Samedi 21 juillet 2018

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Le brocard est à moins de 15 mètres. La lumière est chaude, en contre-jour, les fleurs pourpres des centaurées complètent ce superbe tableau. Geneviève commence à le distinguer parfaitement dans son viseur. Elle devine bien les frémissements des muscles qui tressaillent sous la peau fauve. L’animal, tout en broutant, reste en alerte. Il relève souvent la tête brusquement pour surveiller les alentours. À dix mètres, Geneviève aperçoit tous les détails : les grands yeux sombres qui reflètent la luminosité du ciel, bordés de longs cils, le mufle humide qui hume en permanence les odeurs environnantes et les oreilles tendues vers l’avant. À cette distance, l’animal commence à se méfier de cette forme indistincte et étrange dans la haie qu’il identifie comme quelque chose de suspect. Geneviève sent bien l’inquiétude grandir en lui ; elle observe les multiples petits tressautements des muscles ; même elle voit battre la jugulaire. Elle comprend qu’elle ne peut plus attendre ; elle appuie sur le déclencheur. Une belle série d’images s’enregistre sur la carte SD de son Olympus.

C’est vraiment super ces nouveaux appareils sans obturateur, aucun bruit, il ne se doute de rien.

L’animal reste figé, le regard rivé sur la toile de camouflage. C’est sans doute, une des journées les plus chaudes de ce mois de juillet. Geneviève sent la sueur lui ruisseler dans le dos. L’atmosphère devient étouffante sous la toile.

Je ne sais pas si je vais encore tenir longtemps, mais bon, là je crois que j’ai de beaux tirages en vue, ça va « péter » à Wintzenheim. Quel pied cette proximité ! je pourrais presque le toucher.

Le chevreuil en alerte est maintenant tiraillé entre un instinct de fuite, comme c’est souvent le cas, et par la curiosité qui le pousse à s’approcher encore d’un mètre.

— Oui, approche encore mon beau, ça va être un superbe portrait.

Et c’est à ce moment-là, comme une fatalité, que le portable sonne bruyamment dans la poche de Geneviève qui ne peut s’empêcher d’étouffer un juron. Elle se contorsionne comme elle peut, pour extraire ce maudit appareil. La toile bouge. Le chevreuil regarde fixement l’endroit où il finit par pressentir un danger. Il s’éloigne en plusieurs bonds tout en aboyant très fort. Geneviève a enfin récupéré cet « engin » qu’elle abhorre particulièrement, car, comme un fait exprès, c’est toujours quand il ne faut pas que ce p….. de téléphone sonne.

— Commandante ?

— Oui, Sébastien.

Impossible de ne pas reconnaître la voix de son adjoint.

— Vraiment désolé, pour une fois que vous aviez un jour de congé, mais là on a une belle saloperie, ce n’est pas beau, vous verrez.

— Bon, j’arrive, c’est où ?

— 10, rue de la Chapelle

Geneviève s’extirpe définitivement de sa toile de camouflage ; au loin le chevreuil aboie toujours. Elle ressent un grand soulagement de pouvoir à nouveau respirer librement.

— Ouf ! on n’a plus vingt ans ! Enfin, ce n’est que la cinquantaine qui approche, mais il va falloir faire attention à rester en forme.

Elle est contente d’avoir fait l’effort de perdre quelques kilos pour cet été, même si le surpoids n’est pas encore près de déformer sa silhouette d’une cinquantenaire bien conservée.

— OK ! promis, je vais y aller plus doucement sur le chocolat.

Elle sait bien que Sébastien ne la dérangerait pas sans de sérieuses raisons, donc, inutile de demander des détails maintenant. Un sale pressentiment vient se loger au fond de son crâne.

Une demi-heure plus tôt

La façade blanche du commissariat de Saint-Louis, flambant neuf, est presque aveuglante sous la lumière crue de cette matinée de juillet. Une vingtaine de fonctionnaires s’affairent à différentes tâches. Dans une large salle très lumineuse, divisée en bureaux vitrés, cinq policiers tiennent la permanence des urgences :

Sébastien Amiot, capitaine de police, la trentaine, célibataire. D’allure sportive, il montre le même dynamisme dans son tempérament que dans son caractère, ce qui lui a valu d’accéder rapidement au grade de capitaine, aidé par une certaine intelligence.

Jean Wolff, brigadier-chef, 55 ans, a déjà pas mal de « bouteille ». Son léger embonpoint et son âge l’ont fait, depuis longtemps, renoncer à courir après les voleurs. Il est à Saint-Louis depuis pas mal d’années dans cette équipe. C’est le pilier, la valeur sûre. Très consciencieux dans son travail, doté d’une excellente mémoire, il est le référent que l’on consulte de plus en plus.

