lucas qui attire le plus les regards. La plus mignonne, tout en tamponnant le dos de sa main, lui dit :
— Au moins, vous, vous ne nous demanderez pas s’il y a un vestiaire.
Mon frère rougit. Alors que nous passons dans le hall, je me moque de lui en l’interpellant par un petit coup de coude :
— Ça fonctionne, tes hormones.
— Moque-toi. Peut-être que l’homme de ta vie est ici.
— Je le plains quand il découvrira qu’il ne peut pas enlever mon masque.
Mal à l’aise par ce rappel, il questionne.
— Ça va, toi ? Tu ne te sens pas mal à l’aise ?
— Non. Vous aviez raison. Je suis encore moins matée que quand je sors avec mon masque.
Nous avançons tous les deux, parmi cette foule où seule une minorité est déguisée. Pourtant, comme c’est l’usage, je n’attire le regard négatif de personne. En revanche les objectifs de smartphones sont de véritables mendiants. Trois minutes dans ce monde à l’envers, trois photos de groupes, et enfin nous respirons.
— Whaou ! s’exclame Élisa en bondissant et en tournant sur elle-même.
Elle éclate de rire, prend mes mains, puis me dit :
— On va faire plein de vilainies toutes les deux !
Je souris malgré-moi, car ma définition de ce mot fantasque est moins innocente que dans sa bouche. Elle lâche mes mains puis s’élance entre les stands d’éditeurs de comics et de manga.
J’erre au hasard, cherchant une œuvre consacrée au personnage de Double-Face, puisque je me retrouve liée malgré-moi à lui. Mais dans le peu d’ouvrages récents que je fouille, il apparaît peu. Hors c’est son développement et ses origines qui peuvent éventuellement m’intéresser. Les pages que je feuillette sont des tomes, complétés par plusieurs dessinateurs. S’ils commencent souvent avec un style graphique sympa, il y a souvent quelques planches simplistes à vomir. On y retrouve la violence des super héros, inintéressante au possible, et dont l’intérêt m’échappe. Je pourrais dire que c’est parce que je ne suis pas un garçon, mais Élisa comme de nombreuses filles présentes ici sont des exemples de féminité.
D’un coin de l’œil je repère une Princesse Leïa habillée en esclave, c’est à dire à demi-nue. Ses cheveux longs tombent jusqu’au bras de son dos, tressés, et un pagne devant ses jambes les met en valeur. Le ventre plat, les seins bien portés, les épaules fines, le modèle de perfection fait craquer les cervicales de tous les garçons.
Lucas s’approche de moi :
— Tu trouves quelque chose d’intéressant.
— Je lis. Et toi ?
— Moi, je suis là pour toi.
— Rien d’intéressant, même pas avec une chaîne qui pend à un collier d’esclave ?
— J’ai juste regardé.
Nous tournons tous les deux la tête vers elle, et elle sourit en venant vers nous.
— Génial ! Je n’avais pas vu !
— De ?
— Ben je n’ai vu que toi. Je me suis dit, tiens, Peter Pan a décidé de grandir. Mais le duo ennemi, c’est génial.
— Le duo ennemi ? m’étonné-je.
— Ben dans le dessin animé. Poison Ivy essaie de tuer Double Face lorsqu’il est encore Harvey Dent.
— Ah bah oui, je suis bête, dis-je sans rien en savoir.
— En fait, avoue Lucas, le choix de costumes, c’était pour accompagner notre frère.
Elle se tourne, aperçoit le Joker suspendu au coup de Harleyquinn pour le bécoter, puis elle sourit.
— C’est génial ! Et donc vous êtes frères et sœur ?
— Oui, répond mon frère.
Elle a bien enregistré l’information, et elle répond poliment :
— C’est cool en famille. Moi je suis venue rejoindre des potes, mais ils ont déjà de l’avance.
— Tu peux continuer avec nous.
Elle sourit, féline et lui répond avec une voix ronronnant :
— Bien essayé, Peter.
Elle passe sa main sur son buste, puis poursuit son chemin comme une panthère. Mon frère a une touche et ça me laisserait peut-être le champ libre pour draguer Marion. À ma grande surprise, Lucas part bouder en bout de gondole. Je le rattrape :
— Vas-y ! Attaque !
— Je ne peux pas, pas tout de suite.
— Pourquoi ? Traîne avec elle et ses potes !
— Pas là, je te dis. Je lis un truc et j’y vais.
