Lundi 15 octobre 2018

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L’horizon commence tout juste à rosir lorsque Cathy prend la route.

Une heure et demie au moins, si tout va bien.

La circulation en cette heure matinale reste fluide et le passage de Strasbourg ne pose aucun problème. La vitesse ralentit notablement lorsqu’elle rentre dans la vaste forêt des Vosges du Nord. La route s’avère sinueuse et les petits villages se succèdent. Elle arrive à Roppenschiedt pour 8 heures et demie. C’est un modeste bourg assez étalé, l’adresse l’entraîne à l’extérieur, en bordure de forêt. Elle trouve sans problème et s’engage entre deux maisons. D’après les explications de Meyer, elle doit demander la clef chez les proprios qui habitent à droite.

— Normalement, ils doivent m’attendre.

Elle sonne : monsieur et madame Beyrath ; elle entend quelqu’un qui descend un escalier. La porte s’ouvre devant une femme d’une soixantaine d’années.

— Ah, vous venez pour le nettoyage, vous êtes déjà là, prima. Je vous accompagne, garez-vous là-bas, en tournant, vous serez devant la porte.

Cathy s’exécute et la rejoint lorsqu’elle ouvre la maison.

— Bon, je vous préviens, c’est pas beau à voir, gall, mais bon, vous devez avoir l’habitude.

Elles rentrent dans la pièce principale. Tout de suite Cathy reconnaît bien les tâches caractéristiques sur les murs et la moquette totalement imbibée de sang.

— Qu’est-ce qui s’est passé ici ? demande-t-elle.

— Un drame familial, comme ont dit les gendarmes. Le salaud de mari qui a battu à mort sa femme et tout ça devant les gosses. villmassig, villmassig et maintenant a rìchtiger Sauistàll et y a fallu que ça tombe sur nous, deux mois sans pouvoir toucher à la maison, gott verdàmmi, prennent leur temps dans la justice. Bon, tout ce qui est à jeter vous avez qu’à le foutre à droite de la porte, on va faire venir une benne pour tout ce bazar de toute façon. Je vous laisse.

Cathy se retrouve seule dans cette ambiance si particulière. Elle reste immobile dans un premier temps et lutte pour refouler des souvenirs qui surgissent des ténèbres du passé. Cette violence ordinaire qui a régi son quotidien pendant si longtemps. Une rage sourde s’insinue, elle doit se secouer pour reprendre le dessus. « Bon, au boulot. » Elle va chercher une paire de gros gants et entame l’arrachage de la moquette, avec une énergie un peu disproportionnée et, du coup, très efficace. En deux heures, elle arrive à sortir tous les éléments souillés et irrécupérables qui s’amoncellent dehors. Elle marque une pause en s’essuyant le front. « Putain, quelle saloperie ! »

Mais elle aperçoit de grosses marques sombres sur l’escalier en bois. Elle les suit avec appréhension pour découvrir à nouveau un gros étalement de sang sur la moquette de l’étage. On devine aisément que la pauvre femme a dû se traîner vers le haut pour tenter d’échapper à son bourreau et que celui-ci est venu l’achever là.

— Saleté de saloperie de sale porc, je t’aurais étripé et coupé les couilles moi !

Cathy serre les poings et se tape la tête contre le mur. Elle lutte pour ne pas laisser la rage l’emporter. Au bout de quelques minutes, sa respiration ralentit, et elle se ressaisit.

— Bon, on se calme et on continue.

Il lui faudra encore le reste de la matinée pour sortir les éléments souillés à l’étage et décaper le bois de l’escalier. Heureusement il n’y a rien dans les chambres. En entrant dans celle qui devait appartenir aux enfants, elle la découvre telle qu’elle est rentrée depuis le jour du drame. Des jouets au sol, des gribouillis sur les murs, des affaires d’école et des photos où l’on voit une famille qui semble pourtant unie.

— Pas de photos comme ça chez nous, c’est sûr. Avec l’autre con qui faisait toujours la gueule...

Elle sort pour changer d’air et déguster son sandwich, elle se rend compte qu’elle meurt de faim et espère n’avoir pas prévu trop juste. La longue baguette est vite engloutie. La propriétaire arrive avec un gros morceau de kouglof, à la grande satisfaction de Cathy.

— Je me suis dit que ça vous ferait du bien après ce sale boulot et voilà du café bien chaud.

— Merci beaucoup, madame. Mais vous étiez là le jour du… drame ?

— Non, on est rentré après, le soir. On ne s’en est pas aperçu tout de suite, sauf que les gamins pleuraient à l’intérieur. Le salopard s’était barré, bien sûr, gott verdàmmi. Et comme les gamins pleuraient toujours on est allé voir, la porte était ouverte, on a appelé : rien, alors on est rentré, gott verdàmmi, et on a vu… On a appelé les gendarmes.

Elle ne peut continuer, encore bien ébranlée… Un long silence s’installe entre les deux femmes.

— Je vous laisse, je reviens tout à l’heure avec des bredeles.

Elle lui adresse un clin d’œil. Cathy entreprend le nettoyage de la cuisine, il faut vider le contenu totalement pourri du frigo et nettoyer ; ça fait partie du contrat. Les poubelles s’amoncellent dehors. Ensuite elle enfile sa combinaison protectrice, prépare le produit désinfectant dans le nébuliseur et entame la fumigation totale des pièces du bas. Elle sort pour laisser les vapeurs se dissiper. Pendant qu’elle se débarrasse de sa combi, Madame Beyrath arrive avec un plateau, de nouveau du café chaud et un généreux plat de bredeles.

