Le ravak

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Le ravak

 

Hoc avance. En silence. Bouche entrouverte, il retient sa respiration. Il sent sur sa peau la chaude humidité des pluies de ces derniers jours. L’air est moite, étouffant. Hoc serre ses doigts sur la tige de métal logée dans le creux de la main.

Le ronronnement des camions sature le lointain. Il imagine leur longue file ondulant comme un serpent regagnant sans hâte son refuge.

Ses membres fins dessinent d'étranges et lentes arabesques. Hoc sait que tout geste brusque, tout craquement involontaire ferait fuir la bête. Les ravaks se font rares. Celui qu’il traque s’est probablement égaré loin de son territoire. Le garçon ne peut rater une telle occasion. Le ravak est à présent tout près, il le sent, il le sait. Il le dénichera. Il pense même l’entendre, tapi sous un tas de déchets, mastiquant avec application un bout de mangue gâtée. Hoc scrute le tas d’immondices répandues à ses pieds.

Devant lui, à perte de vue, les collines s’effacent progressivement dans la lumière blafarde de l’horizon. Les reflets bleutés des sacs de plastique ponctuent d'une tâche vive la couleur délavée des ordures rejetées par Zangor. L’air épais estompe les nuances. Plus bas un petit vallon se dessine, blême dans une luminosité qui écrase le relief. En son creux est tendue une bâche de plastique bleu, accrochée à des piquets de bois qui émergent des déchets, dérisoire refuge contre des pluies redoutables en cette saison. Vers l’arrière, au bord des tranchées creusées par les coulées d'eau, d’autres cabanes abandonnées, dispersées, qu’on peut deviner au toit de tôle ou de bois qui luit dans le paysage. Non, le ravak n’approche jamais de l’habitation de l’homme. L’homme est son prédateur. Sur ce terrain à découvert l’animal peut se faire embrocher avant même de pouvoir s’engouffrer dans un puits de cendres.

 

Hoc avance d’un pas. Il se sent plus léger que les volutes de fumée qui parsèment l'horizon. À deux mètres devant lui son regard acéré se fige sur une touffe d’herbe desséchée qui jaillit d’un trou, au pied d’un panneau de bois dont les inscriptions effacées ne signifient plus rien. Hoc ne sait pas lire. Elles n'ont jamais rien signifié pour lui. En bon chasseur, il sait d’instinct que le ravak s’est réfugié là, dans cette broussaille miraculée au milieu des ordures, où les bêtes peuvent se fondre. Il avance encore, en apesanteur, puis encore. Il le voit. Le ravak lui tourne le dos. Ses petites oreilles pointues bien dressées. Sa longue queue rose et lisse finement annelée se tortille comme un serpent. Son poil ras est du même gris bleuté que le paysage. Sans une acuité visuelle exercée, personne ne pourrait le distinguer des déchets qui l’entourent. Hoc ne respire plus. Au loin un avertisseur retentit, déchirant le ronronnement des camions. Il annonce l’arrivée d’un nouveau convoi qui croise celui qui descend. Le ravak cesse de mastiquer. Il s’immobilise. Il lève le museau, frétille les moustaches pour sentir d’où vient le danger. Le garçon distingue les petites dents tranchantes. Il porte son poids sur la jambe arrière, lève le bras armé, pointe la tige de fer. Le trait file avec force à l’instant même où le ravak bondit. Il frappe au flanc l’animal qui tourbillonne sur lui-même en poussant un cri aigu et furieux, s’agite en convulsions brouillonnes. Un jet de sang gicle sur les plastiques proches.
Hoc se rue sur sa proie. Il évite les dents qui mastiquent l’air, la queue qui cisaille la broussaille. Son cœur bat la chamade. Il saisit la tige, transperce la bête de part en part. La queue aux reflets roses fouette l’air dans un sifflement rageur, tente de s’enrouler sur le bras du garçon. L’animal tressaute encore quelques secondes, puis dans un râle d’agonie s’affaisse, inerte. Hoc soulève la tige à bout de bras. Sa victime pend à présent, misérable, sans vie.

 

 

Le garçon escalade en courant la colline d’ordures la plus proche. Il lève les bras, offre sa victime à un improbable dieu, les yeux étincelants de fierté.

- Yango !

Il hurle sa joie vers les nuages noirs qui épaississent le ciel.

Puis il éclate d’un rire clair, scrute l’horizon bouché. Là-bas, loin, très loin, là où il n’ira sans doute jamais, s’étend Zangor, la grande cité. Grâce à elle, aux détritus qu’elle expurge, au flot quotidien des restes qu’elle offre aux hommes et aux bêtes, des ravaks viennent encore jusqu’ici chercher leur lot de nourriture frelatée.

Hoc respire à pleins poumons. Son odorat est habitué depuis longtemps à l’odeur de la décharge. Une odeur si forte, si prégnante, que rien ne distingue un jour d’un autre jour, ni une heure d’une autre heure. Il ne sent plus rien. Ses repères sont ailleurs. Dans les lignes, les mouvements, les faibles variations de lumière. Il redescend en courant, tout heureux. Il tirera facilement deux mille riels de ce ravak. Les proies comme celle-ci ne sont pas courantes. Il trouvera des acheteurs. Il vient de gagner par ses qualités de chasseur, en quelques minutes, deux jours de travail sur la décharge. Oui, Hoc se conforte dans l’idée qu’il peut compter sur lui-même. Il sait se débrouiller bien mieux que les adultes. Les ravaks devraient se méfier !


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