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« Angèle, morte à six ans. »
Une nouvelle aberration qui m’avait fait bondir hors de ma chaise lorsqu’on me l’avait balancée au cours de la précédente séance d’interrogatoire. J’avais dû les faire répéter, avant d’éclater d’un rire nerveux, convaincu d’être victime d’un canular insensé. Ils n’avaient pas ri. Cette fois, je conserve mon sang-froid.
– Depuis que je suis arrivé, vous avancez cette… cette énormité, mais personne n’a voulu m’expliquer de manière claire ce qui vous amène à penser une telle chose.
– C’était parce qu’on pensait que vous vous payiez notre tête, maugrée l’un des flics, celui qui m’avait le plus poussé à bout pendant l’interrogatoire. Puis on a compris que vous faisiez pas semblant de pas comprendre. Un collègue a vu dans votre dossier que vous étiez suivi par le Docteur Prunolle, et il l’a contactée.
Il coule un regard curieux à la psychiatre, que je note plus pâle que d’accoutumée.
– L’enquête sur la mort de votre fille n’a jamais été fermée, dit-il, à cause des doutes qui planaient sur votre rôle dans l’affaire, justement. C’est pour ça que nous vous avons convoqué, suite au nouveau témoignage de votre femme, qui s’est souvenue d’un élément au cours de son emprisonnement.
– Je regrette, je dis d’un ton toujours courtois, mais vous faites erreur. Je vous le répète, Angèle est bien vivante. C’est une petite fille pleine de vie, elle a d’ailleurs une sacrée bougeotte que j’ai parfois du mal à contenir. Vous vous trompez sur toute la ligne, et c’est très grave.
– Bien, dit le plus gradé des enquêteurs, dans ce cas reprenons les faits depuis le début. N’est-ce pas, docteur ?
La psychiatre garde le silence. Je lui jette une œillade sidérée : pourquoi ne me soutient-elle pas ? Elle a déjà vu Angèle à plusieurs reprises, je l’ai amenée au cabinet pour nos rendez-vous plus d’une fois parce que je ne parvenais pas à la faire garder. Pendant que j’étais en consultation, elle dessinait dans la salle d’attente, le Docteur Prunolle lui apportait toujours des feuilles et des crayons.
Je m’apprête à ouvrir la bouche pour l’inciter à témoigner dans mon sens, éberlué, mais elle me devance.
– Guillaume, vous allez avoir un choc en apprenant la vérité, dit-elle, mais je crois que c’est inévitable…
Elle soupire. Je ne comprends plus rien. Que me veut-on ? Quel est ce complot, auquel ma propre psy est mêlée ? Et surtout, où est Angèle, puisque la police ignore son existence ?!
– Il y a de cela trois ans, vous jouez au ballon avec votre fille dans un champ, près du chalet que vous louez dans les Alpes, raconte-t-elle, devant mon air ahuri. La balle se coince en haut d’un pylône de télésiège proche. Vous retirez le matelas de sécurité pour les skieurs et montez à l’échelle du pylône pour tenter de débloquer la balle, sans succès…
Son récit me provoque un électrochoc. Je me sens soudain aspiré dans une spirale infernale. Les souvenirs affluent d’eux-mêmes, en cascade, déconnectés les uns des autres, et sa voix devient un écho lointain.
Angèle et moi, au milieu du champ. Peu de neige cet hiver-là, les rochers et l’herbe brune percent la fine couche immaculée.
Mon weekend de repos au cours d’un long dossier stressant. Mes nerfs à vif depuis des semaines. La grippe qui me cloue au lit, mais Angèle qui fait des caprices pour qu’on joue ensemble quand même. Qui pleure lorsque son ballon Reine des Neiges se coince en haut du pylône. Encore plus de cris quand je redescends de l’échelle les mains vides, lui disant que son ballon est perdu, qu’il est trop loin pour qu’on le récupère.
La migraine qui me vrille le crâne, et ses hurlements qui l’empirent. Exténué. Je veux juste qu’elle se taise. Je rentre au chalet chercher un balai pour essayer de débloquer le ballon.
Angèle en haut du pylône quand je reviens. Ses sanglots. Elle crie qu’elle ne peut plus redescendre, qu’elle a trop peur, qu’elle a le vertige. Ma propre panique. Personne autour, le chalet trop loin pour que Thelma nous entende. Tout ça pour un fichu ballon à l’effigie d’Elsa et Olaf…
Mes tentatives pour la calmer, mais elle est bloquée en haut de l’échelle. Dès que je mets un pied dessus, elle hurle que ça fait tout trembler. La fièvre qui m’engourdit. La longue, interminable négociation pour qu’elle descende ces foutus barreaux. Mes cris pour me faire entendre, et parce que je m’affole, m’impatiente. Mais tétanisée, elle ne bouge toujours pas, et le froid pénètre nos os, annihile nos muscles. Seule issue : lui ordonner de ne pas bouger et courir au chalet pour prévenir les secours.
Mais quand je lui explique que je vais partir quelques instants, elle panique encore plus et me supplie de rester ou alors elle va tomber. Elle a des moufles Hello Kitty qui glissent sur le métal et des Moon Boots aux semelles lisses, et tremble comme une feuille morte. Le vent glacé nous fait claquer des dents. Les extrémités engourdies. Ma tête qui bouillonne, ma vision qui se trouble, les formes qui se déforment et dansent autour de moi.
Angèle qui descend un pied. Le remonte aussitôt au barreau supérieur en criant. Mon exaspération, ma colère qui brûle autant que le brasier sous mon crâne. Ne pas regarder en bas, je hurle depuis des plombes. Je me sens flancher. Tomber en arrière. Je m’accroche d’un geste brusque à l’échelle, qui vibre au contact. Nouveaux pleurs, plus violents encore. Peux plus. Je bous, je me sens perdre pied. Les hallucinations qui guettent, la réalité qui se distord de plus belle dans la fièvre délirante.
J’explose. Perds patience. Secoue l’échelle. Ce geste brutal, ce geste absurde, qui m’échappe tant mes nerfs sont éprouvés. Je m’effondre sur le côté, à la limite de l’inconscience. Le froid de la mince couche de neige contre mon front me ramène à mes sens. Plus loin, elle est rouge. Mon regard suit la trace. Tombe sur les roches à peine recouvertes de neige. Sur un petit corps inerte.
Le crâne ouvert, le sang qui se répand. Je me précipite. Angèle me serre à peine le bras, sa bouche s’ouvre et se ferme dans un cri muet. Je ne dis rien, je ne fais rien, je regarde. Ses yeux deviennent peu à peu vitreux. La neige tombe. Tout s’en va, tout s’efface.
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