Mardi 24 juillet 2018

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Bernard est collé au dos de Geneviève. Il est bientôt six heures du matin, mais le sommeil est parti. Il ne peut s’empêcher de caresser le corps de sa femme qu’il connaît par cœur. Ce n’est plus le corps de cette belle femme qui l’avait fait fondre voilà maintenant plus de trente ans. Élégante, cheveux châtains, yeux clairs. Jolie oui, mais ce n’était pas ça qui avait séduit Bernard, c’était ce regard perçant et franc qui pétillait dès qu’un sourire illuminait son visage. Aujourd’hui il y a quelques rondeurs, certes, mais tellement excitantes ! Puis cela fait longtemps que le physique ne joue plus dans leur relation de couple, leur amour reste bien au-dessus de ça… mais ça reste important le physique ! Geneviève est bien obligée d’émerger des brumes nocturnes. Les caresses la font toujours frissonner et elle sent le désir de son mari qui gonfle contre ses fesses.

— Humm, chéri tu sais bien qu’on n’a pas le temps, je dois y aller.

— Mouiiii, répond celui-ci en la baisant dans le cou.

— Bon !

Elle se lève, laissant sa moitié dans un état de frustration avancée.

Elle arrive un peu en retard au commissariat. Presque tout le monde est là. Dans une salle attenante, Wolff est en audition. Geneviève envoie un regard interrogatif à Sébastien.

— Encore une plainte pour cambriolage, dit-il. Ça en fait quand même six maintenant, en quinze jours.

Chirac disait que les emmerdes, ça vole en escadrille. Il en est de même avec les cambriolages, on entre dans une série sans savoir quand cela se terminera. Geneviève ressent une inquiétude, car elle sait bien que le contribuable est prompt à juger la police sur sa capacité à résoudre ces affaires qui pourrissent la vie des honnêtes gens. On peut être le super flic qui va arrêter Arsène Lupin, mais si vous n’êtes pas capable de choper le petit malfrat du coin, vous n’êtes rien. Et la hiérarchie enchaîne, évidemment, pour exercer des pressions. C’est la cascade ; en escadrille je vous dis !

— Il va falloir que l’on s’y mette sinon ça va nous retomber dessus. Vraiment aucune piste ?

— Non, sauf que c’est fait avec « délicatesse », si je puis dire. Il y a effraction, mais ça peut être par une fenêtre à l’étage. Ceux qui opèrent sont quand même agiles. Les vols semblent très ciblés sur des objets de valeur. Par exemple le matériel photo et vidéo est ignoré. Les bijoux, bien sûr, mais aussi parfois des objets d’art, petits de préférence.

— Donc il faut un receleur.

— Oui, mais je pense que, comme d’hab, ça va se perdre dans la zone à Mulhouse. J’ai évidemment donné le maximum d’infos au commissariat central, au cas où il trouverait un objet. En tout cas, ça ne colle pas avec ce que l’on voyait à une époque, avec ce gang venu d’Europe de l’Est.

— Je vais voir avec le proc pour prendre la température. Je n’ai pas grand-chose à lui donner. Il nous faudra avoir de la chance, je pense.

— Évidemment, un flag...

Geneviève hoche la tête.

— Autre chose, je vais aller à l’autopsie, j’ai envie d’emmener notre adjoint qu’est-ce que tu en penses ? Il faut bien que le métier rentre.

— Tout dépend de ce qui l’intéresse pour la suite de sa carrière, mais, ma foi, il est là, donc autant qu’il voit le quotidien de ce type d’enquête. C’est même une chance pour lui de participer à une telle affaire, on n’avait jamais eu ça à Saint-Louis.

— Non, ça, tu peux le dire, pas aussi loin que remonte ma mémoire du moins, même à Strasbourg. Je passe voir le juge en revenant. Quant à l’autopsie, je pense que la récolte va être maigre et je ne crois pas qu’elle nous apporte grand-chose.

Elle se dirige vers Thomas.

— Bon, Thomas, on doit aller à l’hosto pour l’autopsie, tu viens avec moi.

— D’accord, dit-il sans beaucoup hésiter.

— C’est ta première, je suppose ?

— Oui, et je m’y suis préparé.

— OK, se dit Geneviève, il est à la hauteur le « petit.

C’est toujours par l’odeur que l’on est saisi lorsque l’on parcourt ces couloirs. Ça vous prend presque à la gorge, mélange indéfinissable de formol, d’antiseptique ou de cadavre, c’est selon. Les couloirs et salles de la morgue traduisent une certaine vétusté avec leur peinture à la couleur incertaine et écaillée, qui renforce le côté glauque de l’exercice. Geneviève n’a jamais aimé ce moment des enquêtes, contrairement à certains collègues qui semblent même s’y complaire.

Perret, le légiste, les accueille.

— Je n’ai pas grand-chose à vous apprendre de plus, dit-il, en les faisant entrer dans la salle.

Le cadavre, déjà recousu, est allongé sur une table en inox, sous une lumière crue et indécente qui ne laisse rien épargner des détails de l’anatomie du corps nu. Geneviève ressent toujours une gêne, comme l’impression de faire du voyeurisme, sentiment dont devrait pourtant se débarrasser une professionnelle comme elle. Sur les tables, autour, traînent des récipients et il ne faut pas trop s’interroger au sujet de leur contenu. Elle surveille Thomas du coin de l’œil, mais tout semble aller. Perret commence son explication.

