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« Angèle, morte à six ans. »
Une nouvelle aberration qui me fait bondir hors de ma chaise. Je les fais répéter, avant d’éclater d’un rire nerveux, convaincu d’être victime d’un canular insensé. Ils ne rient pas.
Je tente de retrouver mon sang-froid. Ce qui m’est reproché est tellement inconcevable, dément, que rien ne parvient à traverser le barrage de mon hébètement, mais je me fais violence pour démentir ces dires.
– Je regrette, je dis d’un ton toujours courtois, mais vous faites erreur. Je vous le répète, Angèle est une petite fille pleine de vie, elle a d’ailleurs une sacrée bougeotte que j’ai parfois du mal à contenir ! Vous vous trompez sur toute la ligne, messieurs, et c’est très grave. Thelma a affabulé, à l’heure qu’il est, Angèle doit être prise en charge par un parent d’élève de son école depuis mon hospitalisation, ce qui explique que vous ne l’ayez pas encore retrouvée. Mais elle vit avec moi, va à l’école comme n’importe quel enfant, vous pouvez aisément le vérifier !
Je déglutis. Pourquoi, depuis que je suis placé en garde-à-vue, n’a-t-on pas cherché Angèle pour prouver qu’elle est évidemment bien en vie ? Où est-elle, puisque la police ignore son existence ?!
– Bien, dit le plus gradé des enquêteurs, reprenons les faits depuis le début. Vous allez avoir un choc, mais nous devons faire avancer l’enquête, malgré votre condition. Il y a de cela trois ans, vous jouez au ballon avec votre fille dans un champ, près du chalet que vous louez dans les Alpes. La balle se coince en haut d’un pylône de télésiège proche. Vous retirez le matelas de sécurité pour les skieurs et montez à l’échelle du pylône pour tenter de débloquer la balle, sans succès…
Son récit me provoque un électrochoc. Je me sens soudain aspiré dans une spirale infernale. Les souvenirs affluent d’eux-mêmes, en cascade, et sa voix devient un écho lointain.
Angèle et moi, au milieu du champ. Peu de neige cet hiver-là, les rochers et l’herbe brune percent la fine couche immaculée. Mon weekend de repos au cours d’un long dossier stressant. Mes nerfs à vif depuis des semaines. La grippe qui me cloue au lit, mais Angèle qui fait des caprices pour qu’on joue ensemble quand même. Qui pleure lorsque son ballon rose se coince en haut du pylône. Encore plus de cris quand je redescends l’échelle les mains vides, lui disant que son ballon est perdu, qu’il est trop loin pour qu’on le récupère. Je rentre au chalet chercher un balai pour le débloquer.
Angèle en haut du pylône quand je reviens. Ses sanglots. Elle crie qu’elle ne peut plus redescendre, qu’elle a trop peur, qu’elle a le vertige. Ma propre panique. Personne autour, le chalet trop loin pour que Thelma nous entende.
Dès que je mets un pied sur l’échelle, elle hurle que ça fait tout trembler. Mes tentatives pour la calmer, pour me faire entendre. La fièvre qui m’engourdit. La migraine qui me vrille le crâne, et ses cris qui l’empirent. Exténué. L’interminable négociation pour qu’elle descende ces foutus barreaux. Le vent glacé nous fait claquer des dents. Extrémités engourdies. Je m’affole, m’impatiente mais Angèle reste tétanisée. Mon exaspération, ma colère qui brûle autant que le brasier sous mon crâne.
Seule issue : lui ordonner de ne pas bouger et courir au chalet pour prévenir les secours. Quand je lui explique que je vais partir quelques instants, elle panique, me supplie de rester ou alors elle va tomber. Ses moufles glissent sur le métal, comme ses Moon Boots aux semelles lisses. Ma tête bouillonne, ma vision se trouble, la réalité se distord dans la fièvre délirante, les formes dansent autour de moi. Je me sens flancher, perdre pied. Je bous, explose. Secoue l’échelle. Ce geste brutal, ce geste absurde, qui m’échappe tant mes nerfs sont éprouvés.
Je m’effondre sur le côté, à la limite de l’inconscience. Le froid de la mince couche de neige contre mon front me ramène à mes sens. Plus loin, elle est rouge. Mon regard suit la trace. Tombe sur les roches à peine recouvertes de neige. Sur un petit corps inerte.
Le crâne ouvert, le sang qui se répand. Je me précipite. Angèle me serre à peine le bras, sa bouche s’ouvre et se ferme dans un cri muet. Je ne dis rien, je ne fais rien, je regarde. Ses yeux deviennent peu à peu vitreux. La neige tombe. Tout s’en va, tout s’efface.
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