Jeudi 20 mai 2021, 22 heures 26

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Lorsque chacun reprend sa place, les traits sont tirés pour certains. La fatigue est évidente. Cela fait maintenant depuis onze heures ce matin que les jurés sont engagés dans ce dernier jour du procès. Cela ne peut se terminer, et ils savent, que lorsqu’une peine sera prononcée. Ce temps interminable vient, petit à petit, porter des coups de boutoir aux convictions de Serge Richer. Plus rien n’est clair et il ne sait pas si c’est la fatigue ou les arguments avancés par les uns et les autres qui le font douter. Mais, dans cette submersion, il lui reste encore quelques îlots de certitude auxquels s’accrocher.

Aurélie Keller ouvre la session.

— Jusqu’à maintenant, nous n’avons pas beaucoup évoqué sa vie privée et pourtant, il s’est passé beaucoup de choses depuis son incarcération. Le plus important est sans doute cet enfant qu’elle a eu en prison. Le père est Julien. Il a longuement expliqué l’histoire de sa relation avec Cathy et comment, à force de patience et d’amour, il l’a aidée à sortir de son enfermement.

— Mouais, le coup du prince charmant qui réveille la princesse endormie avec un baiser, quoi, un peu gros quand même, pense Serge Richer.

— Et pour prouver son engagement total, il l’a épousée en prison. On sait tous dans quelle situation extraordinaire se retrouve Cathy Hillmeyer désormais.

— Effectivement, la tueuse qui devient la belle-fille de l’enquêtrice qui l’a justement arrêtée, alors là c’est le pompon. On ne voit même pas ça dans les mauvais romans de gare.

— Ah, monsieur Richer ! vous avez beaucoup de mal avec les événements qui ne rentrent pas dans les cases, hein ? Je comprends que cette histoire vous dépasse et pourtant, c’est ainsi. Vous, qui êtes père de famille, que pensez-vous de la situation de cet enfant ?

— C’est vraiment regrettable, j’en conviens. Mais il n’est pas seul, je suppose que sa famille s’en occupe.

— Sans doute, mais j’ai étudié le cas des femmes qui deviennent mères en prison. Il faut savoir que Cathy était, jusqu’à maintenant, en détention préventive, donc incarcérée obligatoirement à Mulhouse en attendant le procès. Nous avons visité, lors de la journée de formation, la prison de Lutterbach. Toute neuve, moderne et beaucoup plus humaine, mais jusqu’à la fin de cette année, les détenus restent à l’ancienne prison. Voici les chiffres pour le quartier femme : la densité carcérale est de 109 pour cent, ça veut dire que les femmes en surnombre dorment par terre. Les locaux sont vétustes et le suivi que demande une femme enceinte est un vrai parcours du combattant avec déplacement en fourgon cellulaire jusqu’à l’hôpital et c’est tout juste si elles ne vont pas faire leur échographie menottée. Il y a toujours du personnel policier présent. Le père peut assister, quelle chance ! J’ai, personnellement, vu ça une fois. J’en aurais pleuré. L’imminence de l’accouchement demande une surveillance accrue pour qu’il n’ait pas lieu en cellule. Tout ça dans une ambiance surpeuplée, bien que pour Cathy, l’équipe pénitentiaire ait réussi à la mettre un peu à part. Mais je suis désolée, là, l’histoire ne fait que commencer. Je sais qu’il est tard.

— Oui madame Keller et c’est pour ça que je vous demanderais de ne pas trop vous éloigner de ce qui nous préoccupe. Je sais bien que ce sujet vous est sensible, mais on ne peut aborder les problèmes des mères incarcérées en général.

— Oui, je comprends madame la présidente, mais c’est vraiment important, et je vous demande la possibilité de terminer.

La présidente acquiesce.