— Ya une fille qui vient ici que pour trouver un geek à se mettre sous la dent, et toi tu prends ton temps ? Mais c’est le fantasme de tous les mecs du salon ! Tu veux te la faire piquer ?
Il se fâche :
— Elle m’a filée la gaule, je me balade en boxer ! Va faire un tour ! Je vous rattrape après !
Je suis surprise qu’à vingt-cinq ans une simple caresse ait suffi. J’éclate de rire malgré-moi, puis m’éloigne vers les deux tourtereaux. Élisa me dévisage jusqu’à ce que je sois à eux et me dit :
— Je suis fière de moi. La veste cintrée comme ça, les talons, ça fait femme fatale. Je crois que je regrette la perruque.
— Au point où j’en suis, je peux l’enlever, elle gratte.
Je la fais glisser puis détache mes cheveux.
— Ça fait vraiment glauque, tout le crâne, désapprouve Tristan.
— Du coup ça fait encore plus vrai, dit Élisa. Enfin normal vu que c’est… Mets ta perruque dans mon sac, là tu vas faire un malheur.
Je sourirais si je n’étais pas véritablement défigurée. Je préfère changer de sujet en lui donnant la perruque :
— Lucas nous rattrape.
Élisa met les cheveux postiches avec les mangas qu’elle a achetés, puis nous partons en direction des stands des produits dérivés où la foule s’est amassée, et où la princesse Leïa s’est arrêtée. Lucas se place à sa hauteur et engage la conversation. Pourvu qu’elle ne l’effleure pas.
Nous passons bien une heure ici. Seule, je regarde les bibelots, observe les passionnés sans savoir si je dois admirer ou non cet émerveillement simple qui les anime. Je sursaute en sentant une main me taper la fesse.
— Salut beau cul ! s’exclame Élisa. Tu t’éclates ?
— J’ai faim.
— Ouais moi aussi, reconnaît Tristan. Où est Lucas ?
— Je l’ai vu s’éloigner avec Leïa juste là il y a même pas deux minutes, dit Élisa.
Je porte mon regard magique vers la foule, recherchant une chaîne métallique. C’est à travers le mur des WC, à cinquante mètres, que je la trouve. Les deux squelettes qui vont avec son bien occupés.
— Je propose que nous mangions sans lui.
— Ben non, on va l’attendre, insiste Élisa peinée.
— Ils nous aurait dit s’il partait longtemps, on va l’attendre, ajoute Tristan.
Si Tristan est bougon, c’est qu’il a faim. Je m’adosse au mur et redessine la silhouette de sa petite amie qui vient d’apercevoir une connaissance. Quelle personnalité attachante. Non contente d’être gentille, il faut que ce soit une fille passionnée, qui va se costumer et se maquiller jusque dans le recoin de ses oreilles. Elle a le visage rond, des hanches rondes, et pourtant elle reste menue, légère et fragile. Son regard passe par-dessus son épaule, et elle me fait signe de venir à la rencontre de ses amis.
— Je vous présente Double-Facette.
Un hochement cordial me suffit à leur répondre et j’écoute simplement la voix d’Élisa sans entendre ce qu’elle dit. Tristan opine du menton, glisse des rires et quelques phrases. Quant à moi, je ne fais qu’être là, à la regarder gesticuler, sourire et s’épanouir dans cet univers coloré et imaginaire. S’il y a bien une vérité, c’est qu’à l’inverse de toutes les pin-up que Tristan a pu fréquenter, elle est la seule à avoir une personnalité. Si les gens disparaissaient brutalement, je me collerais délicatement contre son dos humerai le parfum de sa nuque, mordillerai ses oreilles… Mes pensées déraillent, s’emballent et s’emmêlent avec ce que ma vision m’a fait voir des sanitaires. Avec amusement, je l’imagine avec une chaîne autour du cou, les yeux peinant à s’ouvrir, la bouche émettant des petits gémissements de plaisir et mon ventre se réchauffe et s’humidifie malgré lui. Je ferme les paupières pour chasser mon imaginaire débridé.
— Ça va ? s’inquiète un des inconnus.
Élisa se retourne brusquement avec des yeux brûlants d’inquiétudes. Elle prend délicatement ma main.
— Tu me dis, si ça ne va pas. On peut sortir et revenir. Tu peux t’asseoir.
