12
– Je devais la protéger.
Ma propre voix semble me parvenir du bout d’un tunnel. Un tunnel sombre, sans fin. Nul espoir d’en sortir. Je ne sens pas mon corps, ni la chaise sur laquelle je suis assis. Ni les regards posés sur moi.
Angèle est morte. Elle est morte cet hiver-là. J’ai moi-même précipité sa chute. J’aurais pu la secourir, la sauver. Mais je l’ai regardé agoniser, jusqu’à ce que le dernier souffle de vie ne franchisse ses lèvres craquelées et bleuies par le froid.
Le tournis qui me saisit tout à coup me replonge dans mon état déplorable, le jour fatidique. Cette fièvre qui me faisait délirer… Je n’étais pas dans mon état normal à ce moment-là, et j’ai failli au plus essentiel de mes devoirs, mon devoir de père. Les remords qui me perforent sont incommensurables. Quelques secondes qui ont filé sous mes doigts, qui ont bondi hors de ma conscience, et qui m’ont coûté plus que n’importe quelle erreur d’étourderie…
Une main froide, sans douceur sur mon épaule, me ramène à la réalité tout aussi inflexible. Le Docteur Prunolle n’esquive pas mon regard, cette fois. Elle l’enfonce en moi comme un crochet, avant de retirer sa main d’un mouvement mécanique, dénué d’empathie.
– Guillaume, dit-elle, nous vous avions perdu. Tout vous revient, désormais, n’est-ce pas ? Le souvenir déclencheur a été plus efficace que je ne l’imaginais…
Je tourne la tête de tous côtés, comme si une issue allait s’ouvrir quelque part autour de moi, mais mon regard ne se heurte qu’aux implacables murs de la salle d’interrogatoire à l’aspect aseptisé. Les enquêteurs qui nous font face semblent impatients d’en découdre.
– Bon, dit l’un d’entre eux d’une voix forte, maintenant que les faits ont été rappelés, on va passer la vitesse supérieure. L’enquête concernant la mort de votre fille n’a jamais été fermée car il y avait des incohérences dans vos déclarations et les constations du légiste chargé de l’autopsie. Vous aviez affirmé avoir appelé les secours immédiatement après la chute de votre fille, or selon le médecin légiste, son décès serait survenu plus d’une heure et demie avant leur arrivée sur place, alors qu’ils n’ont mis qu’une quinzaine de minutes à rejoindre votre chalet. Vous n’avez rien justifié de plus, puis, le temps que l’enquête suive son cours, vous aviez apparemment sombré dans une espèce de folie…
Il lance un regard en biais à la psychiatre.
– D’amnésie post-traumatique, corrige-t-elle. Qui avait paralysé les souvenirs relatifs à l’accident. Il s’est avéré que l’événement avait déclenché une dissociation traumatique, et une schizophrénie déjà sous-jacente.
– Voilà, reprend le flic en se tournant vers moi. Bref, votre irresponsabilité pénale a été reconnue suite à ça et parce que, faute de preuves, vous n’avez pas pu être inculpé, malgré les doutes quant à votre rôle dans l’accident de votre fille.
Le monde tourne encore autour de moi, avec une rapidité toujours plus féroce. Mes forces ont été soufflées, balayées, comme lors de ce jour terrible, comme ce vent et ce froid alpin sur ma peau.
Seuls mes yeux sont en capacité de bouger. Ils se posent, incrédules, dévastés, sur celle qui est devenue ma psychiatre depuis le traumatisme, et la harcèlent de questions muettes. Semblant lire dans mon regard ravagé par l’accablement, elle m’éclaire :
– La mort brutale de votre fille a été un tel choc que vos prédispositions génétiques à la schizophrénie, ainsi que votre environnement déjà stressant auparavant, ont participé à déclencher ce trouble. Votre mère en est elle-même atteinte, aussi les risques de développer cette pathologie psychiatrique étaient plus importants.
Elle lisse une manche de sa chemise d’un geste impatient, puis explique :
– À la suite d’une violente dispute avec votre épouse, quelque temps après l’accident, vous aviez l’intention de la quitter, car elle-même gérait la perte avec beaucoup de difficultés et vos rapports s’étaient significativement tendus, surtout avec la culpabilité dont on vous soupçonnait dans cette sordide affaire… Mais la perspective de divorcer, qui condamnait définitivement votre vie ensemble, impliquait une réalité bien trop douloureuse à accepter pour vous : votre famille n’était plus, votre fille était morte.
Après un silence, elle détaille :
– Alors, votre vulnérabilité héréditaire aux psychoses a ouvert la voie à la schizophrénie. Puisqu’il était inconcevable pour vous d’admettre que votre famille était détruite, vos mécanismes de défense se sont imposés. Déni de réalité, projection psychotique entrainant des hallucinations… Vous avez « effacé » l’accident de votre mémoire et imaginé reprendre votre vie là où elle s’était arrêtée, en allant chercher Angèle chez ses grands-parents, où elle était censée passer ses vacances si elle avait encore été en vie.
Chaque mot que prononce la psychiatre est une lame qui me transperce plus douloureusement que celle que Thelma a plongé dans ma chair. Ce ne peut pas être vrai… Tout ça est une machination, un complot contre moi…
Et pourtant, la gifle des flashbacks qui m’ont assailli un peu plus tôt, ne laisse pas de place au doute. Au fond de moi, je sais que c’est la vérité. Mon cœur est une ancre au fond de mon estomac. Tout tangue. La nausée m’envahit. Je la contiens avec toutes les peines du monde.
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