Jeudi 20 mai 2021, 18 h 55

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Le généreux soleil de cette fin d’après-midi printanier inonde la salle. La lumière chaude rehausse la couleur fauve des boiseries.

Ils sont neuf autour d’une grande table ovale. À une extrémité, la présidente du jury et, de chaque côté, deux assesseurs. En face, les six jurés qui doivent maintenant, après quatre jours de procès, décider du sort de l’accusée. Devant eux, une simple feuille. Le hasard les a projetés là, malgré eux, les épaules chargées d’une responsabilité qui les dépasse. Assurément un grand moment de leur vie. Et si certains ont cru affronter cette affaire sans trop se poser de questions, engoncés dans leurs convictions, la solennité du lieu, des débats, l’intervention des juges, des victimes et de tous les autres protagonistes les a vite rattrapés et a quelque peu bousculé leurs certitudes. Et maintenant, ils sont là, prêts à prendre des décisions dont va dépendre la vie future d’une personne qu’ils ne connaissaient pas voici encore quelques jours.

La présidente termine son énoncé introductif.

— Mesdames et messieurs les jurés, je viens donc de vous rappeler les faits ainsi que le rapport sur la personnalité de l’accusée. Je vous propose de répondre à la première question sur la culpabilité. La réponse est simple : oui ou non. Il ne peut y avoir de réponse intermédiaire. Il vous faut l’écrire sur le papier que l’on vous a distribué et le mettre dans l’urne après l’avoir replié, puisque tous les votes se font à bulletins secrets. Je vous laisse donc décider en votre âme et conscience. Inutile, je pense, de vous rappeler qu’il s’agit de votre intime conviction et que de votre décision, dépend le sort d’une personne.

Serge Richter, 55 ans, grommelle en se renfonçant dans son siège. Père de trois enfants, il a une vision simple de la vie, de l’autorité et de la place de la femme dans la société ; elle reste à la maison, en charge des gamins et des tâches familiales. L’autorité, c’est lui. Il faut dire qu’avec sa forte carrure, alourdie par une bedaine de buveur de bière et un profil de rugbyman, on hésite à le contrarier. Des femmes, il en croise régulièrement. Sa vie de commercial lui laisse beaucoup d’opportunités pour tromper son épouse et lui permet ces aventures « sans importances ». Il est arrivé à ce procès irrité. Il n’y a pas eu de problème avec sa boîte ; de toute façon, il est impossible de se dérober. Ce n’est pas compté sur ses congés — manquerait plus que ça — après ces quatre jours, où tout a été décortiqué, il ne comprend toujours pas comment cette nana a pu tuer ces mecs.

— Ça devait être des lopettes pour se faire déglinguer par cette connasse, je te l’aurais laissée sur le carreau moi !

Il a du mal à s’avouer qu’il a été secoué lorsqu’a été abordée l’enfance de l’accusée.

— Bon, une torgnole ou deux ça fait grandir, j’ai eu mon compte aussi, mais non, pas comme ça quand même. Ce type était un vrai salaud. Y avait de quoi devenir dingue, c’est sûr, mais c’est pas une raison pour la laisser se balader dans la nature.

Il dépose son papier dans l’urne en premier.

Jérémie Monier, 28 ans, est encore tout retourné par ces quatre jours, et même bouleversé. L’incroyable histoire d’amour de cette meurtrière l’a totalement séduit, et sa beauté aussi, sans doute. Bien fait de sa personne, il connaît un peu les femmes et les admire par certains côtés. Celle-ci l’a scotché. Elle a quand même une sacrée force de caractère pour avoir tenu le coup.

— Il n’y a que dans les romans que l’on voit des histoires pareilles. Je le comprends le gars, l’amour absolu c’est rare. Bon, après, c’est vrai qu’elle y a été un peu fort, mais quand on connaît sa vie ! Coupable, oui bien sûr puisqu’elle a avoué, de toute façon.

Il hésite encore, retournant son bout de papier entre ses doigts, inscrivant « oui » à regret.

Nathalie Martin, 53 ans, redoutait cette audience, à raison. Elle vient de découvrir des travers de la nature humaine qu’elle aurait bien voulu ne jamais affronter. Bonne mère de famille, s’occupant assidûment de ses trois enfants, elle sait bien que d’autres n’ont pas la chance de tomber dans une bonne famille. Mais ce sont des horreurs que l’on évoque à l’occasion et qui restent vagues. Là, elle s’est pris la réalité en pleine face et, qu’elle l’admette ou non, beaucoup de ses convictions de fervente catholique ont été ébranlées.

