Mardi 16 octobre 2018 (suite)
À la gendarmerie de Reichshoffen, l’équipe de nuit vient de terminer sa garde. Celle-ci s’est montrée particulièrement calme et l’adjointe Michèle Petit s’apprête à accueillir son collègue pour la relève lorsque le téléphone sonne.
— Allez, c’est encore pour moi. Gendarmerie de Reichshoffen, j’écoute.
Suit un long silence pendant lequel l’adjointe écoute André Schuller avec attention.
— Bien, personne ne bouge, on arrive.
Elle raccroche. Puis :
— Mon adjudant !
— Oui, qu’est-ce qu’il y a ?
— Un appel du maire de Wildstein, il a trouvé un homme mort dans des circonstances très suspectes.
— Un homicide ?
— Ça se pourrait bien oui.
— OK.
L’adjudant disparaît dans le bureau du capitaine pour expliquer la situation.
— Bon, vous y allez à deux voitures, dès que possible vous me faites un topo et si ça se confirme, je viens.
Michèle s’approche.
— Chef, est-ce que je peux venir ?
— Si vous n’êtes pas fatiguée, prenez la fourgonnette.
— Merci Chef, répond Michèle tout excitée.
— Pour une fois qu’il se passe quelque chose !
Ce sont cinq gendarmes qui arrivent à la grille du cimetière. Ils se dirigent rapidement vers le petit groupe de personnes qui attend. Deux femmes et sans doute le maire qui vient à leur rencontre.
— Bonjour, monsieur le maire, on y va ?
— Oui, il s’agit de Guy Schwartz un habitant du village.
André Schuller montre l’emplacement du corps. L’adjudant a un gros soupçon du caractère homicide fort probable du décès. Il appelle immédiatement le capitaine.
— Alors sécurisation du périmètre, vous recueillez les premiers témoignages. Je vous envoie la cavalerie et je viens avec du renfort.
— Bien, dit l’adjudant en se dirigeant vers les deux femmes.
— Pouvez-vous me relater les faits chronologiquement, demande Voegtlin.
Pendant que Gisèle raconte péniblement son aventure en précisant qu’il s’agit de la tombe de son mari, encore une fois, les gendarmes déterminent très vite un large secteur de protection avec les banderoles. Michèle n’en perd pas une miette, elle s’approche du corps, cette histoire d’un crime possible la passionne.
Au bout d’une demi-heure, le cimetière est une vraie fourmilière. La scientifique procède aux investigations et les gendarmes commencent à sillonner les abords pour recueillir des témoignages éventuels. André Schuller dresse un portrait un peu édulcoré du Guy, mais évoque quand même ses frasques avec la gent féminine. Le capitaine prend cela très au sérieux.
— Il faudrait que j’aille voir sa femme maintenant, demande André, car la nouvelle va aller assez vite alors…
— Oui, bien sûr, allez-y et précisez que nous allons passer la voir, il nous faut son témoignage.
André Schuller se gare devant la demeure des Schwartz avec une boule au ventre. C’est la première fois qu’il se trouve dans cette situation. Mathilde ouvre avec un mélange de surprise et d’inquiétude.
— Bonjour, Mathilde, c’est au sujet de Guy.
Il la voit blêmir et s’affaisser.
— Assieds-toi là, va.
— Il est arrivé malheur c’est ça ? J’me disais, ce salaud, il découche maintenant, mais j’avais peur, car il ne l’avait jamais fait. Mon Dieu !
— Le plus dur est à venir, craint André.
— On l’a trouvé ce matin au cimetière allongé le long d’une tombe, mais il semble décédé depuis hier soir.
Mathilde sanglote en silence. Son Guy, elle croyait le haïr, mais maintenant, en fait, c’est le sentiment d’un vide immense qui l’envahit.
— Et je ne sais pas trop comment te le dire, mais les gendarmes sont là et on pense à un homicide.
Le mot semble avoir du mal à entrer dans le cerveau de Mathilde. Elle reste sous le coup de la sidération.
— Il s’est passé quelque chose de grave hier et les gendarmes vont venir pour te poser des questions. Est-ce que ça va aller ou tu veux attendre ?
Mathilde reste toujours silencieuse. André se sent assez démuni pour gérer ce type de comportement. Il appelle le docteur Meyer sur son portable, car il doit s’être rendu au cimetière pour les constatations d’usage.
