Geneviève ne peut plus se retenir.

— Alors, ma puce tout va bien chez toi ? dit-elle en reposant son assiette déjà vide.

— Super ! répond Chloé qui n’est pas dupe. Je commence à trouver ma place dans le magasin. Au début, j’ai rangé et fait le tri dans les lunettes qui étaient encore en stock et maintenant je fais un peu de vente.

— Bien, réplique faussement Geneviève qui ne demandait pas vraiment ça. Et avec ton copain tout va bien ?

— Mon copain, il s’appelle Mathieu et, oui, tout va bien.

Réponse trop courte au goût de Geneviève.

— Ça fait combien de temps que vous êtes ensemble ?

— Trois mois maintenant et on s’aime de plus en plus, rajoute Chloé pour crever une bulle qu’elle sent gonfler.

— Et il fait quoi exactement ? continue Geneviève qui sait pourtant que le garçon est musicien.

— Mais tu le sais bien, répond Chloé avec un début d’agacement. Il fait de la musique, il compose et il participe à quelques concerts pour gagner un peu d’argent.

— Hop là, je vais chercher le schnaps, on va avoir besoin d’un p’tit remontant, dit Bernard.

— Un peu d’argent ? Alors c’est toi qui fais vivre le ménage.

— Vivre le ménage ! répète Chloé avec un haussement d’épaules en levant les yeux au ciel. Maman ! Mais qu’est-ce que tu peux être vieux jeux quand tu t’y mets !

Cette fois, le ton est très nettement monté.

— Tu es pleine de préjugés finalement et tu ne le connais même pas ! finit-elle avec une colère contenue.

La chatte qui était sur les genoux de Julien sent le vent tourner et détale. Julien reste sidéré, car ça faisait bien longtemps qu’il n’y avait pas eu un tel affrontement entre enfants et parents chez les Hillmeyer. Avec surprise, tout comme son père, il voit les deux femmes vider cul sec leur petit verre de schnaps.

— Et que ça te plaise ou non, on fera notre vie ensemble, reprend Chloé avec hargne.

— Mais... commence Geneviève.

— STOP !

Bernard siffle la fin de la partie.

— Ça suffit, les filles ! Vous n’allez quand même pas vous prendre la tête à ce point pour une histoire de cœur. Finalement ma puce, je pense qu’en fait, ta mère a peur pour toi. Elle y va un peu fort c’est vrai, et ringarde, oui, je lui ai déjà dit, finit-il en regardant sa femme.

Celle-ci reste assez gênée pour tout dire, d’être allée si loin.

— Oui, je m’excuse mon p’tit bout, viens ! s’esclame-t-elle en ouvrant les bras.

— Ça fait bien longtemps que tu ne m’as pas appelée ton « p’tit bout », répond Chloé soulagée, qui ne demande pas mieux que de retrouver sa mère.

— J’ai été stupide, je ne sais pas ce qui m’a pris ; tu sais quoi ? Vous viendrez un jour manger tous les deux.

— Ah oui et là je pourrais vous préparer un petit… dit Bernard, vite interrompu par l’assemblée.

L’après-midi se finira dans la sérénité d’une paix reconquise. Ce n’est qu’autour de la vaisselle, les enfants partis, que Bernard revient sur l’incident.

— Mais enfin, qu’est-ce qui t’a pris ?

— Je ne sais pas, dit-elle avec hésitation. Je ne sais pas pourquoi j’ai réagi comme ça. C’est idiot, j’ai revu ma sœur avec son histoire…

— Ça n’a rien à voir, d’abord c’était il y a plus de 30 ans. C’était une autre époque. Elle s’était entichée de ce comédien et il est devenu violent, je sais. Tu as été la rechercher dans un sale état. Mais enfin, je m’excuse, mais Chloé n’a rien à voir avec ta sœur, elle a la tête sur les épaules et c’est une grande fille maintenant.

Il la prend dans ses bras.

— Fais-lui confiance, ce n’est plus notre petite fille.

— Oui, je sais, murmure Geneviève, le cœur au bord des larmes. C’est dur quand les oisillons quittent le nid.

— C’est finalement une bonne idée que tu as eue de les inviter à manger, mais le pauvre garçon va être liquéfié. Allez ! On va se faire un petit plateau de fromages devant la télé, il y a Schwartzi, ça va te défouler.

Geneviève retrouve son sourire

— Et ensuite dodo avec un petit massage.

— Oui, mais sage, juste le massage du dos hein ?

— Mouuuais, dit Bernard en dodelinant de la tête.