Samedi 21 juillet 2018 (3)

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En roulant vers chez elle, Geneviève ne peut s’empêcher de passer en revue tous les éléments et d’élaborer des hypothèses. Mais pourquoi met-elle la charrue avant les bœufs ? Elle sait bien qu’il est dangereux, pour la réussite d’une enquête, de se laisser aller à des supputations. Elle s’arrête devant sa maison, à Village-Neuf. L’arche qui surplombe l’entrée est une pure merveille, car le rosier blanc, mélangé à la clématite, est à son apogée et, en plus, elle embaume jusqu’à l’intérieur.

Bernard surveille ses tomates gratinées au four pendant qu’il dépose les côtes d’agneau sur la plancha. Ici, c’est lui le chef de cuisine. Il adore préparer de bons petits plats pour sa femme. Les liens entre eux deux sont très forts et il l’admire pour la manière dont elle gère sa vie professionnelle, même s’il ne le lui a jamais dit ouvertement. Après tout, quand on s’aime vraiment, les mots sont parfois inutiles, petite lâcheté masculine. Et pourtant, tout a vacillé voici dix ans. Ils vivaient à Strasbourg, Geneviève avait un bon poste au commissariat central. Mais ses prérogatives augmentant, elle s’absentait de plus en plus du foyer familial. Bernard se retrouvait trop souvent seul, y compris pour gérer la vie de leurs deux enfants, Julien et Chloé, qui connaissaient alors quelques problèmes de scolarité. L’ambiance à la maison était devenue délétère et, inévitablement, la crise éclata. Heureusement, l’un comme l’autre ne pouvait envisager une solution ultime. Alors il fallut bien mettre tout à plat, avoir une bonne et grande explication de préférence sans éclats de voix. L’évidence s’imposa d’elle-même : il fallait partir, ce qui signifiait pour Geneviève de revoir ses projets de carrière. Elle postula donc pour être nommée commandante au commissariat de Saint-Louis qui était alors vacant. Ce poste, dans une petite ville, ne requérait pas les exigences de la métropole strasbourgeoise. Bien sûr, cela fut mal compris par sa hiérarchie, car elle régressait en quelque sorte et mettait fin à des perspectives de carrière prometteuses au sein de la direction centrale. Bernard accepta le poste de proviseur dans un lycée de Saint-Louis, pas très bien coté à cause de quelques problèmes de violence, mais cela ne l’arrêta pas une seconde. Dix ans plus tard, le constat est là, c’est une réussite. Non seulement ils ont sauvé leur couple qui en sort renforcé, mais les enfants ont une vie épanouie. Chloé, la plus jeune, commence une carrière dans un magasin d’optique, et Julien est informaticien dans une entreprise de transport à Obernai.

Lorsque Bernard la voit au moment où elle franchit le seuil de la porte, il devine tout de suite que son air préoccupé ne lui vient pas des observations qu’elle a faites ce matin, lesquelles lui donnent plutôt un air réjoui.

— Pas besoin de parler, j’ai compris, dit-il en lui déposant un baiser sur la bouche, je connais bien cette tête-là, mais ça faisait longtemps que je ne l’avais pas vue.

La chatte tricolore, Capucine, la vraie maîtresse de la maison vient tout de suite pour tendre son croupion à Geneviève. Le rituel doit être respecté. Elle se gonfle ce qui est déjà un exploit vu son embonpoint et roucoule en pianotant des pattes avant. Geneviève lui gratte la base de la queue, là où ça fait du bien, si l’on en juge par les gloussements de satisfaction de l’intéressée. Ensuite, elle se retourne pour des caresses sur la tête... et s’éloigne, comblée.

— Oui, tu as bien deviné, une affaire qui s’annonce complexe. Je vais prendre une douche et me changer, je pue le bouc, dit-elle en lui rendant son baiser.

— Hum, une odeur sui generis c’est excitant.

— Oui, mais non, pas pour moi.

— J’ai préparé le repas.

— Tant mieux, car j’ai peu de temps, lance-t-elle en montant rapidement l’escalier.

Sous le jet tiède, elle se détend et laisse couler longtemps l’eau sur son corps. Elle redescend pour se mettre à table juste au moment où Bernard l’appelle en lui demandant si elle ne s’est pas noyée.

— Ça va aller ? lui demande-t-il, même s’il sait bien que sa femme ne veut pas faire rentrer ces horreurs ordinaires dans leur foyer.

— Oui, pas de souci, lui répond-elle en souriant, j’ai quand même vu largement pire. Ce n’est pas le crime en lui-même, ils ne sont jamais bien ragoûtants et celui-là encore moins que d’autres, mais plutôt ce que je ressens, quelque chose que je n’arrive pas à définir. Il y a des faits un peu contradictoires, mais disons que c’est un bon défi à l’intelligence.

— Et de l’intelligence, elle n’en manque pas ma petite femme.

Bernard s’étonne de l’entendre parler d’une affaire, ce qu’elle ne faisait plus depuis son changement de poste.

— Je dois y retourner pour quatorze heures.

Il hoche la tête, ce genre de situation, heureusement, est devenu exceptionnel. On reste bien loin de la vie à Strasbourg.

— Au fait ! tu as fait quelque chose ce matin ?

— Oui, un beau brocard avec une belle lumière, un très beau contre-jour. Avec ce que j’ai comme piafs, renards et blaireaux, je vais avoir une superbe présentation à l’expo de Wintzenheim.

Bernard avait été surpris de découvrir cette passion de Geneviève pour la photo nature, déjà à l’époque ancestrale de l’argentique, quand chaque clic requérait un développement de pellicule. C’était alors assez insolite, surtout pour une femme. Pour lui, la nature, c’est bien pour les randonnées, mais sans plus. Toutefois Geneviève ne désespère pas de l’amener, un soir, à un affût aux blaireaux.

— Et pour le spectacle au triangle, ma foi… dit Bernard.

— On aura une autre occasion d’aller voir ce spectacle.

Elle lui sourit avec un air de petite fille ; ça le fait fondre immédiatement.

— Pour le repas de demain j’ai tout ce qu’il faut et comme tu n’es pas là, j’ai tout mon temps pour le préparer. Au fait, Chloé vient seule.

Silence, Bernard regarde Geneviève.

— Je n’ai rien dit.

— Non, mais tu le penses tellement fort.

— On verra si ça durera avec « son musicien » à la coiffure rasta.

Bernard, les yeux écarquillés, manifeste sa désapprobation.

— Si c’est son choix, dit-il.

— Oui, oui, on verra ça. De toute façon, je dois y aller et je n’ai pas le temps de parler de ça maintenant, dit Geneviève en volant deux carrés de chocolat, sa seule, mais sérieuse addiction. Rien de tel pour clore un bon repas ! Elle disparaît.

La chatte, totalement indifférente, termine sa toilette avant d’entamer sa troisième sieste de la journée.

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