Jeudi 20 mai 2021, 19 heures 47
Les repas des jurés sont posés à l’écart, sur plusieurs petites tables. Serge Richer s’installe en premier.
— On n’aura pas tout perdu, mais reste à voir ce que c’est comme bouffe.
Ces premiers échanges l’ont laissé sur sa faim. Il n’a pas pu vraiment exprimer le fond de sa pensée. Il sent bien qu’il est isolé dans sa position et doit se retenir, surtout vis-à-vis de cette Aurélie Keller qui n’a pas hésité à lui tenir tête lors des pauses précédentes, et ça, il n’a pas l’habitude. Il voit arriver Nathalie Martin qui semble vouloir se joindre à lui.
— Voilà au moins la seule qui est un peu de mon côté.
Elle lui demande si elle peut poser son plateau.
— Bien sûr, installez-vous. Dites-moi, vous me faites l’impression d’avoir la tête sur les épaules, vous. Que pensez-vous de cette histoire ? Je crois que vous avez trois enfants, comme moi.
— Oui, c’est exact et nous formons une famille unie. Je m’occupe d’eux, mon mari est très pris par son travail.
— Vous êtes une bonne mère, voilà. Chez moi aussi, ma femme ne travaille pas, elle s’occupe de la maison et des enfants.
— Et puis, nous les élevons dans la foi et le respect du Seigneur.
Il ne veut pas s’engager sur cette voie, car il n’aime guère les « grenouilles de bénitier » et il n’a jamais compris que l’on puisse croire à de telles niaiseries.
— Je suis sûr que vous faites au mieux pour votre famille. Mais que pensez-vous de cette fille, la coupable ? Elle est un peu folle, non ?
— C’est une brebis égarée et je suis sûre que les épreuves qui l’attendent vont la remettre dans le droit chemin.
Il se rend compte qu’il n’avancera guère avec cette femme et dévie la conversation sur des sujets plus terre à terre. Å la table d’à côté, Jérémie Monier a rejoint Aurélie Keller. Dès le début, il a perçu des atomes crochus avec cette femme qu’il devine très sensible.
— Je sens, chez vous, beaucoup de compassion, vous êtes infirmière, c’est ça ?
— Oui, et j’avoue ne pas être à l’aise ici, je ne me sens pas à ma place. On veut me faire jouer un rôle dont je ne veux pas.
— Je comprends, je suis aussi assez gêné, mais bluffé par cette histoire. Je plains vraiment cette fille.
— Mais exactement, c’est ça, on est là, à discuter sur sa culpabilité alors qu’il faudrait avant tout l’aider. Surtout qu’il est clair que, maintenant, elle a tout pour revenir à une vie normale.
Ils n’ont pas le temps de continuer leur conversation, car la présidente appelle à reprendre le délibéré.
— Mesdames et messieurs les jurés, nous allons donc, maintenant, statuer sur la peine.
C’est Serge Richer qui s’exprime en premier.
— Je ne sais pas quel est le « tarif » pour deux crimes, mais c’est au moins trente ans, non ?
— Et vous, ça ne vous dérange pas d’amener ça comme ça, une question de tarif ! C’est ignoble, explose Aurélie Keller.
La présidente doit recentrer le débat.
— Je vous rappelle tout de suite que les débats doivent se dérouler dans la sérénité et, bien évidemment, dans le calme. Et pour vous répondre, monsieur Richer, dans cette affaire, je rappelle que l’avocat général n’est pas allé au-delà des vingt ans et, même si nous sommes indépendants dans nos délibérations, il est exceptionnel que la peine prononcée soit supérieure à celle du parquet. Les réquisitions ont retenu des circonstances atténuantes dont vous ne semblez pas tenir compte.
— Et même vingt ans, c’est disproportionné, reprend Aurélie Keller.
— Les faits sont graves quand même, avance Nathalie Martin.
— Mais vous avez écouté ce que disent les experts psychiatres, dont cette Hélène Desforges. La prévenue avait un discernement très altéré et elle-même n’arrive pas expliquer ce qui s’est passé, alors qu’elle reconnaît les faits.
— Effectivement, reprend Serge Richer, pour donner huit coups de couteau à un homme, dont certains après la mort, il faut être dérangée, et je pense que laisser une fo… une personne comme ça en liberté, c’est dangereux.
Jérémie Monier intervient :
— Au début, oui, mais maintenant ? D’après le rapport des experts, elle est sortie de sa parano et elle est bien suivie médicalement. Ils ont admis qu’elle n’est plus dangereuse, justement.
— Restent quand même deux crimes, et pas bien beaux, reprend Nathalie Martin, qui ne peuvent rester impunis. Il faut quand même penser aux familles des victimes.
Un silence s’installe pendant un instant, chacun semblant chercher d’autres arguments. C’est la présidente qui reprend la parole :
— Je vous invite à bien vous rappeler les interventions des experts psychiatres avant de vous prononcer.
Et elle reprend des extraits de deux rapports d’expertise qui se contredisent sur certains points, mais arrivent globalement à la même conclusion sur « l’absence de discernement » au moment des faits.
Remy Gantzer n’a pas encore parlé, il relit toutes les notes qu’il a accumulées durant ce procès, soit plus d’une cinquantaine de pages. Il constate d’ailleurs qu’il est quasiment le seul, à part Aurélie Keller, à avoir fait cela. Il se montre très méticuleux et rigoureux dans le montage de ses rapports ou la rédaction de notes.