— Christophe ? C’est André, je suis avec Mathilde qui est très choquée. Il faudrait que tu viennes et tu peux dire aux gendarmes qu’il va falloir attendre pour la voir.
— Merci, je t’attends.
La matinée avance et la nouvelle a largement couru dans Wildstein et même des alentours. Les gendarmes font du porte-à-porte pour recueillir d’éventuels témoignages sur la soirée de la veille, mais ici, après 20 heures, de toute façon, il n’y a plus grand monde dans les rues. La vie dans un petit village d’un peu plus de trois cents âmes, totalement encerclé par la forêt, a une tendance naturelle à se replier sur elle-même. André, en concertation avec le médecin, a emmené Mathilde chez des cousins, à Dambach, elle est sous anxiolytiques. Le capitaine Patrick Dietsch sonne pour la dixième fois de la journée à une nouvelle maison, une grosse masure cossue, très traditionnelle, avec de superbes colombages.
— Capitaine Dietsch, j’ai quelques questions à vous poser, si je peux entrer.
— C’est au sujet de Guy Schwartz, qu’est-ce qui s’est passé ?
— Vous savez, on est au tout début de l’enquête et de toute façon on ne peut rien dire, réponse automatique d’un professionnel rompu à l’exercice.
— Oui, bien sûr, entrez.
— Vous n’avez rien remarqué hier, vous ne l’avez pas vu ? Manifestement il rentrait avec son tracteur.
— Non, pas par ici toujours, mais enfin, un cas ce Guy, répond la maîtresse de maison, une matrone déjà d’un certain âge et qui semble avoir des choses à dire. Ce qui n’échappe pas au capitaine.
— Qu’est-ce que vous pouvez me dire sur Guy Schwartz justement ?
— Oh, vous devez déjà être au courant que c’était un beau cavaleur et il ne se privait pas d’entreprendre même les femmes mariées. Alors vous savez, ça lui a valu pas mal d’altercations avec des maris.
— Mais encore ?
Le mari, lui, reste silencieux à côté de sa femme qui, visiblement, porte la culotte. Dietsch n’ose pas se demander si le fameux Guy aurait sévi ici également.
— On a entendu dire que, cet été, ça a chauffé dur avec André Martin du haut du village. Il l’aurait menacé salement même, toujours pour les mêmes raisons. Le Guy, il s’en est sorti avec un coquart, mais à croire que ça aurait pu être bien pire, finit-elle avec plein de sous-entendus.
Depuis maintenant bien longtemps, le capitaine Patrick Dietsch ne se pose plus la question de savoir ce qui peut pousser certains de ses concitoyens à orienter des soupçons sur d’autres personnes, vieilles vengeances, règlements de comptes… les raisons ne manquent pas. Malgré tout, il note l’information et l’adresse du concerné.
Le corps, entre-temps, a été enlevé, direction l’institut médico-légal de Strasbourg. Le périmètre de protection a été ramené autour de quelques tombes dont bien entendu celle de Gisèle qui se lamente encore plus d’en voir l’accès empêché pour un temps indéterminé. L’équipe scientifique est repartie, reste une demi-douzaine de gendarmes qui sillonnent toujours le village. Le capitaine Dietsch sonne chez les Martin. C’est lui qui ouvre, petit, sec, avec un air de bouledogue, comme quelqu’un perpétuellement sur la défensive.
— Monsieur Martin ? Capitaine Dietsch, je voudrais vous poser quelques questions au sujet de Guy Schwartz.
— Bon, entrez, grogne celui-ci.
Dans la pièce principale, il voit une femme, sans doute madame Martin, assez jolie, la silhouette fine, une belle peau claire, mais assombrie par une tâche violacée sur la joue droite. Aucune hésitation, Dietsch comprend qu’il s’agit d’un coquart.
— Ce salaud, il bat sa femme.
Elle se tient en retrait avec l’air effarouché qu’il reconnaît bien chez les femmes battues. Voilà qui ne le rend pas trop enclin à ménager le mari. Ils restent debout dans la pièce, elle, derrière, les yeux fixés sur le sol.
— Voilà, j’ai eu vent d’une altercation que vous auriez eue avec Guy Schwartz il y a quelques semaines. Vous confirmez ?