En baissant les yeux, j’ai une vue plongeante sur ses seins regroupés par le bustier. Malgré mes penchants pour les courbes féminines, les beaux décolletés n’ont jamais généré de désir fort. Mais les formes d’Élisa font naître l’envie d’y blottir le visage. Ses deux iris pleins de compassions sont comme deux braises qu’on aurait jeté sur mon cœur. Pourquoi Dieu ne m’a-t-il pas faite asexuée ?
— J’ai juste fermé les yeux deux secondes. Je vais bien.
Je jette mon regard au loin dans la foule pour fuir le sien et calmer la chaleur qui monte. J’aimerais jeter mon désir sur des filles inconnues, croiser une princesse Léïa lesbienne en chaleur. Cependant, impossible de se leurrer, il n’y a qu’Élisa ici qui provoque tant d’émoi.
Les yeux fermés, j’observe les squelettes qui vont et viennent, et tout en me concentrant sur cette perception verte, je fais redescendre ma température. La scène torride que j’ai imaginée s’évapore, comme éphémère, mais le besoin de contact avec Élisa demeure. Je pose mes bras sur ses épaules et lui confie :
— Ça va mieux.
Elle prend mes mains comme si elles étaient des sangles de sac à dos, m’obligeant à rester près d’elle. Le parfum de ses cheveux juste sous mon nez, je me sens vraiment comblée, comme si pendant quelques minutes, je la volais à Tristan. Lucas revient après presque un quart d’heure d’absence et sa compagne occasionnelle le suit à quelques secondes, empruntant une autre route. Si Élisa et moi pouvions nous éclipser de la sorte, ce serait réaliser un rêve.
— Elle ne reste pas avec nous ? m’étonné-je.
— Qui ?
— La princesse que tu as servie dans les toilettes.
— Je ne vois pas de quoi tu parles.
— T’as pris son numéro au moins ?
Il écarte les bras, comme pour indiquer qu’il n’a rien pour noter. Cela signifie qu’il y a toujours un risque pour qu’il me pique Marion. Il travaille en région Parisienne, elle sur Rennes, il faut que je déménage vite. Le danger de perdre une concubine potentielle renforce mon besoin de séduire Élisa. Je recule mes mains puis masse avec les pouces la nuque délicate du Joker. Sa voix disparaît, et on n’entend plus que celle de Tristan.
— Ah ! Mon frère est revenu ! On va pouvoir grailler !
— Génial ! Poison Ivy ! Sérieux, on fait une photo tous ensemble !
Élisa sort de son coma artificiel et s’arrache à mon massage. Elle passe son bras derrière mon coude et derrière celui de Tristan. Sur la photo, on verra une Double-Facette droite et sinistre, avec une Jokerine et son compagnon tirant la langue, ainsi qu’un beau gosse en écharpe de lierre qui s’est mis de profil pour gonfler ses muscles.
— On a le choix ? Japonais ou sandwich ? questionne Tristan.
— On tire à pile ou face ! lâche Élisa. Côté normal, japonais, côté rayé sandwich !
Je sors la pièce de ma poche, la fais sauter vers le plafond, la rattrape sans aucune maladresse, puis ouvre la main. Ce sera japonais. Les garçons se mettent en marche et Élisa me retient par la main. Appuyée sur mon poignet, collée à mon bras, mes doigts retrouvent près de son entrejambe. Souriante, les yeux bleus puissants, elle me dit :
— Tu me refais un massage quand tu veux.
Pur hasard ou bien invitation saphique ? Elle saisit mes phalanges jusqu’au petit stand. La plupart des gens sont assis contre les murs du hall, dévorant des sandwichs préparés pour l’occasion. Sa main me quitte puis elle fait un bond en avant pour saisir le bras de Lucas.
— On ne se sépare plus ! C’est ensemble qu’on a la classe !
Puis elle consulte la carte avant de me demander :
— Double-Facette, tu me dis si je dois prendre des Yakitori ?
Comprenant le désir d’un arbitrage du hasard, je fais sauter la pièce. Elle m’échappe et roule près du comptoir. Élisa se penche pour la ramasser, mettant bien en valeur son fessier et Tristan lui dit :
— Ne te relève pas chérie !
Il se colle contre elle et imite une levrette. Lucas et moi échangeons un regard navré, mais, ça la fait rire. Il la maintient étreinte dos contre lui en chatouillant son cou de petits baisers. En me rendant ma pièce, les yeux étirés d’amusement, elle croise mon regard neutre. Soudainement gênée, elle demande à Tristan d’arrêter.
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