— Si vous voulez bien, je voudrais revenir sur les faits. J’ai bien écouté tout ce qui a été dit durant les débats et, comme vous le voyez, j’ai pris des notes. Et j’ai vérifié avec ce que vient de rappeler madame la présidente.
Serge Richer émet un commentaire inaudible dans son coin.
— Le premier crime, justement, reste flou et on ne sait pas vraiment ce qui s’est passé. Ce qui est très troublant, c’est que la meurtrière elle-même est incapable de préciser ses actes alors que, d’après le rapport d’enquête, elle a fait preuve de bonne volonté pendant les interrogatoires et n’a pas cherché à cacher quoi que ce soit. Elle ne se souvient que de l’invitation de cette personne à rentrer boire quelque chose, car elle faisait son jogging et il faisait très chaud. Qu’est-ce qui s’est passé dans cette cuisine ? Finalement personne n’en sait rien. Elle parle juste d’un sentiment confus d’agression où elle a revu des images de son passé d’enfant violée qui se sont superposées à celles de sa victime. Les experts parlent, pour ce cas, d’un discernement très altéré et d’un état de confusion mentale comme vient de nous le rappeler madame la présidente, justement. Il est certain que les enquêtes de voisinage et de personnalité n’ont montré aucune tendance de monsieur Jean Studler à présenter des comportements déplacés envers les femmes ni au harcèlement sexuel. Ce crime n’a aucun sens et on ne peut l’aborder comme un quelconque crime crapuleux, elle n’a rien pris alors que cet homme cachait une fortune, ou prémédité, car elle ne le connaissait pas, voilà.
Un long silence suit la démonstration de Remy Gantzer. Serge Richer grommelle de son côté. Aurélie Keller est très impressionnée par cet exposé ; elle a ponctué les passages par de nombreux hochements de tête approbateurs.
— Les enquêteurs ont parlé d’acharnement, dit Nathalie Martin, et des coups de couteau après la mort… mon Dieu, mais comment…
— C’est justement ça qui doit nous faire réfléchir. On comprend bien qu’il y a là, un comportement anormal.
Serge Richer prend la parole.
— J’en reviens à ce que j’ai dit, et je n’ai pas pu continuer à cause de madame Keller. Quelles sont les garanties que cette personne ne recommencera pas ? Peut-on faire confiance aux psychiatres ? On a quand même vu des fous relâchés qui ont tué à nouveau.
— Vous avez une tendance à vite qualifier les gens de fous, monsieur Richer. Je crois que vous faites beaucoup d’amalgames, répond Nathalie Keller.
Elle doit faire un réel effort pour ne pas perdre son calme devant ce g… c.. Elle l’a tout de suite repéré, déjà, dans la salle d’audience. Elle connaît bien ce genre de personnage pour s’y être souvent frottée aux urgences et elle sait, désormais, comment y faire face. Mais elle doit vraiment prendre sur elle pour garder son calme. De toute façon, c’est le meilleur moyen pour aligner ses arguments et l’avoir à l’usure.
— Je sais bien que vous êtes infirmière, mais vous avez bien vu que les experts ne sont pas d’accord entre eux, finit-il en désignant la présidente.
— Si cette pauvre fille a des problèmes psychiatriques, vous conviendrez que sa place est en soin plutôt qu’en prison, non ?
— Mouais, peut-être, finit-il sans vraiment achever sa phrase.
La présidente intervient de nouveau.
— Je vous ramène au dossier et aux comptes rendus des différents experts. Vous avez, et c’est assez rare dans ce genre de cas, un certain consensus qui ressort des expertises et contre-expertises sur un changement très net du profil psychologique de la prévenue.
— Et puis moi, de mon côté, je me suis surtout intéressée à son enfance et à son adolescence, reprend Aurélie Keller. Une fois placée chez ses grands-parents, elle a eu un suivi par un pédopsychiatre au début. J’ai l’impression que cela n’a pas duré assez longtemps. Le grand-père est décédé peu de temps après l’adoption et la grand-mère s’est retrouvée seule avec elle. Elle l’a aimée et protégée, mais peut-être trop. Elle pensait sans doute qu’elle lui permettrait de retrouver une vie normale, ce qui est très louable et a demandé une réelle abnégation de la part de cette femme, mais, parfois, trop d’amour peut être néfaste. Il aurait mieux valu un réel traitement psychiatrique. Cette adolescente s’est ainsi réfugiée dans un cocon protecteur, et lorsque la grand-mère est décédée, elle s’est retrouvée seule sans avoir vraiment les armes nécessaires pour affronter la vie, malgré les efforts de sa tutrice, euh… Nathalie cherche dans ses notes… Ah, voilà : madame Léontine Holder. Et, de fait, le premier crime a eu lieu moins de six mois après le décès d’Agathe Engel.
Suivent des murmures pendant quelques minutes où chacun essaie de donner son avis. La présidente reprend la parole une fois le calme revenu :
— Je propose donc un premier vote sur une durée de peine de vingt ans puisque cette peine a été évoquée.
Carole Lamy n’a pas pris la parole. Elle se sent dépassée par tous ces débats et a du mal à avoir un avis. Malgré tout, vingt ans de prison ! ça lui fait froid dans le dos, non, quand même pas.
Les réponses sont très vite griffonnées, les papiers repliés et mis dans l’urne. La juge effectue un dépouillement rapide :
— Sur une peine de vingt ans, nous avons une voix pour et huit voix contre. Cette proposition est donc rejetée. Nous allons reprendre les débats sur une peine de quinze ans.
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