Thyria : Suite I.
- Tu nous connais ! répondis-je au colosse avec un grand sourire. Avec nous il n’y a pas de temps pour l’ennui ! Et nous aussi on est content de te voir !
J’avais passé les bras autour de la taille de mon ami et me cramponnais autant que je le pouvais. Risquant un regard en arrière, ce que je vis était pire que ce à quoi je m’attendais : les créatures avançaient à une vitesse à peine croyable et leur nombre… Je n’aurais su dire combien il pouvait en avoir. Elles étaient plus rapides, plus enragées et on aurait pu penser qu’elles s’étaient transformées. Notre fuite de la veille paraissait presque facile en comparaison de ce qui survenait à présent. Les chevaux donnaient tout ce qu’ils pouvaient, terrifiés par le danger qui arrivait droit sur nous.
À peine avions nous passé la grande porte qu’elle se referma, avant de se mettre à trembler d’un bruit sourd alors que l’Ombre y fonçait tête baissée. Mais ça n’allait pas les arrêter : la ville était en grand danger. Des gens fuyaient, s’élançant vers l’autre côté de la ville en n’emportant que ce qu’ils avaient sur eux, tandis que d’autres s’enfermaient à double tour. Sur les remparts, les hommes tenaient leur position, déterminés à défendre la ville quoi qu’il leur en coûte, mais je pouvais voir la terreur se peindre sur leur visage à mesure que les créatures grimpaient le long des murs. L’un d’eux fut happé dans le vide, suivi d’un autre et de leurs hurlements étranglés qui retentirent de l’autre côté. Des coups de canons se mirent à gronder pour terrasser les attaquants.
Face à une armée ennemie disciplinée, Thyria était un fort qui pouvait se défendre et protéger le peuple, mais face à un ennemi qui défie toutes les lois de la nature, y avait-il un moindre espoir ?
Je contemplais la panique qui montait à toute allure quand j’entendis Druss demander par quel moyen on pouvait arrêter les créatures, puis qu’il fallait que nous partions, que le combat était perdu d’avance… Je n’aurais pu nier cette évidence. Malgré ses défenses, ses soldats entraînés et son artillerie, cette ville était déjà morte.
Toujours sur nos montures, nous entreprîmes de traverser la ville aussi vite que possible, malgré les gens qui couraient dans tous les sens. Des cris de douleur mêlés à un bruit de déchiquetage nous parvenaient de la grande porte. Il était évident que les créatures n’allaient avoir aucun mal à entrer dans la ville : il nous fallait aller plus vite.
Thyria était une ville magnifique, vivante, où à toute heure du jour et de la nuit les gens pouvaient circuler librement, sereinement, aller commercer comme se reposer dans une taverne. Les nouvelles de toutes sortes et de tous lieux passaient par Thyria. C’était un peu le cœur du pays. Alors, à la pensée que cette ville allait périr ce soir, sans que l’on puisse faire quoi que ce soit, et que c’était en partie de notre faute, je fus prise de vertiges. Les créatures nous avaient suivi ; nous les avions amenées ici. Cette pensée se répétait et s’ancrait dans mon esprit. Je renforçai mon étreinte autour de mon ami et appuyai ma tête contre son dos. Nous étions entourés de visages innocents, terrifiés, et la Mort leur arrivait droit dessus. Je ne voulais plus voir, c’était trop douloureux. Je fermai les yeux.
Une part de moi voulait s’arrêter, combattre ; je voulais hurler et faire quelque chose d’autre que fuir. Mais je savais que ce serait inutile et mes compagnons partageaient cette pensée, sinon nous serions déjà à nous battre pour défendre la vie de tous ces gens. On y mourrait, et ce serait pire. Tout allait déjà de mal en pis : de quelques créatures elles étaient devenues légion et s’en prenaient à tout ce qui se dressait sur leur passage. La ville n’émettait plus qu’un immense cri de douleur. Le Chaos se déversait sur le monde.
Je ne sais combien de temps je gardai les yeux fermés mais en les rouvrant nous avions atteint le port et un troisième cheval s’était joint à nous, monté par une sublime femme et ses deux enfants.
La plupart des navires étaient au loin, certains fuyant la horde humaine qui s’empressaient d’embarquer sur ceux encore à quai, d’autres déjà chargés de bien plus de personnes qu’ils ne pouvaient normalement en contenir. Druss héla un homme qui était sur l’un des navires en partance, mais où étrangement presque personne n’avait embarqué, si bien que nous pûmes prendre le large, espérant que les créatures ne sachent pas nager.
À mesure que nous nous éloignions, je ne pouvais quitter la ville des yeux. Les créatures avaient atteint le port et se déversaient comme une fourmilière en panique, écorchant, déchiquetant, pour ne laisser qu’un spectacle de chair et de sang. Je me sentais horriblement mal et impuissante face à ce désastre.
- On n’avait pas le choix, tu le sais, me dit mon ami dont la voix me parvenait comme un lointain écho.
Il prit mon visage entre ses mains, me détournant du spectacle infernal, et me caressa la joue. Je ne m’étais pas aperçue que je pleurais.
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