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– Votre fille « de retour » dans votre foyer, vous avez alors retrouvé goût à la vie, malgré les violences que vous infligeaient votre épouse, poursuit Prunolle. C’était comme réparer une erreur du destin en créant le fil de votre propre histoire, en omettant la réalité pour choisir la vôtre. Votre femme s’est bien sûr rapidement rendue compte de vos hallucinations, mais je lui ai demandé, ainsi qu’à votre entourage, de ne pas contredire vos croyances, pour ne pas vous brusquer.
– Mais elle était devenue complètement cinglée, je souffle, prononçant ma première phrase depuis de longues minutes de sidération.
– Elle ne supportait pas que vous agissiez comme si votre fille était toujours là, que vous puissiez poursuivre votre vie si simplement, alors qu’elle-même était plongée dans une détresse sans nom. Elle était détruite chaque fois que vous vous adressiez à Angèle devant elle, que vous ignoriez sa souffrance en vous aveuglant dans ces hallucinations illusoires… Et lorsque vous achetiez des jouets hors de prix pour… – elle grimace – une enfant morte, ça la rendait effectivement dingue, au sens littéral comme figuré, si je puis me permettre.
Elle émet un petit rire sans joie, mais sa tentative de détendre l’atmosphère ne fait sourire personne.
– Elle avait perdu sa fille, et elle vous perdait aussi, précise-t-elle encore, comme pour justifier la violence de Thelma à mon égard.
Les policiers devant nous remuent. L’un d’eux se racle la gorge et intervient, en braquant son regard sur moi :
– Oui, enfin, elle était déjà pas mal atteinte avant tout ça, elle aussi. D’après vos déclarations au cours de l’enquête, vous vous êtes rencontrés dans le centre médico-psychologique où votre mère était soignée pour sa schizophrénie et où elle-même était suivie pour des troubles psychologiques, c’est bien ça ?
– Oui, je confirme d’une voix morne, je venais rendre visite à ma mère, et ma route a croisé celle de Thelma à ce moment-là, alors qu’elle remontait une pente difficile. On ne s’est plus lâchés, mais ses démons ont ressurgi il y a trois ans…
– Après l’accident, oui, appuie le flic. Puis au bout de deux ans de violences, vous vous résignez à porter plainte, à la suite d’une agression publique de sa part, où elle vous balance que votre fille est morte lorsque vous faites mention d’elle. Vous ne supportez pas cette confrontation brutale avec le réel et l’attaquez en justice pour coups et blessures. Votre femme finit au trou, elle a le temps de cogiter et se rappelle que quelques jours avant la mort de votre fille, vous aviez dit en avoir « ras-le-cul de cette vie de merde ». Allez savoir pourquoi elle ne s’est pas souvenue de ce détail plus tôt…
Un autre enquêteur prend le relais, sans plus d’émotion dans la voix que s’il lisait la notice de montage d’un meuble Ikéa :
– Votre femme fait alors le lien avec vos fausses déclarations sur le temps entre la chute de l’enfant et le moment où vous avez alerté les secours, conclut que vous avez assassiné votre fille, et décide de s’évader au cours de son transfert dans une unité psychiatrique. Avec pour but de se venger de votre acte et vous priver de continuer à voir votre fille dans votre esprit. Elle tente de vous tuer, vous la mettez K.O avec un vase, et elle nous relate tout à son réveil, à l’hôpital. Alors nous, ce qu’on attend depuis tout à l’heure, c’est vos aveux, bon sang de bois ! Maintenant que vous avez retrouvé vos souvenirs, admettez que vous avez commis le meurtre de votre fille, que ce n’était pas juste un accident, et tout sera plus simple !
Le Docteur Prunolle le foudroie du regard. Je sens des picotements, désagréables comme des pincements, me tirailler le bout des doigts et la nuque. C’est le frisson de l’horreur qui revient en rafale, après m’avoir laissé un répit fictif pendant plusieurs années. Je devais protéger Angèle, je devais être là pour elle… Et je ne l’ai pas été.
Mais qui pourrait me comprendre ?
– Je ne… peux pas…, je tente de bafouiller. C’est pas ma… pas ma faute… Je veux…
Je me tourne vers la psychiatre, tremblant, désespéré.
– Dites-leur, docteur, je gémis, dites-leur que je n’ai rien fait ! Et… Pourquoi… pourquoi m’avoir laissé m’embourber dans des… m’avoir laissé courir après des chimères ?
Son regard très calme, clinique, me fait frissonner.
– Vous étiez inconsolable, Guillaume. Comme je vous l’ai dit, quand les hallucinations sont arrivées, tout s’est éclairé. Vous avez alors repris votre quotidien d’autrefois, vous agissiez comme si Angèle était encore auprès de vous, à l’accompagner à l’école, à lui accorder du temps pour partager des moments, comme pour contrer la fatalité… Je n’ai fait que jouer le jeu en prétendant voir Angèle moi aussi, pour vous préserver. Tout comme vos parents, qui sont habitués à un comportement relevant de la schizophrénie…
Des images des poupées Barbie dans le salon, qui gisent au pied du canapé depuis des années, me sautent tout à coup à la figure, comme les flashes témoignant de ma condition psychiatrique.
Le plus gradé des flics renifle avec un scepticisme non dissimulé. Je l’entends à peine rétorquer à ma psy :
– Ouais, votre baratin, vous nous l’avez servi tout à l’heure, docteur, merci. Mais nous, on a une autre hypothèse concernant vos intentions.
Le visage de Prunolle n’est pas dans mon champ de vision, mais je perçois sa tension. Son silence s’éternise.
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