Verdàmmi, c’est pas un boulot pour une jeune fille comme vous. Vous me rappelez ma fille, dit-elle en la regardant affectueusement. Allez ! On va se mettre là sur le banc, il fait tellement bon au soleil.

Tout est prévu, les deux tasses, la cafetière et les petites assiettes, Madame Beyrath se montre aux petits soins pour Cathy.

— Merci beaucoup, mais fallait pas… tout ça...

— Hop là, je veux rien entendre, installez-vous.

De toute façon, il faut attendre avant de pouvoir de nouveau rentrer dans la maison. Cathy s’assoit en face d’elle.

— Mais ce salaud, il est où finalement ?

— Oh ben ça, en taule bien sûr. Il est pas allé loin, ils l’ont vite retrouvé. Je crois qu’il a pris 30 ans, mais avec leurs conneries il sortira avant.

— Et les enfants ?

— Ils ont eu de la chance dans leur malheur, car les grands-parents maternels ont pu les prendre. Mais bon, je pense qu’ils vont rester traumatisés. Pauvres gosses, verdàmmi. Écoutez, avec mon mari on va partir, on doit aller voir une tante. Lorsque ce sera fini, vous fermez et mettez la clef là, dans le pot. De toute façon, il y a déjà des ouvriers qui viennent demain. J’y vais, et vous, dit-elle en lui posant la main sur l’épaule, vous prenez soin de vous. Je vois bien que tout ça vous travaille... Et elle l’embrasse avant de partir.

Cathy reste très émue de la bienveillance maternelle de cette femme. Les larmes arrivent au bord des yeux. Que de regrets de n’avoir jamais connu ça étant gamine. Elle attaque le nettoyage final de l’étage avec désinfection seulement de la salle de bains et des WC. La luminosité change à travers les fenêtres ; ce bel après-midi d’automne se termine. Cathy remplit une dernière poubelle. Avant de partir, elle rentre de nouveau dans la chambre conjugale et prend un album photo qu’elle a repéré déjà ce matin. Elle s’assoit sur le lit et parcourt le livre. On y voit des scènes des plus ordinaires d’une famille normale. Qui se douterait du drame silencieux qui se déroulait pourtant une fois les portes closes ? Cathy sort de la maison, bouleversée. Maintenant, les larmes coulent sur les joues. Le passé rôde toujours, tout autour d’elle, mélange de rage et de chagrin. Elle quitte la cour et reprend la route sous un ciel flamboyant.

Elle arrive à Wildstein et se gare au pied du château sur le grand parking d’une auberge qui semble fermée. Cathy souffle un bon coup. Elle décide d’effectuer quelques foulées dans la forêt alentour pour se détendre. La température persiste dans la douceur et le site, dominé par les ruines, est superbe. Elle met ses baskets de course et s’engage sans attendre sur le chemin qui grimpe vers la butte.

Elle suit une rue bordée de quelques grandes bâtisses et emprunte le sentier touristique. Les lampadaires s’allument automatiquement. Elle allonge sa meilleure foulée. Elle décide toutefois d’écourter, car il y a pas mal de bornes à parcourir, et il lui tarde de rentrer. Elle suit la rue de retour qui longe un cimetière illuminé par quelques lampadaires. La sérénité des lieux l’invite à rentrer ; elle s’est toujours trouvée bien au milieu des tombes.

Guy Schwartz qui vient d’arrêter son tracteur au bas de la rue, voit Cathy entrer au cimetière. L’occasion est trop belle, une belle prise ! il arrive derrière elle. Elle se retourne vivement, assez déstabilisée par cet homme déjà trop près d’elle.

— Bonsoir.

Elle entame un mouvement de recul et manque de tomber en heurtant un coin de tombe. Guy commet l’erreur de vouloir la retenir en saisissant l’occasion pour la prendre par la taille.

— Excusez-moi, je ne voulais pas vous faire peur

Il s’approche tout près, elle sent son souffle, son haleine. Elle veut reculer encore, mais il la retient, impossible de se soustraire à son emprise. Et elle se souvient brutalement de scènes passées. En un clin d’œil, elle se retrouve emportée par le maelstrom de ses émotions. Le trop-plein de frustration et de haine accumulé durant la journée la submerge. Elle n’est plus maîtresse d’elle-même. Elle repousse son « agresseur » avec une violence qui le surprend et le fait vaciller. Cathy ne lui laisse pas le temps de se reprendre. Avec une force décuplée, elle le projette sur la tombe située derrière lui. Il heurte durement la pierre du dos et une douleur vive l’empêche de se relever, mais il est trop tard, Cathy se jette déjà sur lui, elle l’empoigne par le col et lui tape la tête sur la tombe. Elle tape et tape encore sans réaliser que ce n’est plus qu’un corps inerte qu’elle tient. Enfin elle s’arrête. Elle est en pleurs. Elle s’effondre sur le corps, épuisée et désespérée. Elle se remet debout difficilement. Elle se sent vidée comme si elle avait couru un marathon. La nuit est tombée, seule la faible lumière d’un lampadaire est témoin du drame. Dans un coin reculé du cimetière, une ombre se redresse et s’éloigne en courant.

Cathy arrive à sa camionnette et rentre vite pour enfin reprendre ses esprits et se calmer. De rage, elle frappe le volant, puis laisse ses mains tremblantes dessus. Elle attend que sa respiration ralentisse. Enfin, elle peut mettre le contact, elle démarre lentement et s’engage sur la route du retour. À une fenêtre de l’étage supérieur de l’auberge, une silhouette regarde le véhicule s’éloigner.

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