— Merci beaucoup, si l’on veut rester totalement objectif ; on ne peut passer ça sous silence. La mère revient à la prison avec son enfant. La prison de Mulhouse n’a pas de nurserie, c’est un local réservé à la mère et à son bébé. Là encore, pour Cathy, le personnel a réussi à trouver une solution. L’enfant reste avec sa mère jusqu’à l’âge de dix-huit mois. Durant tout ce temps, elle a droit à des visites de personnel spécialisé pour l’aider si besoin. Les visites familiales ont lieu une à deux fois par semaine et, si la prison est équipée, le couple marié a droit à un week-end par mois en intimité dans un studio réservé. Outre l’importance que cela a pour le couple, il n’est pas besoin de vous expliquer que c’est encore plus primordial pour l’enfant. Lorsque l’enfant commence à marcher, il peut sortir de la cellule avec la mère, mais dans quel environnement ? Celui de la prison. À votre avis, à partir de quel âge va-t-il commencer à comprendre la situation ? Quel univers s’offre à lui alors ? On dit bien que les trois premières années sont les plus importantes pour le développement psychique, social, cognitif, etc. Dans le cas de Cathy, qui a une famille très soudée, on peut penser que tout va bien se passer pour l’enfant, mais combien y a-t-il de mères célibataires en prison ? Souvent, les enfants sont placés, car ils ne peuvent rester au-delà des fameux dix-huit mois. Ce sont les seuls détenus innocents ! Voilà les faits, monsieur Richer. Je m’arrête là, dit Aurélie, en voyant que la présidente allait encore intervenir.

Un long silence suit l’exposé d’Aurélie, seulement rompu par une ou deux toux, peut-être forcées. Serges Richer est sérieusement ébranlé.

— Je suis désolé… vraiment. Évidemment on ne connaît pas tout cela. Je comprends vos propos. C’est une situation très… délicate.

La présidente sait qu’il est temps d’apporter des précisions sur la peine.

— À propos de ces dix ans, il faut parler des remises de peine. Il semble que la prévenue présente un comportement exemplaire ; on peut donc légitimement supposer qu’elle bénéficiera d’une remise de peine à moitié, soit au bout de cinq ans. À cela s’ajouteront des mois qui se défalquent par année avec un décompte complexe qui raccourcit encore la durée de la peine et, dans le cas de Cathy Hillmeyer, on peut raisonnablement statuer sur une durée réelle d’un peu plus de quatre ans. Elle a déjà effectué cinquante et un mois en préventive. En gros, elle peut être dehors d’ici un peu plus d’un an et demi. Elle sera soumise à une obligation de soins.

Une légère rumeur coure dans le jury. Le temps des questions semble terminé.

— Nous allons donc voter pour une peine de dix ans d’incarcération.

Les réponses sont vite griffonnées et l’urne apportée à la présidente qui donne les résultats.

— Six voix pour et trois contre. La peine de dix ans est donc validée. Mesdames et messieurs les jurés, il est 23 h 11, cette séance est terminée ; nous allons rejoindre la salle d’audience.

Serge Richer ne se lève pas tout de suite. Il ressent un sentiment d’urgence, il a une très forte envie de rejoindre sa femme et ses enfants et de les serrer fort contre lui. Il sort de la salle avec un vague goût dans l’âme, celui d’être peut-être passé à côté de l’essentiel. C’est un peu le même sentiment qui occupe Carole Lamy. Elle comprend bien qu’elle a quelques problèmes à régler dans sa vie. Aurélie Keller sort en échangeant quelques mots avec Remy Gantzer. Elle a le sentiment d’une demi-victoire et est satisfaite d’avoir pu asséner quelques vérités. Finalement, Cathy ne s’en sort pas trop mal, et elle ressent une certaine fierté de penser qu’elle y est pour quelque chose. Jérémie Monier a été séduit par Aurélie et décide d’essayer de la revoir. Nathalie Martin est pressée de rejoindre sa famille, son cocon où tout va redevenir « normal ». La troupe se dirige silencieusement vers la grande salle.

— Mesdames et messieurs, la Cour…

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