Lundi 3 décembre 2018

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Cela fait maintenant plus d’un quart d’heure que Geneviève attend sur sa chaise dans le couloir. Elle voit défiler tout un personnel hospitalier. Ce qui la frappe, c’est cette ambiance feutrée qui règne ici, bien loin de certains services. Une jeune femme s’approche :

— Madame Hillmeyer ? demande-t-elle en tendant la main.

— Oui. « Elle est bien jeune. »

— Si je comprends bien, vous avez besoin de conseils pour une enquête. Ce n’est pas une démarche courante. J’ai déjà eu affaire à des enquêteurs, mais seulement dans le cadre de mes études et recherches. Je suppose que c’est un cas complexe.

— Oui, même pour moi, c’est une démarche totalement inhabituelle. Malgré ma longue carrière (sourire) c’est la première fois où je suis confrontée à ce type de criminalité. Et je ne suis pas contre un complément d’information.

— Je vous écoute.

Et Geneviève de se lancer dans le récit de leur enquête en faisant attention de ne pas trop digresser, mais en apportant tous les détails qu’elle pense utiles. La praticienne ne l’interrompt que deux ou trois fois pour demander une précision. À la fin de l’exposé, un silence s’installe. La docteur Hélène Desforges semble en pleine réflexion.

— Bien ! — Elle se cale dans son fauteuil. — Il est évident que, vu ce que vous décrivez, on est en présence d’un trouble psychotique sévère. Difficile de dire de quel type : trouble de la personnalité, hallucination, voire schizophrénie. Mais si je comprends bien, cette personne doit, globalement, avoir un comportement normal qui lui permet de s’insérer dans la vie de tous les jours, et puis, suite à un facteur déclenchant précis, elle devient victime d’une bouffée délirante. Elle vit probablement dans un état dépressif et paranoïaque et ressent une menace permanente sans aucun doute face aux hommes en général. Reprenons ! Il y a donc deux crimes espacés de… trois mois environ. Est-ce que le déroulé est le même chaque fois ?

— Difficile à dire, le premier semble avoir pris plus de temps, car ils ont bu une bière avant. On pourrait presque penser à une préméditation, mais on est certain qu’ils ne se connaissaient pas. Et les éléments de l’enquête vont vers un acte commis au hasard. Incroyable, et pourtant ce sont les faits.

— Je pense que vous avez raison, elle n’avait sans doute aucune idée de ce qui allait se passer. Le deuxième est visiblement plus rapide, plus spontané. Alors tout d’abord on peut écarter l’hypothèse d’une tueuse en série, dans le style prédateur du moins, ou d’une psychopathe. Quoi que semble contredire le premier crime, ça reste, pour moi, un crime compulsif. Suite à un facteur déclenchant, comme je l’ai dit, on entre dans une phase aiguë, on observe une désorganisation de la pensée et du comportement de la personne. Vu son jeune âge, on peut penser à une femme abusée sexuellement lorsqu’elle était enfant et sans doute avec des épisodes très violents, ce qui va provoquer un grave traumatisme. Ce n’est plus votre pauvre victime qu’elle voyait, mais son bourreau lorsqu’elle était enfant. Quand tout est fini, elle se rend plus ou moins compte de ces actes. Ses souvenirs d’enfance doivent brouiller sa perception des faits.

On peut quand même imaginer une personnalité fragile, mais à six ou dix ans on est une gamine fragile de toute façon. Voyez-vous, le traumatisme le plus profond pour ces enfants, vient du fait que les actes sont perpétrés par ceux qui sont censés justement les protéger : leurs parents. Soit les deux sont violents, soit il y a une démission de la mère le plus souvent, car elle est aussi souvent violentée par le conjoint. L’enfant se sent profondément trahi. Il perd la confiance dans les adultes, se replie sur lui-même et, ensuite, apparaissent des psychoses qui restent à vie. Il peut y avoir eu un facteur additionnel comme un traumatisme physique grave par exemple ; c’est signalé dans la littérature spécialisée. Reste que cette personne, d’après vos recherches, n’avait rien fait jusqu’à maintenant ?

— Nos recherches sur des crimes analogues n’ont rien donné, ni en Alsace ni dans les départements voisins. On a adressé une demande du côté allemand. Donc à ce jour, non, aucune preuve d’antécédent.

— On peut penser, dans ce cas, qu’elle a pu sortir de cet enfer et se retrouver dans un cocon protecteur jusqu’à ce que ce cocon disparaisse et, là, les choses auraient pu et même auraient dû se passer autrement. Devenue adulte, elle aurait dû pouvoir surmonter tout ça, mais visiblement ce n’est pas le cas. Il est vrai que c’est difficile de s’en sortir si on n’est pas aidé.

— Ça veut dire que ça peut recommencer à tout instant ?

— Je le crains, du moins chaque fois qu’elle se retrouvera dans une situation qui provoquera, même à tort, un sentiment de danger. Chaque fois qu’un homme lui fera des avances par exemple. Mais je suis sûr que ce n’est pas irréversible. C’est vraiment un immense gâchis : prise en main, elle s’en serait sortie.

— Je vous remercie beaucoup, ça m’aide vraiment, je pense maintenant bien mieux la cerner et la comprendre, mais évidemment ça ne me donne pas de clef pour la trouver.

Hélène Desforges hausse les épaules et lève les bras.

— Je vous raccompagne.

Arrivée à la porte, elle garde la main de Geneviève dans la sienne.

— Finalement nos deux métiers se rejoignent. On ne peut vraiment bien les faire qu’avec humanité et compassion. Si vous la trouvez, j’aimerais m’en occuper.

— Entendu, je vous remercie beaucoup encore, vraiment.

Rentrée au bureau, elle y trouve Sébastien et Laura. C’est Sébastien qui lui envoie un air interrogateur.

— Instructif, souffle Geneviève.

Laura se rapproche

— Instructif et terrible. Elle part sur la même idée que nous, en précisant que pour elle c’est une personne qui a subi, enfant, des sévices très violents qui ont laissé un profond traumatisme. Cela ne suffit pas bien sûr, car on ferait face à encore plus de psychopathes, mais chez elle, ça a touché sa raison. Et lorsqu’elle s’acharne sur sa victime, en fait, elle ne voit que le responsable de ces violences passées.

— Il y a donc absence de discernement, demande Sébastien.

Geneviève hoche la tête.

— Finalement, une pauvre gosse quoi, conclut Laura

— Je peux vous rappeler les chiffres : il y a, en France, pas loin de trois cent mille cas de violences sur mineurs par an, quatre-vingt-sept pour cent ont lieu en milieu intrafamilial, et un enfant meurt tous les cinq jours suite à des maltraitances.

Un lourd silence et un grand malaise s’installent dans le bureau

— Et merde, murmure Laura qui s’éloigne, visiblement très secouée.

Sébastien fait un signe de tête à Geneviève.

— Elle est encore jeune et n’a pas pu se blinder comme nous, mais j’avoue que je n’aurais jamais pu travailler dans une brigade pour mineurs. Vraiment pas évident.

— J’ai un pote effectivement qui y travaille à Mulhouse. Il n’en parle jamais et je crois comprendre pourquoi.

— Bon, je pense que ce sera tout pour aujourd’hui, conclut Geneviève.

Elle a besoin d’un remontant et avale coup sur coup plusieurs morceaux de chocolat.

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