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 Il y a moins d'un an, j'aurais rentré la tête et les épaules, tremblé et mis genou à terre, face à un tel revirement de la part de Thelma. Mais son magnétisme et l'emprise manipulatrice qu'elle avait sur moi à l'époque ne font plus effet, et cette fois je n'hésiterais pas à me défendre, à la blesser s'il le faut, pour la neutraliser.

Elle est vêtue d'un ensemble gris trop ample pour elle. Ses épaules flottent dans le col du tee-shirt délavé. Ses bras décharnés, couverts de pansements, sont des brindilles qu'on pourrait presque casser d'une main.

Un éclat lumineux, le reflet de la lumière sur un objet qu'elle serre dans son poing, accroche tout à coup mon regard. Ce n'est qu'à ce moment-là que je remarque le couteau dans sa main, légèrement dissimulé contre sa hanche. Mon souffle s'accélère encore, au rythme effréné des battements de mon cœur. Une boule d'angoisse me contracte le thorax, j'ai la soudaine impression d'étouffer.

Mais il ne faut surtout pas que Thelma remarque ma panique, je dois continuer à rester immobile et consterné en apparence. Je ne tiens pas à savoir ce qu'elle pourrait faire en pensant que je veux fuir. Ne rien laisser paraître...

« Les forces de l'ordre sont forcément sur sa trace et ne vont pas tarder à débarquer, je tente de me rassurer. Il n'y a qu'à entretenir la conversation assez longtemps pour qu'ils arrivent, gagner du temps, détourner son attention à la moindre occasion... »

– Tu ne sais pas à quel point Angèle me manque, dit alors Thelma. C’est injuste. Pourquoi tu es le seul à pouvoir la voir ?

Les muscles de mes lèvres s'articulent enfin, je retrouve le contrôle de mes mouvements pour lui répondre d'une voix blanche :

– C'est elle qui n'a pas envie de te rendre visite. Elle m'a dit que tu lui faisais peur, et que tu étais méchante avec moi.

Une lueur de rage et de chagrin traverse un instant le regard de Thelma.

– Tu mens ! s'écrie-t-elle, les mâchoires serrées. Mais je m’en fiche, je vais bientôt la retrouver. On sera ensemble, réunies. Et tu ne seras plus dans nos pattes.

J'avale ma salive, tentant de formuler une réponse rationnelle face à un discours qui l'est aussi peu, mais rien ne vient. Je m'efforce de ne pas laisser glisser mes yeux sur la lame qu'elle tient dans sa paume, pour éviter qu'elle n'intercepte mon regard et ne réagisse violemment. Quelques pas précipités de sa part en avant, et elle aurait mon torse en offrande pour le darder de coups, si elle se montrait précise et rapide.

– Pourquoi tu as tout gâché, pourquoi tu as gâché nos vies, Guillaume ? m'interroge-t-elle d'un ton doucereux. Alors qu'on vivait heureux, tous les trois ?

Répliquer que ce n'est qu'une perspective bien réductrice de l'histoire est vain, je ne me fatigue même pas à le faire.

« Quel con, je me maudis intérieurement, comment j'ai pu m'aveugler au point de ne pas m'avouer pour de bon que ma femme avait vrillé, pendant deux affreuses années ? Quand je la vois comme ça, c'est si évident que ça sauterait aux yeux d'un aveugle... »

– Tu ne penses pas qu'on l'était, Guillaume ? reprend Thelma. Tu ne penses pas qu'on était heureux, ensemble ? Je t'aimais, j’aimais notre vie de famille ! Moi, je t’aimais, je te dis, même si je doutais de toi, je t'aimais comme une folle...

« Tu ne crois pas si bien dire, je songe sombrement. Mais concernant les tromperies inventées par ton esprit malade, tes larmes et tes crises d'hystérie n'ont jamais été pour moi une preuve d'amour... »

Face à mon implacable silence, Thelma enchaîne, les veines de son cou apparentes au-dessus de son tee-shirt trop large :

– Ces soirées dans les draps, à se chuchoter nos vœux les plus secrets ou nos rêves de gosse, après nos ébats dont le temps n'affectaient ni la tendresse ni la fougue... Ces escapades romantiques, juste toi et moi, dans les montagnes du Vercors... Ces baisers, ces regards, ces promesses d'amour éternel, Guillaume, qu'est-ce qu'on en a fait ?

Je vois son œil briller. Sa voix n'est qu'un filet brisé. Mon propre cœur est en miettes, mais je conserve du mieux que je peux l'expression placide que j'ai plaquée sur mon visage.

Elle ne se rend pas compte de sa condition, des raisons pour lesquelles on en est où on est maintenant, et c'est ce qui m'attriste le plus, au fond. J'ai perdu depuis longtemps la femme que j'aimais, et ce pour toujours. Ces souvenirs d'un temps heureux révolu ne font que raviver ma douleur face à l'immuable réalité : il n'y a pas de retour en arrière possible.

– Ce foyer qu'on avait construit ensemble, continue Thelma, cet inestimable bijou que nous a offert la nature, notre merveilleuse Angèle. Tous nos moments en famille, nos jeux, nos baignades à la mer l'été, ces soirées au coin de la cheminée du chalet qu'on louait dans les Alpes chaque hiver, nos fous rires et nos larmes partagées... Tu as voulu tirer un trait sur tout ça, Guillaume ?

« Je ne t’ai pas envoyée en taule sans raison… Comment peux-tu m'accuser d'avoir détruit notre famille, espèce de harpie détraquée ? Tu es à l'origine de tous nos maux, je te hais si fort que... »

Une larme m'échappe. Je m'empresse de la chasser d'un geste fébrile de la main, mais Thelma l'a remarquée.

– Tu vois, dit-elle, tu n'es pas aussi impénétrable que tu ne veux le faire croire, je le sais. Je te connais comme personne, Guillaume.

« Oui, mieux que quiconque. Tous mes points faibles, tous mes défauts, tu les as bien utilisés contre moi pour me garder captif de ton emprise... »

Que font ces satanés flics, bon Dieu ? Thelma est si imprévisible qu'une seconde suffirait à la faire exploser, et je ne sais pas combien de temps je serais en mesure de lui résister, d'éviter ses attaques puis la maîtriser, à condition que j'y arrive sans prendre de coup fatal à l'abdomen ou ailleurs...

Je serre les dents, résigné à ne pas laisser tomber mon masque face à elle. Je ne dois pas flancher. Je dois continuer à la faire parler et gagner ainsi du temps... Pour me donner du courage, je pense à Angèle, à son sourire d'ange, à ses fossettes espiègles quand on fait les idiots tous les deux.

Encore une fois, pour elle, je ne peux pas me permettre d'abandonner. Elle a besoin de moi, elle a besoin d'un père aimant, et surtout vivant. Alors puisqu'il le faut, puisqu'elle le voudrait, je vais me battre. Survivre.

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