La traversée : Suite I.
L’atmosphère était calme sur le bateau. Des personnes parlaient sur le pont ; pas de cris, mais probablement des pleurs discrets. Le danger était loin, tout rivage avait disparu depuis plusieurs heures et, je sentais mon esprit plus serein.
J’ouvris les yeux et constatai que la pénombre avait envahi la cabine. J’avais dormi plusieurs heures et la nuit était bien avancée. Mon ami était à côté, dormant paisiblement. Consciemment ou non, il avait passé un bras autour de moi. Je l’observai un moment, me laissant envelopper par les souvenirs. Jamais je n’aurais pensé un jour le revoir, encore moins me retrouver ainsi à ses côtés. Il me semblait que tout cela s’était passé il y a une éternité, mais je m’en souvenais comme si c’était hier. Je restai sans bouger tandis que l’obscurité s’éclaircissait de quelques rayons lunaires, profitant de son étreinte dans laquelle je me sentais plus que jamais en sécurité. J’écoutais les sons qui nous entouraient : sa respiration, les craquements du bateau, le clapotis de l’eau, le vent s’engouffrant par le dessous de la porte, une voix qui entonnait un ordre. Je m’émerveillais de chacun d’eux, si nouveaux en comparaison de ceux que j’entendais au manoir et auxquels mes sens accoutumés avaient fini par ne plus prêter attention.
En peu de temps la clarté lunaire éclaira tout l’habitacle. Doucement, je me levai, veillant à ne pas réveiller mon compagnon, qui émit tout de même un grognement dans son sommeil au moment où je retirais son bras, puis se tourna et continua à dormir. Il en avait tant besoin que je m’en serais voulue si je l’avais réveillé.
La lune était encore presque pleine et ses doux rayons créaient des reflets magiques sur la surface sombre de l’océan. Il faisait toujours froid, mais je n’avais que trop besoin de prendre l’air pour rester enfermée. Je marchai sur le pont afin de me dégourdir les jambes, contemplant les mâts à côté desquels je me sentais minuscule, les voiles qui se gonflaient sous le souffle du vent, les mille cordages dont je serais bien incapable de dire lequel servait à quoi. La dernière fois que j’étais montée à bord d’un bateau, la destination était la même et il n’y avait alors aucune place pour les négociations. Comment allions-nous pouvoir convaincre les Gobelins ? L’idée me trottait dans la tête depuis la veille et les solutions me paraissaient bien incertaines… Mais nous avions encore quelques heures devant nous pour trouver le moyen de les convaincre et peut-être même qu’Heinrich avait déjà une idée en tête.
Quelque part sur l’un des ponts inférieurs, des hommes se mirent à chanter. La plupart des personnes à bord étaient sous le choc de ce que nous avions vécu plus tôt, mais cette ambiance était la bienvenue pour détendre l’atmosphère. Une vague de bonne humeur se mit à vibrer sur le bateau tout entier.
Je fis plusieurs fois le tour du pont, croisant les quelques matelots qui semblaient être de garde pour la nuit, puis finis par m’arrêter pour plonger mon regard vers l’invisible horizon. C’était surprenant d’être entouré par toute cette eau, sans le moindre signe de terre en vue, sachant qu’au moindre caprice du temps elle pouvait nous engloutir et nous perdre dans ses abysses. Quant aux créatures qui y vivaient, elles pouvaient être en ce moment-même en train de nous guetter. Etions-nous réellement en sécurité en fin de compte?
Délaissant la paranoïa, je m’accoudai à la rambarde et me laissai hypnotiser par les rayons de la lune sur les vaguelettes, bercée par leur clapotis. J’oubliai le reste du monde ; il n’y avait plus que cette surface miroitante. Mes oreilles commencèrent à bourdonner. Je savais que j’allais avoir une vision, et je ne pouvais pas lutter. Pourquoi ne pouvais-je pas être normale ? Alors, je fus submergée, par l’Ombre et le Feu, par la douleur et la terreur. Je ne pouvais fuir. J’étais comme enchaînée à ce spectacle. L’air empestait le soufre et je voyais des corps morts qui avançaient aux côtés de terribles créatures. Leur souffle était fait de cendres et de ténèbres, tandis que dans leurs yeux brûlaient des lueurs infernales. Le bourdonnement s’était mué en grognement, auquel se mêlait le crépitement du feu au cœur duquel la scène prenait place. Je brûlais. J’essayai de crier mais je n’y parvins pas… Au cœur de ces eaux troubles, je sentis des mains m’agripper.
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