Après un silence appuyé par un regard noir vers sa femme (avertissement ?), Martin regarde le capitaine.
— C’est vrai, en forêt, j’ai été voir ce salaud, car je le soupçonne fortement d’avoir… « approché » ma femme... nouveau coup d’œil vers celle-ci.
— Vous l’auriez menacé de mort ?
Nouveau silence et des mâchoires qui se serrent.
— Non… enfin un peu, mais j’lui ai surtout foutu mon poing dans la gueule, ça fait du bien.
— Oui, ça vous savez le faire, rétorque Patrick Dietsch en regardant sa femme d’un air appuyé, juste pour lui faire comprendre qu’il n’est pas dupe et qu’il a très bien compris. L’intéressé émet un grognement indistinct.
— Où étiez-vous hier soir ?
André Martin montre un mouvement de recul qui pourrait presque être interprété comme une menace.
— Mouais, c’est un sanguin ce type !
— Mais… j’étais là, avec ma femme.
— Madame ? Vous confirmez ?
Martin se retourne vivement vers elle. Son regard en dit très long au point que Dietsch se demande presque sur le coup s’il ne va devoir s’intercaler entre les deux. Cette dernière s’est encore plus recroquevillée.
— Oui, oui, murmure-t-elle.
— Merci, simple question de routine.
Il sait qu’il ne faut pas insister au risque d’exposer cette pauvre femme aux coups. Il prend congé. « Un sale type de plus. »
En fin de matinée, les militaires quittent le village pour un retour à la brigade, débriefing prévu pour 14 heures.
Une dizaine de « gilets bleus » remplissent la vaste salle de réunion. C’est Dietsch qui mène le débat, en présence du commandant.
— Je résume : on a trouvé le corps de Guy Schwartz ce matin vers 7 heures 30. D’après le médecin qui n’est pas légiste, hein ! je précise, la mort remonterait à la soirée, bien avant minuit en tout cas. Toujours d’après lui, la mort est due aux coups reçus sur l’arrière du crâne. Il ne croit pas que ce soit dû à une chute, mais plutôt du fait de quelqu’un qui a tapé la victime précisément sur le coin de la pierre, et il y a eu sans doute plusieurs coups. La thèse de l’homicide est quasiment certaine. On obtiendra les résultats de l’autopsie jeudi. Très vite, nous avons eu confirmation que ce Guy Schwartz est, enfin, était un sacré coureur de jupons et les maris et autres compagnons trompés sont nombreux. D’où, autant de suspects potentiels. L’un de ceux-ci serait-il tombé sur la victime en train de batifoler avec sa femme et serait passé à l’acte ? On peut supposer que les deux amants s’étaient donné rendez-vous au cimetière et que le « mari » s’est retrouvé au courant. Simple hypothèse, évidemment. On attend les retours sur les empreintes éventuelles et l’ADN. Qu’en est-il du voisinage ? Voegtlin ?
— J’ai compilé les témoignages : pas grand-chose au sujet d’hier soir, personne n’a vraiment vu Guy Schwartz avec son tracteur, mais plusieurs confirment l’avoir entendu passer vers 19 heures, car c’était au moment du coucher de soleil. Par contre, très vite, comme dit, sont ressorties les histoires de parties de jambes en l’air de la victime, manifestement ça empoisonnait pas mal l’atmosphère du village et a créé beaucoup de ressentiment, voire même de haine. Pour le moment, pas possible d’interroger sa femme, très choquée.
— De mon côté, j’ai interrogé un certain André Martin, un bon candidat qui bat sa femme et qui manifestement est un violent impulsif, je sais les repérer ceux-là. Il dit être resté chez lui hier soir, sa femme confirme bien sûr, mais elle ne pourrait de toute façon pas dire autre chose. Si elle qui était avec la victime hier soir et que ce soit le mari l’agresseur, elle ne dirait rien quand même. Voilà où l’on en est pour le moment. Il faut attendre les retours d’analyses maintenant. Chef ? finit-il en se tournant vers le commandant.
— Je vous remercie tous pour votre travail, on tient déjà beaucoup d’éléments. Le parquet de Strasbourg est saisi et le juge d’instruction va être nommé cet après-midi. J’attends l’ensemble de vos rapports pour tout transmettre, je vous remercie.
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