Cette pauvre femme n’a pas la foi ou alors elle l’a perdue. Et pourtant, même lorsque la vie devient dure, c’est bien là qu’il faut se rapprocher de notre Seigneur. Espérons qu’elle découvrira la paix et la rédemption dans les épreuves qui l’attendent. Elle doit penser à son enfant.

Elle inscrit « coupable » sans hésiter.

Carole Lamy, 40 ans tout juste, ce qui lui a porté un coup au moral, a du mal à se tenir sur sa chaise qu’elle trouve inconfortable.

— Je n’aurais pas dû mettre cette jupe trop étroite. En plus, si cette séance s’éternise, je vais avoir une tête épouvantable.

Toujours au plus près de la mode, accro aux réseaux sociaux, ces quatre jours ont certainement été, pour elle, du temps perdu. Mais, arrivée à cette échéance, seule avec elle-même, elle se sent un peu désespérée et surtout désarmée. L’étalement de toute cette… merde l’a rendue triste.

— Je suis désolée pour cette pauvre fille, mais à chacun ses galères. C’est vrai qu’elle n’a pas été gâtée par la vie. De quoi j’me plains moi ?

Elle n’a pas voulu participer à la sortie optionnelle de la visite de la prison que l’on propose aux futurs jurés lors de leur journée de formation.

— Putain, la vie en prison, j’ose même pas imaginer ! Bon, j’espère qu’on va pas passer une heure là-dessus, coupable, oui, évidemment.

Rémy Gantzer, 35 ans, célibataire, trouve qu’il fait chaud dans cette salle, mais il a toujours trop chaud, gêné par sa forte corpulence. Il s’éponge le front tout en tournant et retournant son bout de papier. Ça ne lui plaît pas d’avoir, comme ça, à décider que quelqu’un est coupable ou non. Chaque parcours de vie est unique. Il en sait quelque chose, lui qui travaille à « pôle emploi ». Cette pauvre fille avait déjà un mauvais karma au départ et elle a eu rarement le choix dans sa vie. Sa beauté l’a troublé, lui qui n’a jamais encore osé aborder une femme, rongé par ses complexes de « gros ». Il a tendance à les idéaliser et à les désirer de loin. Il voit, dans cette histoire, avant tout, un immense gâchis.

— Elle a avoué bien sûr, donc coupable au regard de la loi des hommes, mais ça me fait chier !

Aurélie Keller, 34 ans, célibataire, son métier d’infirmière à l’hôpital ne lui a pas laissé le temps de fonder une famille. Petite, menue, elle semble toujours s’excuser d’être là. Elle s’exprime doucement en parlant les mâchoires serrées. Elle est bouleversée par ces quatre jours, le calvaire de cette fille et sa descente aux enfers. Le sordide, la douleur humaine, elle connaît, mais là, quand même. Elle est arrivée très préoccupée à ce procès. Se trouvant incapable de juger qui que ce soit. Son fond d’altruisme a été, depuis longtemps, largement abondé par son métier. La noirceur de l’âme humaine la désespère. Mais finalement, par-dessus toute cette fange, il y a un tel romantisme dans cette histoire que l’espoir est toujours possible.

— Coupable ? mais coupable de quoi quand on a connu cet enfer ? de quel droit peut-on juger… « ça ». Et pourtant, je suis bien obligé de mettre oui. Et le gosse dans tout ça ? quelle merde !

Et puis elle a compris, tout le long du procès, que cette jeune femme veut être reconnue coupable. Cette rédemption lui est nécessaire pour pouvoir tourner la page et vivre, ensuite, pleinement, les années qui lui resteront. Elle griffonne sa réponse avec un profond soupir.

L’assesseur apporte l’urne à la présidente qui déplie les bouts de papier un à un.

— Bien, nous avons six « oui », soit neuf avec nos votes. L’accusée est déclarée coupable. Il est bien évident que, puisque l’accusée a avoué, il ne pouvait y avoir d’ambiguïté sur cette question.

Elle donne les papiers à un assesseur qui les brûle dans un petit cendrier.

— Maintenant, nous allons entamer la réponse sur la deuxième feuille. Il s’agit de voter sur la peine. Le débat est ouvert, vous pouvez échanger librement et nous sommes là pour répondre à vos questions. Votre intime conviction requiert, de votre part, d’être sûrs d’avoir tous les éléments nécessaires. Je vous rappelle qu’en aucun cas, il ne sera demandé de justifier votre décision. Mais avant de commencer cette deuxième partie des délibérés, je vous propose de faire une pause, un plateau-repas va vous être apporté.

Un brouhaha de contentement envahit la salle.

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