Samedi 28 juillet 2018
Ce soir, Geneviève a réussi à convaincre Bernard de venir avec elle à un affût aux blaireaux.
— J’espère que ce ne sera pas le fiasco de l’autre jour.
— Oui, je reconnais, on n’a pas eu de bol. Tout d’abord à cause du vent, on était mal placé et ensuite le vent est devenu tournant, c’était foutu, répond Geneviève en mettant les fauteuils de camping dans le coffre.
— En plus, il y avait tout le roncier qui gênait. Et je ne parle pas des moustiques, dit Bernard en bouclant sa ceinture.
— Oui c’était humide, bon cette année c’est plutôt l’inverse, on est en pleine sécheresse. Je me méfie, car le manque d’eau peut les faire déménager.
Ils prennent la direction du Sundgau. Une fois passé Buschwiller, Geneviève s’engage dans un chemin assez chaotique. Puis elle se gare sous un gros hêtre.
— Voilà, c’est dans ce coin-là que j’ai fait mon chevreuil et j’ai vu, en passant, des terriers qui semblaient bien actifs. J’espère que c’est toujours le cas.
Elle pénètre sous le couvert des arbres, Bernard la suit. Au bout de dix minutes, elle lui montre, à une vingtaine de mètres, de la terre bien remuée.
— Oui, ils sont toujours là, dit-elle tout bas.
Elle lance des brindilles sèches qui lui indiquent un léger vent qui semble constant.
— Finalement ici c’est parfait, on les voit bien et on n’est pas trop près.
Ils déplient leurs fauteuils de toile très confortables et s’installent contre un tronc d’arbre pour casser leurs silhouettes. Le blaireau est vraiment myope, mais il faut rester immobile quand même, et c’est dans cet exercice que Bernard a le plus de mal. Par contre, une erreur de placement par rapport au vent est rédhibitoire, car le flair de ces animaux reste hors pair. La fin d’après-midi reste bien tiède. L’ambiance forestière autour d’eux apporte l’apaisement. Les oiseaux chantent encore un peu malgré la saison tardive. La grive musicienne redouble de zèle pour signaler sa présence. Le « rire » tonitruant du pic noir retentit tout près. Au point que Bernard adresse un regard étonné à Geneviève. Les minutes passent dans une certaine pesanteur qui devient une langueur poussant Bernard vers la somnolence. Une demi-heure s’écoule dans cette attente qui endort les sens. La zénitude de l’environnement relâche les esprits, celui de Geneviève vagabonde librement dans un dédale de pensées. C’est une silhouette diffuse, indistincte qui s’impose, celle d’une jeune femme paniquée. Oui, comment pourrait-il en être autrement ? C’est elle qui s’impose maintenant dans cette enquête, la seule piste à suivre.
Insidieusement, la lumière baisse, devient chaude. Bernard constate que, contrairement à lui, Geneviève ne se laisse pas alanguir. Elle reste les yeux fixés sur les sorties de terriers avec son 400 mm sur le monopied. Au bout de presque une heure, elle lui adresse un petit signe discret : ils sont là !
Tout d’abord Bernard ne voit rien, il faut dire que la pénombre a remplacé la belle lumière du couchant. Et puis il devine une petite tache blanche qui s’agite à fleur de sol presque invisible. Il finit par deviner le museau d’un blaireau qui hume l’air. La méfiance légendaire de ces animaux est bien réelle. Même myopes, ils appréhendent très finement leur environnement et détectent très vite toute menace. S’il y a le moindre doute, surtout à ce moment délicat de la sortie du terrier, tout le monde rentre précipitamment et le photographe restera planté devant un terrier définitivement vide.
Le museau est rentré dans son trou.
— Flûte, se dit Bernard, ça va encore être raté.
Mais au bout d’une minute, l’animal sort rapidement et sans hésitation. Il se retourne et regarde vers le fond du terrier. Un deuxième adulte sort à son tour. Puis, déboulant dans un moutonnement indiscipliné, ce sont un, deux, trois et quatre jeunes qui jaillissent. Ils sont bien décidés à se payer du bon temps après cette longue journée à attendre. Très vite ça cavale partout et ça part dans des jeux plus ou moins violents, où l’on voit vite comment se mettent en place les dominances. La blairelle essaie de mettre un peu d’ordre et de ne pas laisser tout ce monde s’égailler trop vite, mais c’est peine perdue. Elle y renonce et commence avec son compagnon une longue séance de grattage, épouillage, et autre frottement. Le tout avec une délectation évidente. Bernard est surpris de la vitesse à laquelle ils se déplacent. Ils peuvent sembler patauds, une sorte de petits « nounours », mais il ne faut pas s’y fier et ne pas oublier que ce sont des mustélidés de la famille de la fouine. Ils peuvent se montrer très vifs.
Le spectacle va durer trois quarts d’heure. Geneviève sait qu’il faut rester figé le temps de la sortie du terrier et, lorsque tout le monde vaque à ses occupations, on peut commencer à bouger avec précaution et prendre les images, et là, c’est un vrai festival. Puis un signal secret, invisible, donne l’ordre du départ et toute la petite famille s’évapore dans l’ombre épaisse du sous-bois où la nuit s’est insinuée sournoisement. Geneviève fait signe à Bernard qu’il faut partir. Ils regagnent leur véhicule en silence, gardant encore les images de ces farandoles éperdues, conscients d’avoir été des témoins privilégiés d’une nature éternelle. La voiture recule doucement dans le chemin.
— Bon, j’avoue que là, ça vaut le coup. C’était très chouette. Une belle famille, comme nous finalement, dit Bernard en regardant Geneviève.
— Eh oui, répond-elle en lui donnant une bourrade dans l’épaule. Ça surprend toujours le néophyte, comme si cela ne devait être que l’apanage des humains. C’est confortable pour nous de les considérer comme des « animaux », des êtres secondaires. Heureusement, on commence à admettre qu’ils sont aussi des êtres doués de sensibilité, de sentiments et, pour notre blairelle, par exemple, la perte de l’un de ses petits, un de ses enfants, est également une épreuve douloureuse.
— Bien, madame la professeure, dit Bernard avec un sourire.
Rentrés à la maison, ils rangent le matériel et après une petite fin de soirée, vont se coucher. Une fois au lit, Bernard se tourne vers Geneviève.
— Alors, le blaireau il aime sa blairelle ? Par contre, on ne sait pas ce qui se passe au fond du terrier.
Il disparaît sous les draps.
— C’est pas mal à l’aveuglette.
— Hum, dit Geneviève, je ne sais pas s’ils se font ça….
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