— Un premier coup à la gorge, maladroit, suffisamment pour faire du dégât, insuffisant pour tuer. Ensuite il y a ces coups répétés, donnés au hasard et qui sont létaux. Et puis, comme signalé, ça continue avec deux coups supplémentaires alors que la victime est morte. Il y a une sorte de crescendo dans la violence. Une vraie décharge de haine ! On parle quand même de huit coups ! L’arme retrouvée est bien celle qui a servi. Le tueur a fait preuve d’une force certaine.

— D’autant plus que c’est une tueuse, dit Geneviève.

— Ah oui ? Surprenant, mais pourquoi pas. En attendant, elle a frappé comme un homme. Mais ça sent le crime passionnel alors ?

— Pas si simple, rien ne le prouve.

C’est bien là le problème : une haine que génère la passion, et tout flic normalement constitué irait dans cette direction, mais Geneviève, non. Rien ne colle avec cette hypothèse. Bien dérangeant, tout cela…

— OK. Thomas, des questions ?

— Non, dit l’intéressé qui affiche quand même une certaine pâleur. Mais cette histoire…

— Ouais, je sais, soupire Geneviève. Perret, merci, il y a en tout cas quelques éléments intéressants.

— Vous recevrez mon rapport dans la journée.

Après avoir pris congé du médecin, ils sortent rapidement sans échanger un mot. En fait, chacun reste préoccupé par les perspectives qu’ouvrent ces révélations.

Une fois dans la voiture, Geneviève ouvre la boîte à gants et en extirpe une tablette de chocolat.

— Tu en veux ? On a bien mérité un petit remontant. Et là, c’est du 85 %, de l’éthiopien, du costaud, mais il nous faut bien ça.

Thomas ne dit pas non.

— C’est mon péché mignon, lui avoue-t-elle.

Ils restent tous les deux silencieux jusqu’à leur arrivée au tribunal. Le grand escalier les conduit tout droit au bureau du Juge Meyer.

— Oui, dit la voix du juge après que Geneviève eut frappé.

— Bonjour, monsieur le juge.

— Madame Hillmeyer, comment allez-vous ? demande-t-il en se redressant sur son siège. Alors une sacrée affaire, hein ?

Geneviève ne l’avait pas vu depuis quelques années. Elle le trouve changé. Et pas seulement sur le plan physique. Il a vieilli bien sûr, mais il y a autre chose. Elle ne voit plus la superbe à la limite de l’arrogance dont il faisait preuve lorsqu’elle le côtoyait à Strasbourg. Il se tient même plutôt avachi, au fond de son fauteuil qui semble trop grand pour lui. Même sur l’habillement, on pourrait trouver à redire. Cravate de travers, gilet mal ajusté, bref ce n’est plus le juge qu’elle a connu. Elle s’installe en face de lui, Thomas reste en retrait sur une chaise. Au fond, une jeune greffière leur adresse un léger signe de la tête.

— Oui, en effet.

Elle met le juge au courant sur les conclusions de l’autopsie, ainsi que les dernières constatations sur les boucles d’oreille.

— Et on peut écarter la piste des vols à l’aéroport. On s’éloigne de plus en plus d’un lien entre ces deux faits.

— Vous savez, j’arrive à un âge où plus rien ne me surprend sur la nature humaine. Aussi qualifierais-je cette affaire d’intéressante. Bon, écoutez, vous avez bien sûr la commission rogatoire, Specklin m’a expliqué. Alors, faites au mieux et revenez me voir lorsque vous aurez du neuf. Bonne journée, madame la commandante, dit-il en se levant et en lui tendant la main ; une bonne manière d’écourter l’entretien.

— Il a changé le vieux, pense-t-elle, à mon avis il commence à penser plus à la retraite qu’à autre chose.

— Il est plutôt expéditif le juge, dit Thomas.

— Oui, là, j’avoue que je ne le reconnais plus. Il a pris de l’âge, mais non, il y a autre chose, on le sent désabusé.

— Ben, arrivé en fin de carrière, il en a vu et, comme il dit, il ne se fait plus d’illusion sur la nature humaine.

— J’espère que l’on échappera à ça, non ?

— Oui.

— Allez, encore un petit carré ?

De retour à Saint-Louis, Geneviève informe ses collègues sur le rapport d’autopsie.

— Bon, Sébastien, tu sais quand on pourra interroger la sœur ?

— Demain avec un peu de chance. À l’hosto, le toubib m’a dit que maintenant elle est sous anxiolytiques et qu’elle va sortir des vaps.

— Bien, de toute façon je ne crois pas qu’elle nous apprenne grand-chose de plus.

Elle se plonge dans ses réflexions.

Et maintenant ? Rien, aucune piste, putain ! retour à la case départ.

Elle se rapproche de son tableau devant lequel Sébastien semble plongé dans ses pensées. Elle écrit à côté des photos : Joggeuse, grande, athlétique, sans doute jolie, et puis un grand point d’interrogation.

— Une superbe nana qu’on aurait plaisir à draguer et qui vous trucide au meilleur moment… ça fait froid dans le dos, elle a un grain cette meuf ! assène Sébastien.

— C’est bien possible et c’est la pire des configurations pour nous : l’irrationnel, complète Geneviève.

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