Samedi 10 juin 1933

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Salle d’honneur de la Société Industrielle de Mulhouse.

Les Bugatti, Hotchkiss et autres Peugeot s’alignent devant le grand escalier principal. Elles marquent juste le temps d’arrêt nécessaire pour laisser descendre leurs passagers, les hommes en redingotes, costumes et pourpoints avec, à leur bras, les femmes en longues robes de soirée aux couleurs pastel. Ensuite, les chauffeurs vont garer les voitures derrière le superbe parc qui s’étend devant le bâtiment. Dans ce parc, justement, les deux mariés profitent de la belle lumière de fin d’après-midi pour faire la photo officielle de leur mariage. Marie Beck, 19 ans, épouse Albert Kern, 24 ans. Marie vit un conte de fées même si ce plus beau jour de sa vie conclut une année épouvantable pour eux deux. C’est un vrai mariage d’amour qui a dû s’imposer contre vents et marées.

Leur histoire a commencé un an avant, lors d’un bal organisé par un riche propriétaire terrien à Altkirch. Ces fameux « bals à mariage » pour les « bonnes familles ». Les Kern, dixième fortune d’Alsace, ne venaient pas pour cela. Leur fils unique Albert était promis à Marie-Agnès Koechlin afin de concrétiser un très gros projet financier entre les deux familles d’industriels mulhousiens. Mais ils ne le savaient pas encore, ce soir-là allait bousculer leur dessein. Albert ne la vit pas tout de suite, seulement au bout d’une heure où leurs regards se croisèrent : Albert vit Marie et Marie vit Albert, ce fut immédiat et définitif, le vrai coup de foudre. Ils dansèrent tout le reste de la soirée, les yeux dans les yeux sous le regard de plus en plus orageux de madame Louise Kern. Celle-ci décida d’écourter, à la surprise de son mari qui, en sérieuse discussion avec d’autres hommes, n’avait rien vu. L’explication se déroula à huis clos dans le salon de la grande demeure familiale. L’ambiance était très lourde.

— Mais enfin Albert, qu’est-ce qui vous a pris de vous afficher ainsi avec cette… petite grue. Il va falloir, dès demain, vous excuser auprès de la famille de Marie-Agnès et déclarer vos fiançailles le plus tôt possible.

Albert avait 23 ans, et, grâce à une solide éducation, il a acquis une belle force de caractère. Jusqu’à maintenant cela se traduisait plutôt dans le sens des affaires, ce qui en faisait un héritier incontestable. Mais jamais il ne s’est opposé à ses parents.

— Mère, Marie est la femme de ma vie, nous sommes faits l’un pour l’autre. Ça a été évident dès que nous nous sommes vus. Je veux l’épouser.

Dans un premier temps, madame Kern reste sans voix, à la limite de la suffocation.

— Mais, mais, balbutia-t-elle, et elle explosa. Mais c’est insensé, je n’ai jamais entendu de telles inepties ! Cette famille Beck c’est de la toute petite bourgeoisie et en plus totalement désargentée. Il va falloir que tu te ressaisisses, jamais, tu m’entends, accusa-t-elle en tendant le doigt vers lui, jamais tu n’épouseras cette… dinde. La discussion est terminée, il est trop tard, à demain, et j’espère que tu auras retrouvé la raison.

Albert resta quand même interloqué par la violence de la charge. Cela ne s’était jamais produit. Mais il suffisait qu’il ferme les yeux et il revoyait le regard de Marie, son corps, sa manière de se déplacer. Cela lui enlevait le semblant de doute qui pouvait s’installer.

L’année qui suivit fut terrible. Les Kern entreprirent tout ce qui était possible pour faire changer Albert d’avis. Ils essayèrent de l’envoyer à l’étranger, menacèrent de le déshériter. Absurde ! puisqu’il était fils unique. Le paroxysme fut atteint lorsqu’ils allèrent secrètement voir les parents Beck pour leur proposer de l’argent afin qu’ils quittent la région, beaucoup d’argent, en quantité suffisante pour que ceux-ci hésitent. Jusque-là ils nourrissaient l’espoir que ce mariage se réaliserait, ce qui, évidemment, aurait été extraordinaire (du point de vue financier bien sûr). Lorsque Marie apprit ce subterfuge, elle les affronta :

— J’épouserai Albert, que vous le vouliez ou non, leur déclara-t-elle avec une rage contenue. Sinon je me tue, vous entendez, cria-t-elle en se campant devant eux, je me tue ! Et elle s’enfuit en pleurs.

Les époux Beck restèrent anéantis et honteux devant un tel cri de souffrance. Ils adoraient leur fille.

Le plus dramatique arriva quelques jours plus tard, après qu’Albert eût vu Marie. À la fin d’un souper, Albert s’éclipsa brièvement pour revenir avec un pistolet, ce qui amena Madame Kern au bord de l’évanouissement. Monsieur Victor Kern demeura immobile, mais livide. Les domestiques se retirèrent. Albert pointa l’arme contre son cœur.

— Dites-moi, là, maintenant, que je n’épouserai jamais Marie, et je tire.

La pièce s’était transformée en un bloc de glace. Louise avait énormément de mal à respirer et ce fut Victor qui parla.

— Tu peux poser cette arme, je t’en prie, tu ...épouseras… Marie. Et je te prie de nous excuser pour la manière dont on l’a traitée, dont on vous a traités ; allons en parler au bureau.

Louise Kern se leva avec difficulté, toujours très pâle, elle tourna les talons et sortit. Elle avait perdu. La discussion qui s’ensuivit tourna essentiellement autour de l’argent. Comment pouvait-il en être autrement chez les Kern ? Albert renonçait à certains avantages financiers et fonctions professionnelles futures au profit de la famille Koechlin. Mais il écoutait à peine, rempli des images de Marie, son amour. Il acquiesça à tout ce que lui proposa son père. Ce qui écourta l’entretien...

... La séance photo terminée, les deux tourtereaux se dirigèrent vers la salle d’honneur où le flot de véhicules semblait se tarir. Arrivés sous un hêtre séculaire, Albert retint Marie par le bras.

— Attends, j’ai quelque chose pour toi. Je veux te le donner maintenant que nous sommes seuls.

Il lui tendit un étui à bijoux. Marie le reçut, les mains tremblantes et ouvrit le petit coffret. Elle découvrit une superbe paire de boucles d’oreilles, une émeraude sertie dans de l’or, entourée de diamants. Des larmes discrètes coulèrent sur ses joues.

— Oh ! mon amour ! Quelles merveilles, je vais les mettre tout de suite.

— C’est mon cadeau du cœur, le gage à vie de mon amour.

Marie se jeta à son cou, l’embrassa longuement, puis, étroitement enlacés, ils se dirigèrent à contrecœur vers la grande salle des mondanités.

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