Laura Ebmeyer, gardienne de la paix, 25 ans, est présente dans l’équipe depuis deux ans. Avec un tempérament un peu trop « instinctif », elle a bien réussi à se maîtriser auprès de Sébastien Amiot et de Jean Wolff. C’était nécessaire, une enfance un peu difficile lui a légué une sensibilité à fleur de peau qu’elle avait trop tendance à laisser déborder. Elle est rentrée dans la police avec le sentiment de pouvoir rendre des comptes, approche nuisible à ce métier, qu’elle a appris à écarter.

Le brigadier Éric Lefebvre, 45 ans, marié et père de jumelles. Motivé, il veut monter en grade et en responsabilité. Sa famille passe avant tout et une grande photo de tout son petit monde trône sur son bureau.

Enfin, Thomas Fellet, adjoint de sécurité, n’est là que depuis quelques mois. Chaque jour, pour le moment, lui fait découvrir une nouvelle facette de ce métier qu’il a choisi et qui ne le déçoit pas. Il ne sait pas encore qu’aujourd’hui va survenir un événement qui va bouleverser sa vie professionnelle.

Neuf heures dix. Le téléphone sonne, Wolff décroche. C’est une voix de femme paniquée qui est à l’appareil ; elle bredouille des propos incompréhensibles :

— Tout ce sang… mon Dieu… au secours, aidez-moi.

Wolff réagit très vite, il fait signe au lieutenant tout en mettant le haut-parleur.

— Je vous écoute, calmez-vous et dites-moi d’abord où vous êtes.

— Chez mon frère… 10 rue de la Chapelle.

Wolff griffonne immédiatement l’adresse

— Qu’est-ce qu’il se passe ?

— … Il est dans la cuisine... oh tout ce sang, je crois… je veux dire, je crois qu’il est mort...

Et la voix s’éteint dans des sanglots.

— Vous ne bougez pas et ne touchez à rien, on arrive.

Instinctivement les deux gradés comprennent que, là, c’est du « lourd ».

— Vous y allez avec Laura, dit Sébastien, je vous suis avec le « P’tit » dit-il en montrant Thomas du menton. Éric ? Tu gardes la boutique.

Celui-ci acquiesce d’un hochement de tête.

— Oui, dit Wolff, en s’adressant à Thomas, je sens que ça va être ton baptême du feu.

Le trajet est court et en moins de six minutes les deux véhicules arrivent toutes sirènes hurlantes. C’est un quartier résidentiel, en partie lotissement, de petites maisons individuelles, plutôt modestes. Les parcelles sont à peu près identiques, ce qui crée une certaine uniformité, reflet d’une époque où l’accession à la propriété individuelle était le but d’une vie. Époque bénie pour certains promoteurs qui ont profité d’une législation encore assez laxiste.

Un attroupement s’est formé au niveau d’une maison jaune vif avec un petit jardinet devant. La porte est grande ouverte. Il faut intervenir très vite.

— Laura, avec Thomas vous faites reculer et vous balisez, dit Amiot. Allez, Jean, on va voir.

— Tu me suis pour le moment, dit Laura à Thomas.

Amiot et Wolff se dirigent rapidement vers les personnes présentes. Ils identifient sans difficulté l’auteure du coup de fil. Elle est effondrée sur le trottoir avec deux voisins autour d’elle qui tentent de la réconforter.

— Jean, tu appelles les secours, moi je rentre, ensuite tu me rejoins.

— Laura, commande le brigadier-chef, tu t’occupes de la dame.

Sébastien constate l’absence d’effraction sur la porte d’entrée. Au premier abord, rien d’anormal. À droite, la cuisine, petite, simplement aménagée d’éléments en bois brut. Au centre, une table de pin avec quatre chaises et, posées au milieu, deux canettes de bière entamées. Et puis, il y a ce sang qui macule quasiment tous les éléments de cuisine et la table. Le corps est affalé sur la droite dans le coin formé par les meubles ; telle une poupée de chiffon abandonnée par un enfant, il gît dans une position désarticulée presque risible, baignant dans une mare de sang.

Visiblement il a reçu plusieurs coups de couteau

Sébastien voit un couteau de cuisine ensanglanté sous la table. Jean le rejoint.

— Eh bien, une belle boucherie, quoi.

— Ouais, bon, on sort, moins on piétine là-dedans, mieux ce sera.

Sébastien agite son portable tout en parlant à Jean.

— J’appelle le proc, le légiste et la brigade de Mulhouse, et puis là je ne peux pas faire autrement que de prévenir la patronne. C’est bon, il tient le coup le « jeunot » ?

— Oui, répond Wolff. Est-ce qu’on le laisse voir ?

— Oui, de toute façon c’est le métier qu’il a choisi, alors allons-y. Mais il jette un œil sans entrer dans la pièce et deux secondes seulement, évitons que trop de monde patauge là-dedans. Avec Laura, commencez à interroger les gens qui sont là.

Les sirènes des pompiers enflent très vite, trois véhicules se garent au milieu de la rue. Sébastien les rejoint.

— Bonjour, pour le moment il faut s’occuper de la personne qui est là, dit-il en désignant la sœur de la victime, elle est en état de choc. En revanche, attendons la scientifique avant de rentrer.

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