Le père
C'est bien comme il se le rappelle, dans ce village de bouseux : dès la nuit tombée, ils sont tous couchés.
Il avance lentement.
Prudent, à pas comptés…
Le cri des cailloux sous ses chaussures l'oblige à s'arrêter souvent…
Rien ne bouge… Un hibou hulule, un chien aboie…
Quelques secondes pour écouter le village respirer et il reprend sa progression...
Le Fourneau a dit que la gosse dort dans la chambre face au petit verger et à la fontaine…
Les cailloux sont remplacés par de la terre battue jusqu'à la maison : il peut se déplacer plus rapidement.
Le dos collé au lierre, qui commence à rougir en ce début d'automne, Hervé prend le temps d'observer autour de lui si quelqu'un peut l'apercevoir.
Il se souvient de ce jour de juin, il y a huit ans, où il a débarqué à Massoy.
Les moissons allaient commencer. À l'époque, il passait d'un village à l'autre pour ramasser le bon qu'il y trouvait et vivre en insouciant. Il était fort, adroit et charmeur, il trouvait facilement de l'ouvrage et vivait sans projet.
Aujourd'hui que son caractère s'est durci, c'est plus difficile de trouver une besogne honnête, son charme l'a abandonné, sa vie dissolue a usé ses forces. Il s'aigrit, la vie ne lui donne pas ce qu'il mérite.
La faute à « pas d'chance » et aussi aux gens qui le jugent et le rejettent, comme ceux-là qui dorment, ignorant que le loup est dans la bergerie et qu'il vient réclamer sa part.
Hervé ricane silencieusement.
Il y a huit ans, le bon de ce village-là, ce fut Francine, comme une fleur du jour, fraîche, veloutée, attirante.
Quand il était arrivé, la mère venait de mourir, il n'avait eu aucun mal à se rendre indispensable auprès de la belle brunette aux yeux gris. Elle était tombée si vite dans les bras.
Mais avec elle, lui aussi trouvait la vie bien belle. Il avait même envisagé brièvement de s'installer. Pourtant tous les villageois les regardaient de travers ! Elle était la seule à l'aimer.
Finalement, elle avait tout gâché quand elle lui avait annoncé, avec une joie à vomir, qu'il allait être papa. Il avait vite pris le large pour s'éloigner du piège.
Et puis à l'usage, la fréquentation des péquenots l'assomme.
La lune éclaire suffisamment les alentours pour qu'Hervé Bossano progresse sans difficulté.
Reste la fenêtre…
Mais c'est une nuit pour les voleurs : les battants sont légèrement disjoints, chacun bloqué par un fer manoir. Il suffit au fourbe chanceux d'introduire une écorce le long d'un des montants au milieu de la fenêtre pour relever le loquet.
Les oiseaux ça ne dort que d'un œil. Lorsqu'il entend les bruits légers venant de l'extérieur, le rouge-gorge s'approche en volant.
La fenêtre est ouverte, Hervé Bossano l'enjambe facilement et tombe nez à bec avec le volatile de sa fille. Il s'attendait plus ou moins à le voir, cet oiseau, mais lui est trop surpris il n'esquisse même pas le début d'une fuite.
D'un geste vif, stimulé par l'adrénaline, Bossano saisit l'oiseau et le brise dans sa poigne. Mue par un instinct nébuleux, Morgane ouvre les yeux lorsque l'intrus ouvre sa main et que Siffle tombe au sol. Elle ne comprend pas. Un sentiment d'horreur l'étreint.
Hervé se jette sur elle, lui ferme la bouche avec sa main et la garrotte de sa force d'homme. L'enfant se débat et l'homme lui chuchote : « J'ai tué ton oiseau, je peux faire la même chose avec toi ou ta mère ! Tiens-toi tranquille ! »
Morgane cesse de se débattre et sent sa gorge se reserrer autour des sanglots qu'elle ravale tant bien que mal…
Siffle…
Quitter le village est une formalité. Il porte l'enfant par dessus son épaule et la tient durement contre lui.
Quand ils sont assez loin, Hervé Bossano la pose au sol :
« C't'à moi qu't'obéiras, c'est avec moi que tu vas vivre, c'est moi ton père…
— T'es pas mon père, c'est Féfé mon père, toi t'es qu'un sale bandit et t'as tué Siffle, t'es un méchant, le plus mé… Bossano lui assène une lourde gifle qui la coupe dans son élan,
— T'as pas tort, ch'u pas un gentil et ch'te conseille de pas l'oublier ! Si tu veux que ça marche pour toi. »
Il ne ressent rien pour sa "fille".
La seule personne qui compte dans la vie d'Hervé Bossano c'est Hervé Bossano lui-même. Et cette petite emmerdeuse ne l'intéresse que dans la mesure où elle lui rapportera l'oseille qu'il mérite, comme l'Fourneau l'a dit ! Et s'il est vrai que celle-là c'est sa fille, aucun doute, il a le droit d'en tirer un profit.
Il la tient par la main et l'oblige à tenir une cadence de marche épuisante pour elle. Il doit rallier Charanton le plus vite possible. Personne ne doit les voir.
C'est Marcel qui a tout pensé :
« D'abord faut qu'tu sois présentable, tu dois plus attirer l'attention. Ch't'ai ramené des frusques. Tu d'viens propre et tu picoles plus comme un trou ! Si t'appliques pas, t'entendras plus parler de moi et adieu la belle vie. J'va payer ta pension pour deux mois, tu me les devras et tu me les rendras avec les intérêts dès que ta sorcière rapportera des picaillons.
T'attendras la rentrée, pour agir, y'a trop de monde réveillé tard à l'été. Tu fais gaffe au piaf, il est toujours avec elle. Pi après tu vas à Charanton, ch't'y laisserai un biclou. Et là, jusqu'à Saint Jeuney tu laisses le vélo en arrivant et tu vas te planquer une semaine. Parce qu'ils vont la chercher ! Ch' connais une cache dans la rue des bigleux. La bonne femme qui tient le bouge m'en doit une, elle est pas curieuse. Ch'te filerai des clefs. J'y ai interdit d'aller vous voir. J'ui ai dit que la mère de la gosse est une putain et qu't'enlève la gamine pour la tirer du milieu... »
Il a tout bien cogité l'Fourneau.
Si la gamine a la moitié du talent qu'il dit, le fric tombera comme la pluie en automne.
Tout l'monde voudra voir la fille des oiseaux. Mais il va falloir tracer loin, prendre le train. Alors il a raison le Marcel, faut que ça se tasse d'abord.
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