Jeudi 20 mai 2021, 21 heures 37

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Serge Richer trouve que ça commence à tirer en longueur. Et ça ne semble pas près de s’arranger si on décide de couper les cheveux en quatre. Pour lui, tout semblait clair, mais le flou s’installe au fil des échanges.

Remy Gantzer est toujours plongé dans ses notes et demande à nouveau à reprendre la parole.

« Commence à nous pomper l’air, celui-là !

— Je voudrais, maintenant, parler du deuxième crime. J’ai bien relu ce qui a été dit par les gendarmes sur la personnalité de la victime, ce monsieur… Guy Schwartz. Là, contrairement à monsieur Jean Studler, nous avons affaire à un homme très porté sur les femmes et c’est même un euphémisme si l’on en juge par les témoignages de certaines femmes qui parlent carrément de harcèlement. Du coup, le scénario semble différent. Les rapports d’enquête inclinent du côté d’une rencontre de hasard, dans ce cimetière. On peut légitimement penser que cet homme a vu, là, une opportunité pour séduire une femme que l’on sait très attirante. Alors, il s’agit peut-être, tout simplement, d’un cas d’agression sexuelle. Évidemment, la réaction de Cathy Metzger a été très disproportionnée, mais, maintenant que l’on connaît bien son profil psychologique, il est évident que l’on allait à la catastrophe. Elle-même d’ailleurs, parle, lors des interrogatoires, d’une vraie agression qui l’a totalement paniquée. Rien à voir avec ce qu’elle évoque au sujet du premier meurtre. De plus, elle se souvient vaguement de l’avoir bousculé, dans un premier temps, comme pour le repousser, mais, hélas, elle s’est acharnée sur lui ensuite, sans doute submergée par sa paranoïa, ce qui a conduit à ce drame.

— Et je rappelle que, pour ce crime, nous avons des témoignages, reprend la présidente.

Elle relit certains passages qu’elle juge les plus importants.

Suit un long silence. C’est Aurélie Keller qui prend la parole.

— Merci vraiment, monsieur Gantzer et madame pour vos interventions. Pour compléter, je voudrais revenir sur les explications de la docteure Hélène Desforges sur la perception du monde par Cathy. Elle vivait renfermée dans une paranoïa pathologique qu’elle nourrissait surtout vis-à-vis des hommes, on comprend bien pourquoi. Toujours sur la défensive, on peut imaginer une vie comme dans un ghetto, comme dans une sorte de brouillard. Elle s’interdisait, d’elle-même, beaucoup de plaisirs courants, pourtant, pour chacun de nous. Elle ne se sentait bien que protégée dans la maison de sa grand-mère ou, à l’inverse, en plein air, en faisant du jogging. Tout cela est bien difficile à comprendre pour nous qui avons un esprit sain, quoique là-dessus, il y aurait sans doute beaucoup à dire (regard en coin vers Serge Richer), mais il faut imaginer une vie sur la défensive perpétuelle et il lui a fallu une rencontre exceptionnelle pour qu’elle commence à vivre. Et, peut-être en conviendrez-vous, il y a là quelque chose de paradoxal, à lui supprimer la liberté alors que, justement, elle peut commencer à vivre. Mais je sais bien que l’on ne peut pas occulter la gravité des faits. Cela dit, quinze ans, c’est encore trop.

Serge Richer reste muet. « Harcèlement, harcèlement ! » il n’a pourtant pas la sensation d’être lourd lorsqu’il drague pendant ses longs déplacements. Bon, il est vrai que, s’il y repense bien, il y a quand même une ou deux fois, où il a un peu forcé « la main », mais si elles cèdent, c’est qu’elles sont consentantes, non ? Si on risque de se faire tuer pour ça… quelques pans de ses certitudes se lézardent, et ça le déstabilise.

Carole Lamy prend timidement la parole.

— C’est vrai que je me suis parfois retrouvée dans des situations « gênantes » et pourtant je n’ai pas peur des hommes (sourire gêné), mais je comprends que, pour une femme, ce n’est pas toujours évident et, si on arrive à percevoir le calvaire de cette fille, certaines choses s’expliquent quand même, voilà.

Cette longue phrase lui a coûté. Mais elle ressent un vrai soulagement à s’être confiée ainsi, bien consciente d’avoir plus parlé pour elle-même. Un grand vide l’envahit, des évidences cachées jusque-là sortent au grand jour, et il va bien falloir les affronter.

Un léger brouhaha s’installe pendant que la présidente échange avec ses deux assesseurs. Nathalie Martin reconnaît que les arguments de l’infirmière sont solides et que cette pauvre fille a bien droit à la miséricorde. La compassion doit être des deux côtés. Et nous, pauvres mortels, qui sommes-nous pour prétendre juger alors que seul le Seigneur peut le faire ?

— Mesdames, messieurs, si les échanges sont terminés je vous propose de voter pour une peine de quinze ans.

Le temps est suspendu, il y a beaucoup moins d’empressement que pour le vote précédent, comme une lassitude, à moins que ce ne soit tout simplement de la gravité. L’urne est apportée à la présidente qui fait le compte.

— Nous avons trois voix pour et six contre, les quinze ans sont rejetés. Nous allons donc reprendre les délibérés sur une peine de dix ans, mais, avant, je vous propose de faire une pause d’un quart d’heure.

Le bruit des chaises que l’on repousse brise le silence et chacun se sent soulagé de sortir un peu de cette ambiance qui devient inexorablement étouffante.

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